2008-12-16

NUMÉRAIRE & NUMÉRIQUE


Pour expliquer la crise financière actuelle, on accuse à bon droit la déréglementation néolibérale et la cupidité des spéculateurs aux États-Unis. Mais ce qui est vraiment nouveau, c’est que la généralisation des technologies numériques dans les opérations boursières semble avoir aussi largement contribué à la gravité de cette crise. En effet, elles déréalisent l’économie, dont les produits et services sont de plus en plus fondés sur l’information planétaire et immédiate. Le temps‚ c’est plus que jamais de l’argent. Et il s’est accéléré.
L’économie est donc devenue très nerveuse‚ évoluant à la vitesse de l’informatique, alors que les flux des monnaies de la vieille économie‚ fondée sur le travail, les matières premières et sur des systèmes de communication lents‚ étaient beaucoup plus étanches les uns par rapport aux autres et beaucoup plus inertes. La cyberéconomie est devenue un espace-temps hypersensible.
Cette virtualisation de l’économie favorise certes la fluidité des échanges‚ mais aussi l’emprise des pulsions que l’imaginaire peut exercer sur elle, et donc sa volatilité. De fait, ses monnaies ne sont plus des unités de mesure et d’échange du réel, mais la matière première elle-même, numérique, d’une économie soumise aux aléas du gambling. L’accélération des flux de ce jeu financier active aussi sa dynamique événementielle et en fait palpiter intensément les rêves de puissance. Et ses produits toxiques peuvent contaminer la planète entière en un temps record en créant des remous d’une ampleur redoutable. L’économie numérique devient ainsi plus vulnérable à la panique.
Le numérique est un excitant psychologique, un psychotrope qui abolit la résistance du réel, euphorise et invite à devenir proactif. Faut-il s’étonner alors que le jeu prenne de plus en plus de place dans ce qu’il faut bien appeler une économie imaginaire? Là où le numéraire circule à la vitesse du numérique‚ de façon quasi interchangeable‚ les imaginations s’excitent et les rythmes cardiaques s’accélèrent avec des rêves d’enrichissement facile et immédiat. Dans le domaine de la comptabilité et de la spéculation financière, comme dans le jeu vidéo, le numérique nous propose de cliquer sur le clavier sans le moindre effort, sans échange avec d’autres humains, dans l’intimité de l’écran. Il tend à induire une créativité réactionnelle et des comportements déréalisés. Il excite le désir et neutralise le principe de réalité. Dans les jeux vidéo, on peut perdre, gagner, tuer ou être tué, sans que cela soit réel. Et dans les opérations financières, on peut de même déplacer, modifier ou créer des fichiers financiers, comme dans un jeu, en apesanteur. En spéculant, on ne devient peut-être pas tant immoral que tout simplement un joueur cynique. Ainsi, on vient de découvrir qu’un spéculateur qui disposait d’une excellente crédibilité à Wall Street depuis des années, a pu frauder les investisseurs les plus expérimentés pour un montant qu’on évalue à cinquante milliards de dollars ! Et ce n’est pas le premier. Depuis deux ans l’actualité a déjà braqué ses projecteurs sur plusieurs cas semblables, qui chaque fois atteignaient de nouveaux sommets dans la falsification des comptes de grandes institutions financières. Combien d’autres baroudeurs numériques la crise va-t-elle nous révéler ? Ils jouent pour jouer, en espérant bien sûr toujours gagner, et vivre comme des milliardaires. Et conséquemment, le numérique déresponsabilise. Il favorise la triche, les fausses comptabilités, les fausses stratégies et la dépendance. Et on perd la conscience des conséquences réelles, éventuellement dramatiques, de ces jeux, sans penser aux ouvriers qui vont perdre leur emploi, aux familles qui ont acheté leur maison avec des hypothèques irréalistes, aux personnes âgées qui ont placé leurs fonds de retraite dans des institutions qu’ils croyaient sécuritaires.
Nous avions déjà assisté en 2000 aux États-Unis à l’effondrement de la bulle spéculative des entreprises.com. L’argent numérique était devenu de l’argent de monopoly. C’est le cas encore aujourd’hui. Et on s’étonne de voir surgir sur le tapis vert des banques centrales des milliards de dollars et d’euros soudain disponibles pour relancer la partie. D’où viennent-ils ? Ils n’existaient pas la veille pour les besoins de l’emploi, de la formation, de la recherche, de la culture, du développement. À se demander s’ils ne sont pas eux aussi de simples fichiers numériques, vite introduits dans les réseaux d’une économie décidément plus imaginaire que créative. Rien ne sert de diaboliser le capitalisme et le numérique, mais nous allons devoir apprendre à réguler le numérique et à encadrer l’économie imaginaire, pour qu’elle décolle moins dangereusement du réel.
Pour autant, notre avenir dépend de plus en plus, de notre maîtrise des technologies numériques, ce qui requiert une sensibilisation, une éducation et un soutien au développement des entreprises. Il nous faut nous alphabétiser numériquement. Curieusement, en cette période de grand remous économiques et financiers, que tous les gouvernements veulent surmonter, personne ne parle de notre entrée dans l’âge du numérique. Il s’agit pourtant, comme pour l’environnement, d’un enjeu stratégique beaucoup plus durable et structurant à moyen et long terme que la crise financière, qui ne durera que le temps d’un crise. Est-ce parce que les nouvelles générations ne votent pas encore ? Existe-t-il un parti politique assez clairvoyant pour s’en faire le champion ?