2007-04-25

La loi de la divergence


La loi de la divergence

Hervé Fischer
Quelle est la différence pour l'évolution humaine entre Coca Cola et Pepsi Cola? Darwin a fait mieux. Et Jules Verne aussi.

La loi de la sélection naturelle qu'a proposée Darwin il y a quelques cent cinquante ans pour expliquer l'origine des espèces est certes fondamentale. Mais elle ne saurait expliquer que l'espèce humaine, la plus récente des espèces de mammifères sur notre planète Terre, selon les experts, ait pu connaître une évolution si rapide et distancer par le développement de son cerveau toutes les autres espèces au point que nous observons aujourd'hui.
La loi de Darwin a d'évidentes limites explicatives, encore qu'elle soulignait déjà que ce sont les individus minoritaires sachant s'adapter à des changements rapides du milieu de vie, qui, survivants seuls, imposaient génétiquement leur choix à la majorité des individus de l'espèce. On ne peut éviter de reconnaître la réalité des mutations biologiques qu'a connues notre espèce humaine, plus que toute autre espèce animale, et cela sans doute selon un processus d'accélération à partir de mutations décisives telles que la marche verticale du primate ou le développement de notre cerveau plutôt que de nos ailes ou de nos perceptions sensorielles, et depuis un siècle un développement exponentiel, démographique, et surtout technoscientifique: l'âge du numérique.
Le prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes aimait rappeler cette affirmation d'Édouard Brézin: Ce n'est pas en perfectionnant la bougie qu'on découvre la lumière électrique.
L'homme ne fait pas que s'adapter. Il pense par projets, s'aventure dans des utopies périlleuses, susceptibles de mettre sa vie et l'évolution de l'espèce même en danger. Il nie, rejette, diverge, crée, affirme qu'un autre monde est possible. C'est ce que démontre l'histoire de l'humanité, que nous évoquions l'histoire de la science et de la technologie, de l'art, des religions ou de la politique. L'histoire de l'art, c'est l'histoire des divergences imposées par des créateurs audacieux, souvent au risque de leur échec, de leur rejet, de la folie. La loi de la divergence en science, c'est celle qui rend compte des négations successives grâce auxquelles progresse la science.
Cette loi pourrait s'établir ainsi :
Loi de la divergence
Ce n'est pas le point de vue de la majorité passive qui crée le changement, mais au contraire celui de minorités ou d'individus atypiques actifs.
De même, ce n'est pas la mémoire de ce qui est le plus répandu qui se conserve, mais au contraire de ce qui est le plus rare.
C'est finalement toujours l'exception qui finit par l'emporter et dominer en imposant sa loi nouvelle.

The Law of Divergence


Law of Divergence
Hervé Fischer

Where is the human evolution between Coca Cola and Pepsi Cola? Darwin did better. And Jules Verne also.

Darwin's law of natural selection published some 150 years ago proposed a surprising and evidently fundamental discovery and explanation of the Origin of species and their evolution. But this law for sure cannot explain that the human species, which is the most recent of mammals according to experts, has succeeded to mute so quickly and to outrun all other live species thanks to the development of its brain up to the point which we observe today.
Darwin's law and explanation encounter evident limits. As a matter of fact, we observe dramatic ruptures in the history of our human physiology and behaviour. We have to admit the evidence of biological mutations, which occurred in the evolution of the human species, many times more than in any other animal species. We have to acknowledge the evidence of a process of acceleration based on decisive mutations, such as vertical walking or the development of our brain foremost physical strength, wings or sensorial perceptions. And this process of evolution seems to have accelerated. These mutations multiply exponentially since a century, in relation with our demographic shock, and the increase of our instrumental power thanks to technoscience. There is no doubt that nowadays the digital age means an anthropological revolution or mutation.
Only the Law of divergence, which we propose to consider, may reflect such radical mutations. The human being is not limited to adaptation. He thinks and develops projects, considers dangerous utopias, which may even put him and the whole planet at risk. He tries to escape any determination. We just have to evocate the history of science, technology, religions and even politics to be obliged to admit the evidence of the Law of divergence. He is crating himself by rejecting admitted evidences, he diverges, he projects and he proclaims that an other world is possible. Art history is a history of divergence proclaimed by audacious creators confronted to the risk of failure, social reprobation and even madness. Only the Law of divergence may tell us of the history of science, founded on a succession of dialectic negations of its established truths, which have allowed it to progress. The human being is able to invent ideas, to conceive hypothesis, to mute. This Law could be formulated as such :

Law of Divergence:

Changing is not created by the point of view of passive majorities, but on the contrary, by the alternative projects of minorities or atypical active individuals.
In the same way, the collective memory does not preserve foremost widespread productions, but on the contrary the very rare.
Finally the exception always tends to prevail and impose its new law.


How do we explain that the exception usually is more determinant that the majority? We have first to admit that it does not happen so often, but it is the only and very factor of change.

2007-04-19

Les arts scientifiques


Les liens entre art et science sont historiquement anciens et ont déjà été étroits. On pense aux Grecs, puis, à travers les siècles, à Leonard de Vinci, à Alberti, à Brunelleschi, aux peintres impressionnistes lecteurs du chimiste français Chevreul, et à bien d’autres. Pourtant, sous l’effet du rationalisme classique et du positivisme du XIXe siècle, l’art et la science semblaient il y a encore peu de temps s’être définitivement tournées le dos, et avoir même systématisé les oppositions traditionnelles entre la raison et l’imagination, l’objectivité et la subjectivité, la démonstration et la création, le travail d’équipe et le génie individuel, etc.
Le divorce n’aura pas duré. Nous observons un retour en force du dialogue art-science, tel que l’avait incarné Leonard de Vinci au Quattrocento, et qui a été nettement réactivé par la revue Leonardo pour l’art, la technologie et la science, fondée par Frank Malina en 1968, un scientifique artiste, précurseur de l’art cinétique et qui avait proposé dès 1960 de fonder un laboratoire sur la lune. Le rayonnement de cette revue a été maintenu et développé par son fils Roger Malina, lui aussi astrophysicien, notamment grâce à des communautés artistiques sur l’internet, telle que celle du réseau Yasmin,.
Voilà donc plus de quarante ans que nous observons l’émergence de nouvelles démarches artistiques, qui n’entretiennent plus seulement un rapport esthétique avec les mathématiques, ou avec les sciences surtout humaines et naturelles humaines, mais qui se tournent vers les sciences les plus novatrices et exploratrices de l’univers et de la vie. Le musée des sciences de San Francisco, le célèbre Exploratorium fondé par le physicien Frank Oppenheimer, invite depuis une trentaine d’années des artistes à présenter des installations inspirées par la science, et il a été imité depuis par la plupart des musées de science. L’intérêt des artistes au XXe siècle s’est d’abord porté vers la psychanalyse dans l’art surréaliste, puis et dans l’art thérapie, vers la psychologie dans l’art abstrait et gestuel, la psychiatrie dans « l’art des fous », la linguistique et l’épistémologie dans l’art conceptuel, l'art sociologique. Le développement de l’informatique, du langage programmatique et des algorithmes a contribué à son tour à réactiver le dialogue traditionnel avec les mathématiques relancé par l’opart et l’art cinétique, puis assumé audacieusement avec l’apparition de l’art par ordinateur. Il faut d’ailleurs souligner que la science elle-même procède de plus en plus par modélisation graphique, visualisation et manipulation de corpus imagés, voire recourt à des images d’artistes, notamment en astrophysique, en biotique et en virologie. Les arts scientifiques sont désormais devenus une tendance forte de l'art contemporain.
Depuis une vingtaine d’années, l’art développe de plus en plus un dialogue actif avec les sciences dures telles que l’astrophysique, la physique quantique, la simulation, la modélisation virtuelle d’espaces, les écosystèmes, la biologie et la génétique, la neurologie et les sciences cognitives. voire la théorie des mèmes et la contamination virale, mais aussi avec les nanotechnologies, la robotique, les agents intelligents, le contrôle identitaire génétique et numérique, la télésurveillance, etc. Nous parlons désormais non seulement d’art mathématique, par ordinateur ou fractal, mais aussi de bioart, d’art spatial, d’art écologique, d’art télématique, d’art sociobiologique, etc. De nombreux artistes franchissent la frontière entre ces deux champs d’activités, s’intéressant à la nouvelle image du monde que nous propose la technoscience.
Il y a, bien entendu des précurseurs, comme Frank Malina, le mathématicien Benoît Mandelbrot (1991), inventeur des fractals, Piotr Kowalsky et ses « machines temporelles » (1980), Louis Bec (1984) et ses chimères «paranaturaliste». Mais le mouvement a pris de l’ampleur et s’institutionnalise. Nous avons connaissance de plus en plus d’exposition dans des musées ou des galeries, de colloques, de revues, de livres et d’articles qui traitent des rapports art-science. Le bioart emprunte aux laboratoire de biologie et de génétique des cultures de tissus vivants ou des analyses d’ADN et les artistes utilisent aussi leur propre corps (culture de peau, etc.). Certaines démarches ont été très médiatisées, notamment en bioart, comme les croisements de la télématique et de la génétique par le brésilien Eduardo Kac, célèbre aussi pour son lapin vert transgénique, les sculptures semi-vivantes à partir de culture de tissus des australiens Oron Catts et Ionat Zurr du laboratoire Symbiotica de recherche artistique situé dans l'École d'Anatomie et de Biologie Humaine de l'Université d’Australie, dédié à l'exploration artistique des sciences biologiques. Il est significatif que ces artistes aient obtenu dans leur université un quasi-statut de chercheurs scientifique. Citons encore les morphologies de la portugaise Marta de Menezes, les hybridations de l’organique et de l’inorganique de l’américain Ken Rinaldo, qui travaille à l’Université de l’Ohio. De plus en plus nombreux sont aussi ceux qui travaillent sur la vie artificielle, les automates cellulaires, les systèmes multi-agents et les algorithmes génétiques, ou modèlent des chimères biotiques. Citons ici l’Institut des arts instables V2 de Rotterdam Certes, la plupart de ces artistes sont encore peu connus du public, car il s’agit bien d’un art émergent, peu commercialisable, mais qui trouve écho dans les grandes préoccupations sociales de notre époque. Le Groupe de recherche en arts médiatiques de l’UQAM a consacré au bioart un colloque international au Musée d’art contemporain de Montréal en 2004.
Hervé Fischer.

2007-04-11

HYPERWEB



HYPERWEB

hervé fischer

La planète devient hyper. Au-delà de l’idée d’une augmentation d’intensité, nous avons admis l’usage de désigner les liens dans l’univers numérique actuel par le préfixe hyper : hyperlien, hypertexte. Je propose d’appeler HYPERWEB la prochaine génération de l’internet, qui va combiner des algorithmes de recherche sémantique plus sophistiqués, prendre en compte les nouvelles plateformes technologiques collaboratives de ce qu’on appelle déjà le Web 2.0 et reconnaître l’importance déterminante des dimensions contextuelles de production du sens de chaque information (écologie sémantique).

L’écologie des médias

Beaucoup des recherches actuelles sur le web manquent encore leur but, faute d’admettre que les hommes ne communiquent pas avec une langue universelle de mots-outils monosémantiques. Les communications humaines sur notre planète Terre sont fragmentées en beaucoup de silos socioculturels qui dialoguent peu ou pas du tout entre eux. Ces milliards de pages de textes disponibles sur le web, où l’on navigue par hyperliens et qu’on qualifie donc d’hypertexte ne sont pas un vaste texte planétaire indexé où l’on peut innocemment trianguler des mots, c’est-à-dire des descripteurs encore très élémentaires ; il faut aussi en repérer et indexer les configurations de sens socio-culturelles, pour prendre en compte l’écologie des environnements textuels du sens de chaque mot, de chaque idée, de chaque information, de chaque internaute. Au-delà des illusions de l’universalisme sémantico-linguistique des années 1970, il est nécessaire de reconnaître aujourd’hui et d’introduire dans nos algorithmes la richesse et le défi de cette diversité socio-culturelle. C’est ce que nous rappelle aussi la nouvelle théorie de l’écologie des médias. Cela nous conduit à aborder des macro-configurations de significations et non plus seulement des mots isolés et donc à prendre en compte les écosystèmes sémantiques selon la diversité non seulement textuelle, mais aussi culturelle des logiques de sens dans lesquelles ceux-ci s’inscrivent. Ce que nous cherchons sur le web n’est généralement pas de l’ordre d’un dictionnaire, mais plutôt d’une riche encyclopédique, donc de l’ordre d’une information - un récit - ayant une inscription locale et historique, une complexité, une intention, un imaginaire. Autant de facteurs déterminants de son positionnement dans cet hypertexte dont on parle tant aujourd’hui, mais qui est en réalité fragmenté entre des époques, des continents, des pays, des sociétés, des sous-groupes, que les moteurs de recherche ne savent pas encore prendre en compte au-delà de leurs liens contextuels primaires. Bref, il est séduisant de parler de web sémantique, mais, one ne peut se limiter aujourd’hui à une linguistique ancienne anhistorique et asociologique. Les configurations de sens relèvent aussi d’autres sciences humaines plus complexes et difficiles à croiser. Il faut sociologiser, historiciser, psychologiser le web pour construire un objet de recherche pertinent, c’est-à-dire qui reflète la diversité écologique des savoirs et des communications humaines.

Hypertexte et
hyperusagers

C’est face à ce constat d’évidence que s’inscrit l’HYPERWEB. L’hyperweb est certes un web offrant des hypermoteurs de recherche sémantique, capables d’augmenter extraordinairement leur puissance. Mais au-delà de l’analyse des textes, l’hyperweb va devoir exploiter aussi les liens entre les chercheurs eux-mêmes, qui constituent de facto des communautés virtuelles de sens. En identifiant l’appartenance d’un utilisateur à une communauté sémantique, en indexant ce chercheur et lui attribuant un profil : c’est un africain, un jeune, un économiste, un géographe, un joueur, un sportif, un professionnel, un touriste, une personne malade, etc., on pourra peu à peu cibler mieux les configurations écologiques où celui-ci entend conduire ses navigations internet, et donc répondre à ses demandes avec plus de pertinence et de richesse de contenu. L’orientation de l’hyperweb ne consiste donc pas à multiplier et fragmenter à l’infini les catégories de ce qu’on appelle l’ontologie sémantique, mais à prendre en compte la diversité des paramètres des usagers autant que des mots *. La phénoménologie et la théorie de l’information le soulignent depuis longtemps : les usagers sont partie constituante du sens des messages et donc de l’hypertexte !

Comment peut-on envisager cette avancée des moteurs de recherche ? Je vois trois options principales et complémentaires :

  • Développer des algorithmes qui prennent en compte cette diversité de profils sociologiques, psychologiques, etc. des usagers. Cela est parfaitement réalisable et perfectionnable par rapport à ce que fait déjà manifestement Amazon.com pour nous suggérer des achats de livres, ou un moteur de recherche comme Google, qui reconnaît publiquement enregistrer et construire l’historique de nos navigations sur le web.
  • Créer des plateformes d’outils informatifs collaboratifs du type des ébauches actuelles de web 2.0. On pourra alors, dans les termes actuels de l’évolution du web, recourir au peer2peer, au mode IP Everywhere, au protocole IPv6, etc.
  • Prendre en compte les communautés sémantiques d’usagers. Et c’est ce qui est le plus prometteur, mais aussi le plus délicat.

Car il est possible de croiser les historiques de recherche convergents des usagers et de reconnaître et construire peu à peu informatiquement ces communautés d’hyperusagers, ou usagés liés sémantiquement. On constituera ainsi des configurations écologiques humaines et pas seulement textuelles de sens, qui seront virtuelles, dynamiques et évolutives un peu comme des bancs de poissons, dont on apprendra à caractériser les aires et les arabesques de mouvement. Ainsi, au-delà de l’utilisation systématique du profil – des habitudes – de chaque usager, qui permet de mieux cibler sa recherche, en indexant chacun des usagers pour le lier à l’historique de recherche des autres usagers fréquentant les mêmes configurations de sens, on pourra consolider et enrichir peu à peu ces configurations de sens elles-mêmes. Bref, c’est sur les liens des usagers – hyperusagers - et non seulement du texte – hypertexte - qu’on mise. Et bien entendu, c’est de l’entrecroisement et de la complémentarité de ces deux ensembles indexés et métadatés qu’on espère le progrès décisif des moteurs de recherche. Certes. il n’est pas question ici de sous-estimer la complexité des protocoles informatiques que cela suppose. Et il sera nécessaire en outre de créer un mode de divergence, qui permette à l’usager d’un moteur de recherche d’échapper à l’enfermement où celui-ci tendra alors à le confiner, pour lui permettre de naviguer efficacement vers d’autres écosystèmes de sens que celui de ses habitudes principales.

Démocratie digitale

Mais il nous faut prendre en compte ici un problème éthique fondamental de respect de la vie privée. Jusqu’à quel point est-il démocratiquement admissible d’indexer les usagers du web? Car selon un tel projet, on arriverait vite à étiqueter les usagers selon des critères politiques, moraux, physiques, ethniques, etc. Les excès des banques de données policières, sur les styles de vie, du data mining auquel recourt de plus en plus le marketing, et sur toute inscription cumulative et durable de données personnelles sur un citoyen à son insu deviennent de plus en plus problématiques et inquiétants. Le cauchemar d’une STASI numérique est au rendez-vous si nous n’y prenons garde. Les vertus de l’hyperweb ne sauraient justifier de tels abus, et, puisque c’est dans cette direction que nous allons inéluctablement, voilà une raison de plus de légiférer urgemment en faveur du respect des libertés dans ce qu’il faut bien appeler désormais notre démocratie digitale.

* Lire à ce sujet mon fils Arnaud Fischer : http://searchengineland.com/070403-040029.php .