2008-11-08

Psychonumérique




La puissance imaginaire du numérique tient au mythe de l’abondance communicationnelle, de la fluidité des liens et de l’échange fusionnel qu’il exploite. Cette technologie, qui est capable de réactiver, voir de bouleverser intimement notre vie, est décidément sentimentale. Les liens interindividuels que nous développons si facilement grâce à l’internet nous offrent l’euphorie d’un échange ombilical de fluides; ils nous rassurent en nous reconnectant au corps maternel de la société. Nous pouvons désormais clavarder en temps réel à distance, nous exercer à la téléprésence, ou nous rencontrer à travers nos avatars dans un espace collaboratif de jeu ou de vie, tel que Second Life, et nous activer sur des plateformes numériques de socialisation comme MySpace ou FaceBook. Sommes-nous dans la vie réelle en manque de cette Seconde Vie que nous offrent les jeux multi-usagers de rôles et de compensations ? Il semble bien que oui. Ces nouvelles possibilités interpellent évidemment les philosophes, mais aussi les psychologues et les psychanalystes, les sociologues et les phénoménologues. Et plus que tous, les artistes, qui créent ces espaces virtuels, leur donnent forme et les animent. Le succès faramineux de FaceBook, qui en quatre ans a été capable de réunir sur son site quelques 60 millions de participants, de valoir tout aussi vite plus d’un milliard de dollars, et de dériver dans les marchés publicitaires, constitue un exemple extraordinaire d’innovation psycho-numérique. Mais a contrario, il nous apparaît aussi comme un symptôme criant de la perte de solidarité organique de nos sociétés de masse actuelles. Seul un profond sentiment de solitude peut inciter des jeunes et maintenant des citoyens de tous âges à aller mettre sur une plateforme publique d’échanges toutes sortes d’informations personnelles au vu de tous et sur lesquelles ils perdent contractuellement tout contrôle.

Une technologie sentimentale

Comment expliquer précisément cette illusion magique? Elle tient à son pouvoir de guérisseur. Car si nous rêvons d’être ensemble ailleurs, c’est d’abord parce que nous souffrons d’une séparation que nous rêvons de surmonter en nous unissant à un autre être ou en nous intégrant à une communauté. Et c’est aussi parce que nous aspirons à nous distancer des frustrations du réel et à être téléportés dans une plénitude. Ce désir d’une unité retrouvée naît de la conscience d’une unité perdue. Laquelle? La question n’est pas seulement individuelle, puisque cet état d’esprit est très répandu chez les humains. Et il se manifeste de diverses manières dans les comportements de nos contemporains.
L’un est nomade. Il a un besoin constant de voyager et n’est jamais plus heureux que dans les aéroports et les avions. Il rêve même d’être pilote. L’autre ne se fixe jamais, ni dans une maison, ni dans un couple, ni dans son travail. Il a la bougeotte, il déménage souvent et en accepte sans broncher le coût et les inconvénients. Ce nomadisme semble constituer une sorte de recherche d’équilibre dans le mouvement qui aide à échapper à l’angoisse de soi-même. La solitude, que beaucoup de personnes supportent si mal, c’est donc le pôle opposé à cet ensemble ailleurs dont nous rêvons, comme d’une unité retrouvée de l’être avec soi-même.
D’ou vient ce mythe de l’unité, que nous nous employons obsessionnellement à retrouver? Il est bien sûr primitif, au sens où il met en jeu les figures de l’origine et de la création. La première unité perdue de l’être humain est évidemment toujours fœtale. C’est celle de l’appartenance originelle au corps maternel. Elle est la matrice biologique du mythe élémentaire. Et la séparation, lorsque le cordon ombilical est coupé, créera une durable nostalgie organique et psychique. Le rapport au père n’est pas moins biologique, même s’il trouve son expression sociale davantage à un niveau symbolique. Et ce mythe élémentaire de l’unité perdue est déterminant dans l’image du monde qu’imagine chaque enfant. Il perdure et suscite encore chez l’adulte de fortes représentations compensatrices qui détermineront ses comportements et ses désirs fondamentaux. Nous en observons l’effet puissant dans une déclinaison de mythes secondaires, qui varient selon les sociétés, les époques, les cultures, et donc les religions. Nous le transposons par exemple dans notre nostalgie vis-à-vis de la Nature panthéiste, ou dans l’invention biblique du paradis terrestre et du lien fusionnel avec un Dieu qui nous en a chassé, ou dans notre intégration au corps social au sein d’une communauté familiale, religieuse, politique, d’une bande, d’un club, etc., ou plus universellement dans le désir amoureux (1).
Au niveau individuel, cette séparation originelle se traduit par un sentiment de manque d’être, une aspiration à une plénitude dont on se sent frustré, autrement dit un mal d’être, voire une scission en soi qui peut tendre à la schizophrénie. On observe divers niveaux d’intensité. L’individu qui n’a pas obtenu assez d’affection et d’attention parentale passera éventuellement sa vie à tenter de compenser cette souffrance. Il manquera de confiance en lui, il ne réussira éventuellement pas à se centrer sur lui-même et à construire son autonomie. Il sera constamment en demande d’un ailleurs amoureux, affectif, géographique, professionnel pour remplira son défaut d’être, et qu’il cherche par le nomadisme et les communications. Décalé par rapport à lui-même, en quête latérale de ce qui pourrait le rendre heureux en lui conférant une plénitude, il éprouvera une anxiété constante sur ce qu’il est et sur ce qu’il pourrait faire dans la vie; il compensera éventuellement ce manque par une suraffirmation de lui-même. Tout être humain semble ressentir à des degrés divers ce besoin ou cette aspiration à rétablir en lui l’unité perdue.
Dès lors, nous comprenons mieux la puissance mythique de l’internet, dont les hyperliens nous offrent un cordon ombilical numérique avec le corps social virtuel. Et c’est bien là l’une des causes principales du succès de toutes les plateformes de communication et de socialisation qu’elles proposent, incluant le clavardage, l’interactivité du web 2.0, les blogues, et toutes les déclinaisons des Face Books.
Les hyperliens du numérique, que nous avons magnifiés, dont nous tirons tant de plaisir, et que nous avons en quelque sorte doté de puissance magique, que nous théorisons de façon fantasque dans la métaphore si répandue de l’hypertexte, ne relèvent donc pas seulement de l’efficace d’un code binaire trivial. Ces liens ont pris la relève des formules, évocations, invocations, philtres, convocation des esprits, et autres techniques magiques, à la mesure de leur puissance électronique sans effort et à distance, de leur miniaturisation et de leur invisibilité. Et si nous évoquons les nanotechnologies numériques, les dispositifs RFID (identification par radio fréquence), le sans fil et le bluetooth, nous ne pouvons pas nous y tromper. D’ailleurs les téléphones cellulaires, les écouteurs mains-libres ou les clés USB ressemblent de plus en plus à des objets fétiches ou à des grigris. Les Japonais, qui demeurent particulièrement infantiles dans leur amour de tous ces gadgets, leur ajoutent des perles, des plumes et des figurines, ou leur parlent et les chérissent comme des petits animaux (2) qu’ils traitent comme des esprits sacrés (tamagochis, furby, robopets,etc.). Étonnamment, cette Nature maternelle dont nous gardons le marquage biologique dans notre inconscient, se technologise aujourd’hui. Nous parlerons ici d’une nouvelle naturalité. Et elle n’est pas moins imaginaire que jadis, bien que sous de nouvelles représentations technoscientifiques. L’organique maternel, le végétal et le numérique sont autant de métaphores du même désir d’unité harmonieuse et de plénitude.
Hervé Fischer
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(1) J’ai développé ces idées dans La société sur le divan. Éléments de mythanalyse, vlb, 2007.
(2) Voir Hervé Fischer, CyberProméthée, l’instinct de puissance à l’âge du numérique, vlb, 2003.