2011-01-07

Le paradis tahitien avec une tablette magique


La quête du bonheur semble aussi vieille que l’Occident. Les mythes anciens l’évoquent sur le modèle d’un paradis terrestre originel, ou d’un paradis final auprès de Dieu. Faut-il, pour jouir du plein bonheur, être ingénu et ignorant ? Oui, si l’on se réfère au récit biblique d’Adam et Eve chassés pour avoir mordu dans la pomme de la connaissance. Oui, si l’on en croit aussi le mythe du bon sauvage, qui constitue manifestement une déclinaison du mythe biblique du paradis terrestre originel, antérieur au savoir et à la civilisation. Nous essayons, maintenant que nous ne pouvons plus remonter le temps, de construire un bonheur savant, artificiel, de main d’homme. Si nous nous limitons prudemment à l’Occident, nous constatons paradoxalement que notre civilisation, après avoir échoué lamentablement dans la voie des utopies sociopolitiques du XIXe siècle, s’est tournée aujourd’hui vers le mirage d’un bonheur fondé sur la richesse, la consommation matérielle, et les promesses posthumanistes de l’utopie technoscientifique.
Tous les efforts que nous mettrons à progresser sur la voie de la civilisation, de la connaissance, de la puissance, de la maîtrise médicale, sociale, psychologique et même éthique de notre avenir ne suffiront certes jamais à reconstituer ou remplacer ce bonheur originel mythique. Et nous doutons de cette voie, qui semble devoir nous décevoir toujours, au point de célébrer simultanément son contraire : le culte naturiste du corps, la sexualité libre et innocente, l’authenticité et la simplicité, le paradis océanique du Club Méditerranée, les médecines douces, la nourriture biologique, la reconstitution de l’équilibre naturel des écosystèmes, voire l’émigration urbaine et le retour à la vie rurale. Le primitivisme tahitien de Paul Gauguin est devenu emblématique.
Comment pouvons-nous assumer une telle contradiction entre le mythe prométhéen de l’homme créateur de lui-même par la connaissance et le travail, qui est le fondement de notre civilisation occidentale, et ce mouvement régressif vers un bonheur naturel ? Le bonheur sur terre n’est-il pas pourtant la finalité déclarée de notre civilisation occidentale ? Prétendons-nous réellement atteindre ou plutôt reconstruire ce bonheur originel par l’artifice, celui de la vie et de l’intelligence artificielles ? Quel est véritablement le but que nous poursuivons avec tant d’énergie, de persévérance obsessionnelle et au prix de tant de sacrifices ? Le numérique est-il notre potion magique? Notre poudre de Perlimpinpin ? A en juger par l’engouement actuel pour les tablettes numériques au Consumer Electronic Show de Las Vegas de ce mois de janvier 2011, notre bonheur consiste aujourd’hui à posséder enfin l’une de ces tablettes magiques, que nous désirons tant et avec laquelle nous allons pouvoir nous pavaner comme des supermen. Nous mordons dans la tablette numérique, dont nous espérons le pouvoir numérique. Voilà un privilège certain, mais est-il intelligent d'en espérer le bonheur?
En quittant le froid mois de janvier du Québec et en emportant ma tablette magique de Las Vegas à Tahiti j’aurai donc la nature et le numérique réunis sur un hamac branché sous un cocotier. Voilà ce à quoi nous aspirons : disposer de la puissance numérique la plus sophistiquée dans le paradis terrestre le plus naturel ou originel qui soit. Le malheur, c’est que les connections dans ces îles étaient encore très déficientes, rares et d’un coût prohibitif il y a peu. Cela va-t-il changer?
La tenue des Etats généraux du numérique à Tahiti en juin 2010, puis les 3e Rencontres Numériques du 8e FIFO – le Festival international du film documentaire océanien – qui se tiendront à Papeete fin janvier vont-elles susciter les changements nécessaires et doter la Polynésie d'un nouveau réseau haute vitesse à large bande?
Pourrai-je bientôt y utiliser ma tablette magique? Etant donné l’isolement périphérique de cette partie du monde et la dispersion des populations de la Polynésie française dans ce chapelet d’îles réparties sur une vaste zone océanique (260 000 habitants sur 2,5 millions de km2, soit la taille de l'Europe), on espère que ce sera une priorité gouvernementale pour aider au développement économique de ces populations, d’autant plus qu’elles vivent très difficilement des exportations et du tourisme. Il s'agit, selon Marcel Desvergne, président d'Aquitaine Europe Communications, l'homme influent de ces Rencontres Numériques, "d'un atout stratégique économique, culturel et identitaire pour le Territoire". Nous ne pouvons pas attendre que la dérive des continents les éloigne de la métropole française et les rapproche encore plus de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie. Le 8e FIFO nous donnera certainement la mesure de l’influence des différents liens culturels qui s’y croisent et de l'avenir qui s'y joue.
Mais déjà un câble sous-marin à haut débit, HONOTUA, qui fonctionne depuis septembre 2010 va changer les choses. En langue Maohi, "Hono", c'est le lien, "Tua", c'est le large, le vaste espace planétaire. "Taura anapa", c'est le lien qui donne des bouquets de lumière: la fibre optique. Le Maohi évolue avec l'âge du numérique, et c'est pour le mieux: l'ouverture sur le monde, le dialogue, le partage des connaissances et la langue identitaire Maohi sur le web.
Hervé Fischer