2007-12-21

La Nouvelle naturalité


Logiciel d'analyse boursière

Notre image du monde a considérablement évolué depuis le paysagisme impressionniste. Après la dénonciation par Guy Debord de la société du spectacle, nous voilà rendus plus loin, ailleurs, dans la société écranique. On pourrait soutenir aisément que le monde n’est fait que d’écrans. Instruments de notre nouvelle puissance ubiquiste ou gadgets ubuesques d’un monde schopenhauerien comme jeu et comme représentation, les écrans de notre temps, dans toutes les variations de leurs colorations artificielles, de leurs fonctions interactives et de leur déréalisation, nous aspirent dans l’âge du numérique. Apparences qui nous cachent la réalité, ou rectangles cathodiques qui la modélisent, la projettent et lui donnent des significations symboliques nouvelles, les écrans déclinent toutes les métaphores de notre image du monde et nous donnent accès à un ailleurs virtuel. L’écran devient un média en soi, comme la radio ou le téléphone. On pourrait dire, à la manière de McLuhan : « l’écran, c’est le message ». Je propose d’appeler « nouvelle naturalité » ce monde écranique qui nous cannibalise.

- Le tout à l’écran. L’ontologie kantienne nous invitait à relativiser notre connaissance, au niveau perceptif des phénomènes et des formes a priori de la sensibilité. La philosophie phénoménologique nous a appris depuis, en suivant la pensée de Husserl et de Merleau-Ponty, à relativiser encore plus notre rapport au monde, comme l’avaient fait déjà les cubistes avant même les philosophes. Avec eux, notre perception est devenue imaginaire, parce qu’intentionnelle, instrumentale, psychologique, culturelle, sociologique, etc. Nous ne sommes plus dans le dispositif simple d’un observateur qui examine un objet extérieur à lui, mais dans un jeu bidirectionnel, en constante mouvance, l’objet observé étant lié à l’observateur et réciproquement. En d’autres termes, l’observateur appartient à l’objet qui dépend de l’observateur.

L’écran est un miroir humain, social, politique. Le réel s’est dissout simultanément dans les écrans des laboratoires de physique et de biologie, qui n’affichent plus que des fichiers numériques du réel. Toute notre connaissance astrophysique actuelle, la plus pointue, la plus instrumentale, se réduit paradoxalement à de l’imagerie scientifique produite à partir de nos instruments et de nos programmes informatiques. La perception tactile ou à l’œil nu n’a plus de valeur scientifique aujourd’hui. Toute notre connaissance est produite par des appareillages électroniques et des programmes algorithmiques.

- Le mythe de la surface. La réflexion impliquait jadis de la profondeur de pensée. La superficialité était une faute de l’esprit. On creusait la vérité, comme on explorait les arcanes de l’âme. La psychologie elle-même avait établi une topologie des profondeurs, et la psychanalyse freudienne retournait les pierres de nos traumatismes enfouis dans l’obscurité caverneuse de l’inconscient. C’est Lacan qui est remonté à la surface, comme un plongeur qui a donné un coup de talon, réduisant cette épaisseur des couches de la psyché à la surface du langage et des jeux de miroir. Surfant sur la toile sociale de la communication, il s’est intéressé aux mass media, où l’esprit dérive comme un bouchon au gré des ondes. Perte de quille, perte de racines, perte de profondeur : pourquoi pas? Au risque de l’obscurantisme émotif.

Déréalisation et nomadisme vont de pair, mais cumulent leurs effets psychologiques, qui se traduisent en une déchirure dramatique de la conscience par rapport à ses repères précédents. Non seulement l’homme renonce à son unité profonde, intégratrice, avec le monde, dont il jouissait dans les cosmogonies primitives, mais il perd le sens du réel, de la gravité qui assurait son équilibre, et les racines où il puisait sa sève. Il passe d’une identité psychologique à une identité électronique. C’est cette même apesanteur fantasmatique et vertigineuse, qu’on retrouve dans les métaphores du cybermonde, et qui est une sorte de catastrophe ontologique.

-La survalorisation du monde écranique. Les écrans, de toutes sortes, se multiplient dans notre environnement quotidien : écrans de montre, de compteur, de téléphone, de télévision, de cinéma, d’ordinateur, de borne publique, d’affichage, de signalisation, de recherche scientifique et médicale, et de jeux : le réel se décline sur tous les écrans de la vie avec une puissance conquérante, irrépressible. Les écrans publics deviennent de plus en plus grands et lumineux, lisibles même en plein soleil. Les écrans permettent la communication à distance, l’immersion perceptive, ils suscitent une délocalisation de la vie, un nomadisme des messages, une multifonctionnalité des informations, un hyperréalisme des images, et une interactivité quasi magique, qui transforme le monde en un caléidoscope d’écrans, comme un ensemble fragmenté de détails lisibles du réel, à la manière d’un hologramme de transmission, dont tous les fragments contiennent la totalité de l’image.

On dirait que toute l’humanité est passée de l’autre côté de l’écran, dans une sorte d’irréalité, dans la lumière du miroir numérique, et que les icônes et hyperliens de nos écrans cathodiques nous ramènent à un monde aussi symbolique que les vitraux du Moyen-âge.

Ce serait pourtant une erreur, de croire qu’avec la société de l’information, qui est évidemment de ce fait même aussi la société de l’écran, nous avons complètement basculé dans le virtuel. Il serait très présomptueux et encore plus imprudent d’affirmer que le réel est une illusion. Sa résistance à nos désirs et son poids de souffrance humaine en attestent. Nous gardons des attaches avec le réalisme, ne serait-ce que par instinct de conservation, et par un enracinement écologique. D’une certaine façon, qui devra être précisée, les écrans sont aussi des pièges à réalité, et lorsqu’ils sont numériques, on parle même de médias enrichis et de réalité augmentée, parce qu’ils acquièrent d’autant plus de densité ontologique qu’ils contiennent plus d’informations.

-Une contamination écranique. Une autre façon de le dire serait de souligner une sorte de contamination entre les écrans et le réel. De même que la diffusion de masse des cartes postales et des reproductions de paysages impressionnistes a modifié notre perception de la nature (dont on ne soulignera jamais assez à quel point elle est culturelle), de même, nous apprenons à voir le réel à travers les images virtuelles. Cette hybridation, c’est la même qui a donné une coloration animiste ou polythéiste ou touristique, ou écologique, ou productiviste à notre vision de la nature selon les cultures, les idéologies et les attitudes humaines, et qui crée aujourd’hui une nouvelle réalité, dite artificielle. Il est de plus en plus difficile, d’opposer la nature et l’artifice. C’est en ce sens qu’après avoir reconnu l’illusion du réalisme, laborieusement construit et tant célébré, nous admettons aujourd’hui l’évidence d’une « nouvelle naturalité ».

- Instrumentation. Il faut dire que l’écran est devenu aussi un outil, un dispositif d’interaction entre la nature et nous. Nous avons parlé déjà d’interface opérationnelle. C’est sur nos écrans de laboratoires scientifiques que nous modélisons de mieux en mieux la nature en fichiers numériques. C’est aussi sur les écrans que nous agissons, changeant ici un chiffre – par exemple le taux de base de la Banque centrale, le niveau de pression que nous insufflons dans une enceinte, la trajectoire d’un missile, la molécule ou le gène que nous ajoutons dans une expérience, etc. L’écran est devenu un tableau de bord. Il est quadrillé. On y agit à distance pour mener une opération chirurgicale robotisée. L’écran est dynamique, on y manipule des objets virtuels ou supposés réels, on zoome, on change les paramètres, on traduit un phénomène en fausses couleurs pour le lire sous divers angles. Il devient un lieu d’expérience, de manipulation virtuelle et de gestion, incluant de plus en plus de dimensions : le temps, la mémoire, la narration, et des instruments de contrôle cybernétique.

- Le cannibalisme de l’écran. Les écrans ont donc de plus en plus de présence et de pouvoir dans le monde du XXIe siècle. Il ne faut pas s’étonner alors que non seulement les gestionnaires et les scientifiques en usent et en abusent. Les artistes aussi investissent les écrans : des espaces imaginaires qui les appellent! Les écrans sont déjà connotés en tant qu’espaces cinématographiques, télévisuels, et donc narratifs. Les artistes peuvent en renforcer l’interactivité, mais ils ne peuvent plus en réduire la multisensorialité. En d’autres termes, l’écran exige l’image en mouvement et le son, autant dire le multimédia et l’événementiel. Les écrans sont devenus sonores. On a sans doute pas pris la mesure de ce grand changement, depuis que le cinéma n’est plus muet. Couper le son de la télévision ou d’une projection cinématographique, c’est déréaliser les images, quasiment les anéantir. Les arts visuels, au sens traditionnel et iconique du terme, s’accommodent mal de la dynamique de l’écran. La peinture, le dessin, la sculpture en subissent le contrecoup.

Avec les écrans dynamiques, le mouvement emporte l’image. Éphémère, il cannibalise, efface, comme un pétillement de l’instantanéité. La montée en puissance des écrans, dans la mesure où ils remplacent le papier, la toile, les matériaux inertes, a créé un choc dans l’histoire de l’art, une rupture qui pourrait paraître irréversible. Peut-on s’y résigner?

Hervé Fischer


2007-12-17

Les imaginaires numériques


Il n’existe pas actuellement de Théorie synthétique ou globale des imaginaires numériques, alors que ceux-ci jouent un rôle central dans les arts et les industries culturelles contemporains, donnant à penser que ces imaginaires réactivent des mythes archaïques ou en suscitent de nouveaux, qui ont un impact social, artistique et industriel majeur. Ce domaine de recherche est encore émergent, bien qu’il soit culturellement stratégique. Il existe, certes, une bibliographie d’une dizaine de titres significatifs sur l’imaginaire numérique, et un certain nombres d’articles, soit de gourous trop enthousiastes (par exemple de l’Américain du MIT Ray Kurzweil : Les machines intelligentes (1997) et Les machines spirituelles (1999), soit trop critiques (par exemple les Français Patrice Flichy (L’imaginaire d’internet, 2001), Philippe Breton (Du Golem aux créatures virtuelles, 1995; Le culte de l’internet, 2000),ou Alain Finkelkraut et Paul Soriano, Internet, l’inquiétante extase, 1999), mais ce sont des points de vue de technophiles, ou de technophobes excessifs, ou des déclarations fantasmes, et les points de vue publiés démontrent le manque général d’une théorie et d’un appareil conceptuel critique cohérent pour analyser les mythes sociaux actuels, qui inspirent ces imaginaires, comme aussi bien leur critique.

C’est aujourd’hui la technoscience qui a pris le relais des utopies sociales du XIXe siècle, et dans laquelle nous investissons nos visions du futur. Abandonnant le principe de l’adaptation darwinienne à la nature, nous voyons la technoscience comme le nouveau moteur prométhéen de notre évolution. Il est donc important de faire l’inventaire de ces imaginaires, selon leurs diverses facettes, d’en établir et analyser la configuration mythique générale, et de contribuer ainsi à une meilleure compréhension des imaginaires numériques et de leurs applications artistiques, sociales et industrielles.

Nos hypothèses nous incitent d’abord à repérer et caractériser des attitudes très significatives de ces imaginaires, tels que les explorent les artistes actuels:

- Ils dévalorisent le réalisme et le temps présent pour survaloriser des mondes numériques, dématérialisés, une hyperréalité futuriste dont les références traditionnelles d’espace-temps mutent en faveur de la vitesse, des transformations, de nouvelles logiques non linéaires. Ils sont fascinés par la nouveauté et les mondes futurs, ou la puissance est miniaturisée et s’exerce en temps réel.

- De ce fait, sans doute, ils sont fascinés par les imaginaires scientifiques, qui sont aujourd’hui d’une extrême audace. Ils s’inscrivent ainsi dans leur sillage – ce que j’appelle les «arts scientifiques» - et explorent les domaines de la génétique, de la biologie, des sciences neurocognitives, de la vie et de l’intelligence artificielles, des écosystèmes, de la physique et des mathématiques, des nanotechnologies et de la robotique. Beaucoup d’artistes sont Ils explorent toutes les déclinaisons de la convergence technologique et rêvent d’oeuvres multimédia, qui seraient donc multisensorielles, voire d’un art total et d’immersion dans des mondes virtuels, porteurs d’une nouvelle puissance d’évocation imaginaire.

- Ils abordent les valeurs humaines selon des logiques simplistes, binaires et ingénues, souvent ludiques, tantôt euphoriques, tantôt malignes et catastrophistes, de façon générale assez élémentaires en comparaison des complexités psychologiques qui dominent encore notre culture actuelle.

- Ils s’intéressent à l’interactivité et à tous les types d’interfaces homme/machine, dont les performances les fascinent comme de nouveaux pouvoirs magiques qu’aurait l’homo numericus, désormais dotés d’une puissance chamanique.

- Ils hybrident la captation réaliste et les images de synthèse, de même qu’ils s’intéressent à l’humanisation de la machine et la «machination» du corps humain, ainsi qu’à leur hybridation (empowerment et bionique) et a toutes les expressions de puissance surhumaine qui satisfont nos désirs et qui inspirent ces mondes imaginaires virtuels où nous évadons, comme pour échapper aux limites de notre corps et aux frustrations du monde réel. Explorant les limites de l’imaginaire technologique, ils se rapprochent de la science-fiction.

Ils sont fascinés par la puissance inédite des technologies numériques de communication; ils proposent de nouvelles formes narratives avec des personnages synthétiques, développent des œuvres d’art sur le web (net art), créent des communautés virtuelles, des univers irréels de rencontre, des plateformes collaboratives web 2.00, des expériences médiatiques participatives, etc., qui répondent manifestement à un besoin émotionnel de communication sociale compensatoire des solitudes urbaines. Nous constatons tous que ces médias numériques ont l’effet d’un psychotrope, qui excite l’imaginaire et crée souvent, de ce fait, une véritable dépendance.

Hervé Fischer

2007-12-08

Debate about scientific arts and science-fiction



Here is a contribution to the debate about scientific arts and science-fiction, which l launched at Mutamorphosis, the Prague Congress organized by CIANT in November 2007. HF

Scientific art or science fiction?

by Lubica Lacinova

Scientific fiction used to serve as a “bad conscience” of scientists. Sci-fi novels describe visions of future use of extended or yet non-existing technologies. Mostly, these visions are grim - Jules Verne belonging to rare exceptions. Suggesting “worst case scenarios” and showing them in a form accessible to lay public scientific fiction or scientific art used to warn about possible consequences of new technologies. During last 10-20 years this situation changed. Art started to adopt and embrace newly emerging technologies and use/apply them for their own aims. This way, scientific art contributes to creating positive public image of science and is actually serving to science as its PR-agent. Yet fast developing science does need negative feedback from people who are creative enough to envisage most wild future scenarios and to formulate them in a way, which is able to attract attention. If scientific art will fully resign on this role, we need to find adequate replacement and we do not have any yet.

In this respect the question if the imagination of scientist and sci-fi writer is the same is very relevant. I think it is not.

First, different people have different imagination. Part of it is probably inherited and part is influenced by family and formal education. This innate background does influence choice of career path – people opting for science are generally more practically oriented than people opting for art – like sci-fi writers. Of course, there are people engaged in both activities, occupying the middle ground between the two extremities – between pure scientists and pure artists. Yes, human nature creates a continuum rather than strictly / sharply defined groups.

Second, human brain is shaped by the way it is being used. Initial choice for science or for art is self-enforcing and if the brain of scientist and artist did differ slightly at the moment of choice, this difference is growing with the time. Not only people are formed by their everyday activities, their professional engagement influences also the choice of people with whom they interact and those people are again having an impact on the way they think and act. It influences the process in which they form their values and the scale of individual values creates a background for the way people are approaching the world, including the world of technologies. So, I think the imagination of scientist and sci-fi writer is different.

Lubica Lacinova: lubica.lacinova@savba.sk