2009-09-29

Le papier et le numérique



On nous annonce depuis quinze ans le papier et l’encre numériques, comme pour s’assurer que le papier traditionnel lui-même se diluera rapidement dans le grand océan du numérique, tel un ultime débris de l’ère Gutenberg, bientôt englouti à jamais dans les flots du progrès. On s’étonnera de devoir encore imprimer ses billets électroniques d’avion ou de théâtre reçus par courriel pour se présenter au comptoir, alors qu’il devrait suffire de les apporter avec soi sur une clé USB qu’on brancherait sur le boîtier de contrôle. Puis, on sera surpris de devoir encore utiliser une clé USB, alors qu’une inscription ondes courtes sur la puce électronique RFID de notre téléphone cellulaire – et demain de notre lobe frontal - devrait suffire à nous ouvrir fluidement le guichet et sauver d’autant plus d’arbres.
Ainsi donc, les gourous qui nous prédisaient il y a vingt ans l’ère zéro papier devront encore attendre un peu pour triompher.
Ayant publié moi-même directement en ligne un livre inédit complet de plus de 300 pages en 2000 (Mythanalyse du futur*), puis mis en ligne avec accès gratuit deux livres plus anciens devenus introuvables**, je ne crains pas d’être accusé de m’opposer stupidement au progrès des technologies numériques. Pour autant je ne suis pas un intégriste du numérique. Je fais plus souvent qu’à mon tour l’éloge de cet objet ergonomique quasi parfait que demeure le livre papier. Et je ne comprends pas la vindicte des champions du numérique – j’en suis depuis 1984 -, qui croient nécessaire de condamner le livre papier pour garantir le succès de l’édition et de la distribution numériques. On tire aujourd’hui de tous côtés, dans une confusion totale, comme si c’était une nouvelle bataille des anciens et des modernes, comme si la disparition du papier, ce pelé, ce galeux, était requise pour assurer la victoire incertaine du numérique. De jeunes enthousiastes– c’est sympathique cette excitation, mais ils sont souvent intolérants – nous annoncent qu’ils ont signé des accords mirifiques avec des éditeurs pour avoir le droit de publier des livres entiers sur les écrans des téléphones mobiles. L’écran d’ordinateur fixe est devenu vieux jeu. Il faut absolument être mobile!
Nous écrivons tous avec un clavier, mais qui lit plus de cinq pages de texte sur un écran d’ordinateur pour son plaisir? Personne! Alors qui lira 10 pages d’écran de cellulaire, même en basculant son bivalve à l’horizontale? Et celui qui le ferait ne serait pas rendu très loin dans sa lecture! Chacun sait que les e-books, ces livres électroniques lancés successivement à grand renfort de fanfares promotionnelles, se fracassent tour à tour contre le papier des livres, emportant avec eux l'enthousiasme et le papier monnaie de ces vaillants entrepreneurs incultes. On devinera qu’eux-mêmes ne lisent jamais un chef-d’œuvre. Ils me font penser à Steve Jobs affirmant pour vendre ses iPods que plus personne ne lit de livres! Et ce propos de Steve Jobs me fait penser à Goering sortant son revolver en entendant le mot culture! Le iPod est-il une arme de destruction? C'est bien mal le vendre!
livre et numérique: même combat!
Le e-book est trop cher, trop fragile, trop peu ergonomique, trop peu jouissif pour un vrai lecteur désireux de retrouver le calme d’une lecture inspirante. Il a cependant des vertus incontournables pour les utilités, les encyclopédies, les laboratoires de langues, le scolaire, etc. Au lieu d’opposer sans cesse le numérique au papier, pourquoi ne pas reconnaître calmement les vertus spécifiques des deux médias? Ils sont si différents! L'un ne remplacera pas l'autre. L’internet est un prodigieux outil d’accès, mais il est bien plus fragile que le papier. Il peut assurer très efficacement la promotion et la vente d’un livre, et même adresser la facture. Mais ne confondons pas la facture et le livre. Il peut même permettre l’impression à la demande. Il donne accès à ces 99,5% des livres, de ces livres qui ne sont plus accessibles (anciens, épuisés, protégés dans des iconothèques, ou en vente lointaine, dans d’autres pays, ou simplement en ville, lorsqu’on vit à la campagne. Le papier est un médium calme, le numérique un médium agité. L'un incite à la réflexion, l'autre à la proactivité. La complémentarité du numérique et du papier est évidente. C’est la même bataille, celle que je fais. Pourquoi nous opposer? Ne voit-on d'ailleurs pas des journaux et magazines en ligne initier des versions papier? C'est le cas de Rue Frontenac, le site web des journalistes en lock out du Journal de Montréal, lancé en édition papier, ou du site internet Backchich à Paris ***On observe aussi la multiplication des journaux papier gratuits de métro, de quartier, plus lus que n'importe quel journal en ligne, car présentés au bon moment, sur le bon lieu, faciles de maniement, aisés à financer par la publicité locale et adaptés à des groupes de lecteurs spécifiques. Une redifinition des rôles et des paramètres des médias papier est devenue indispensable, mais elle ne signifie aucunement leur disparition. Le transfert de la publicité des journaux papier vers l'internet force à cette redéfinition. Les journaux en sortiront renforcés. La solution n'est certes pas que les journaux imitent le web, en moins bien, puisque le succès d'un journal plus exigeant comme Le Devoir, au Québec, atteste de l'existence d'un lectorat plus exigeant. Les enjeux de la bataille qu’il faut livrer sont autres. Ce qui vaut pour les journaux s'impose encore plus pour les livres et leur espérance de vie . Ce n’est pas contre le livre papier qu’il faut lutter, mais contre les prédateurs qui s’assurent à bas prix des droits de numérisation et de diffusion numérique, voire qui ne se soucient même pas du respect de la propriété intellectuelle. La Fondation québécoise Fleur de Lys a bien raison de dénoncer les usages d’entrepreneurs basés à l’étranger qui voudraient prendre le marché québécois. N'oublions pas que le livre est une industrie culturelle, avec les lois, les forces et les faiblesses que cela implique. Et lorsqu’on prétend défendre notre identité et notre culture, on devrait commencer par inscrire dans le budget de l’État une ligne de financement consacrée aux contenus culturels québécois en ligne, comme il existe des lignes avec chaque fois quelques millions, pour la danse, le cinéma, le patrimoine ou le livre papier. Faute de quoi, on laisse toute la place aux contenus puissamment diffusés des autres pays, États-Unis, France, ou Canada anglais. Même le gouvernement fédéral actuel conservateur a cru devoir fermer le portail http://www.culture.ca/ institué et financé par le gouvernement précédent. Une économie jugée évidente, sans doute… Toute minorité culturelle se doit de prendre avec détermination sa place sur le web. Et ses éditeurs papier seront aussi les premiers à y trouver un appui efficace. Méeme un immense pays comme la Chine consacre des millions de RMB à mettre sa culture en ligne.
Jamais la diffusion d'un livre sur le web n'a fait diminuer sa vente papier.
On s'informe, on cherche et on gère sur le web. On ne lit pas sur le web.

Demeurent quelques entrepreneurs dévoués, comme Jean-Marie Tremblay, qui numérise lui-même dans son sous-sol et met en ligne une riche bibliothèques de « classiques des sciences sociales », ou comme Serge-André Guay, président de la Fondation littéraire Fleur de Lys, ou Éric Le Ray, l’organisateur à Montréal des premières Assises internationales de l’imprimé et du livre électronique, qui assurent la tenue d’un grand débat public, avec tous les acteurs importants, afin de sortir peut-être de la confusion actuelle des idées.
Hervé Fischer
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*Mythanalyse du futur
. http://www.hervefischer.net/
**http://classiques.uqac.ca/
*** Voir Paul Cauchon: Pourtant, ils tâchent les doigts, Le Devoir, 28.09.09

2009-09-19

Le sentiment numérique de la nature


Qu'est-ce que la nature? Voilà une bien grande question ! La nature a beaucoup changé ! Du moins en avons-nous eu des interprétations successives très différentes. Ce qu’on appelle aujourd’hui le sentiment de la nature a d’abord relevé d’une conception magique. Puis polythéiste. En Occident, les émotions de désir ou de frayeur qui en résultaient, n’ont pas été apaisées par l’interprétation biblique et théologique qui a suivi. Nous aurions été chassés d’un paradis terrestre mythique pour découvrir la dure réalité. Nous aurions été condamnés au labeur rustique. Alors que la civilisation japonaise célèbre l’harmonie entre la nature et les hommes, en Occident, la nature a été identifiée à au péché, à la lourdeur de la matière par opposition à l’esprit, à l’âme, à Dieu, dont ont résulté des idées d’hostilité, de la malédiction, et une souffrance. C’est la Renaissance, puis la philosophie mécanique de la matière de Descartes, qui ont inversé notre attitude en Occident. Nous avons réactivé ainsi le mythe prométhéen de la conquête et de la transformation de la nature par les hommes. Descartes nous a invité à nous rendre maître et possesseur de la nature. Passant de la crainte à l’exploitation de la nature, donc à sa domestication et conséquemment à sa transformation et à la destruction de l’état de nature rousseauiste, l’homme s’est engagé dans l’exploitation des ressources naturelles et le développement des manufactures. Le mouvement s’est bien sûr amplifié exponentiellement au XIXe siècle.
Mais c’est cette industrialisation et l’urbanisation qui lui est liée, qui ont sans doute déclenché en contrepoint aussi ce retour émotionnel vers une nature romantique. Les poètes allemands, français, anglais évoquèrent une nature nostalgique, fragile, nocturne, sauvage, celle qui éveille le rêve ou les émotions amoureuses.
Parallèlement, les Encyclopédistes ont inspiré le développement d’un rationalisme qui s’est appliqué aussi aux sciences de la nature. Et aujourd’hui nous retrouvons ces deux pôles, l’un émotif et l’autre scientifique dans notre conscience écologique contemporaine. Toute l’écologie est constituée par une imagerie scientifique et des fichiers informatiques. Nous ne pensons pas au climat aux océans, au soleil, à la ville, sans y introduire des connaissances scientifiques des variations des trous d’ozone, ou des masses de plancton dans les océans, des mesures de pollution, des déséquilibres de la biomasse. Non seulement nous sommes fascinés par les images de nature en haute définition, à l’échelle macro, virtuelles, en simulations, mais nous avons désormais aussi développé une conscience écologique, une sorte de vision savante de la nature, qui suscite en nous ce que nous pouvons appeler le nouveau sentiment numérique de la nature, et les émotions, les craintes, les engagements militants qui y sont liés. La nature est devenue verte. Et éconumérique.
Hervé Fischer

2009-09-08

La pomme numérique







Voilà 40 ans, depuis le 2 septembre 1969 qu’est né l’internet. En fait, ce ne fut encore que la communication, fort laborieuse et limitée, entre deux ordinateurs reliés par un câble de 4,50 m de longueur, à l’université de Californie de Los Angeles. Puis on a élargi les distances avec les universités de Stanford, Santa Barbara et l’Utah. On peut discuter la date, souligner le rôle de Licklieder, du MIT, qui eut la vison de l’importance de ces futurs réseaux de communication. On doit citer Leonard Kleinrock, qui théorisa dès 1961 la commutation et la transmission d’informations par « paquets », Paul Baran et Douglas Engelbart, dont nous allons reparler. Les auteurs sont plusieurs. Ce fut une histoire militaire autant qu’universitaire, comme le rappelle la signification d’Arpanet, créé par la Defense Advanced Research Projects Agency pour assurer la sécurité de ses communications en temps de guerre grâce à un réseau (Network) décentré et multipolaire, qui deviendra notamment le MILnet (Military Network).
Voilà 60 ans aussi, que Douglas Engelbart a inventé au Stanford Reearch Institute la fameuse souris dont nous nous servons encore aujourd’hui pour déplacer le curseur sur nos écrans d’ordinateur. C'était un mécano élémentaire dans un boîtier en bois. Il n’en reçut aucun dividende financier, mais le SRI vendit le brevet à Apple qui a donné à ce petit rongeur à queue numérique l’expansion que l’on sait. On attribue aussi généralement à Engelbart le concept d’intelligence collective, dont il a exposé la philosophie dans Augmenting Human Intellect: A Conceptual Framework.
Aujourd’hui, seulement deux générations plus tard, alors que nous comptons plus de un milliard de personnes connectées sur la planète à l’internet grâce au Web et au sans fil, il est bon de rappeler que c’est avec un câble de 4,50 m que tout a commencé. De petites inventions peuvent avoir un impact immense sur toutes nos activités humaines en quelques décades. C’est cela qui caractérise l’évolution de notre espèce, avec l’accélération que nous expérimentons à l’époque actuelle. L’âge du numérique commence à peine. Nous changeons déjà drastiquement nos valeurs, nos comportements. Saurons-nous maîtriser le choc du numérique?


La pomme numérique
La boîte grecque de Pandore que nous avons ouverte - ou la pomme, son équivalent biblique - sont aujourd’hui numériques, nous donnant accès à plus de pouvoir, plus de connaissance, plus de conscience planétaire, plus de bien – le progrès non seulement technique mais aussi humain – et plus de mal aussi. Faut-il diaboliser une fois encore cette pomme numérique et accuser le Satanford Research Institute, ou assumer les responsabilités éthiques qui viennent avec Prométhée et avec la conscience? Est-il pertinent de parler d’une « augmentation de la conscience collective » ou d’une « intelligence collective augmentée »? Souhaitons que l’idée se réalise. C’est manifestement l’utopie la plus en vogue aujourd’hui parmi les philosophes du numérique les plus optimistes. Mais cela demeure encore à démontrer, tandis que les raisons d’en douter augmentent elles aussi. Le défi nous confronte à nous-mêmes. Il n’est plus religieux, mais humain, collectif et éthique.
Hervé Fischer