2008-09-18

Le ruissellement numérique


Data tron, de Ryoji Ikeda, qui travaille sur la théorie du chaos


Nous usons souvent de métaphores aquatiques pour évoquer le surf sur la toile océanique, ou les profondeurs du web caché. Nous naviguons sur l’internet. Nous piratons des fichiers. Il est vrai que les flux numériques sont envahissants et puissants. Comme l’eau, ils se répandent partout, inondent le réel, traversent les frontières, et fécondent même les dunes de sable des Émirats arabes unis, où numéraire et numérique fusionnent dans des cités du multimédia innovatrices.

Et les flots de pixels bigarrés qui coulent sans cesse des robinets de la communication nous noient quotidiennement. Je ne parlerai pas encore d’un déluge, mais nous sommes confrontés à un numérique liquide et envahissant, ou à un ruissellement numérique incessant, qui ramollit le réel, ou l’entraîne, et nous avec lui, vers des deltas incertains.

Je ne pense pas ici seulement aux médias de masse, mais aussi aux arts dits numériques, dont les images ont désormais la fluidité insaisissable d’un fleuve qui nous noie. Nous ne pouvons plus même y naviguer et nous orienter. Ces flots d’images interchangeables, transparentes, qui se mêlent comme des gouttes d’eau mobiles d’un torrent impétueux, perdent souvent toute existence réelle et tournent vertigineusement, indistinctement dans les siphons cathodiques de nos écrans.

Le mouvement et la vitesse détruisent les images. Nous ne sommes plus dans la société de l’image, mais dans celle des flots chromatiques. Il suffit de tenter de suivre du regard l’histoire et les images d’un vidéo clip, pour prendre conscience de notre impuissance à ce débordement stochastique de pixels. Guimauve numérique? Chaos irisé? En tout cas, plus d’image. Le rythme les cannibalise, et c’est leur seul message, car les images cannibalisent le sens, et nous avec elles, si nous n’y prenons garde, dans un massage émotif qui frise l’obscurantisme.

L’interactivité éventuelle que des artistes multimédia leur imposent ne fait qu’ajouter au divertissement ou à la performance d’effets spéciaux écraniques ou rétinienne qu’il est vain de vouloir ralentir, ordonner ou interpréter.

Je suis de ceux qui résistent et suggèrent de redécouvrir les vertus iconiques de l’arrêt sur image. Je ne suis pas prêt à renoncer à l’image au nom de la vitesse. Face au flot chaotique des impressions que captent nos sens, la vue, l’ouie, le toucher, l’odorat, notre cerveau, a appris au cours des millénaires à distinguer des formes, les séparer du fond confus dans le quel elles circulent, à les construire, les structurer, les catégoriser, les lire et leur donner un sens. Ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas seulement culturel. C’est un comportement biologique, que nous partageons avec les animaux, et sans lequel nous ne pourrions survivre. Les expériences avec les champignons hallucinatoires que décrit Adoux Huxley nous le confirment. Nous allons devoir apprendre à nouveau, face au ruissellement d’octets, à faire émerger un cosmos, un ordre et un sens de ce chaos numérique. C’est précisément le rôle des artistes. Ainsi, le monde numérique, en ce stade primitif, se présente à nous comme une nouvelle et fascinante aventure. Mais l’art n’est pas celui qu’on croie. Ou, en d’autres termes, après avoir détruit l’image, les artistes vont devoir la reconstruire. Après nous avoir plongé dans la confusion chaotique du multimédia, les artistes vont devoir réinventer le système des beaux-arts!

Hervé Fischer