On nous annonce depuis quinze ans le papier et l’encre numériques, comme pour s’assurer que le papier traditionnel lui-même se diluera rapidement dans le grand océan du numérique, tel un ultime débris de l’ère Gutenberg, bientôt englouti à jamais dans les flots du progrès. On s’étonnera de devoir encore imprimer ses billets électroniques d’avion ou de théâtre reçus par courriel pour se présenter au comptoir, alors qu’il devrait suffire de les apporter avec soi sur une clé USB qu’on brancherait sur le boîtier de contrôle. Puis, on sera surpris de devoir encore utiliser une clé USB, alors qu’une inscription ondes courtes sur la puce électronique RFID de notre téléphone cellulaire – et demain de notre lobe frontal - devrait suffire à nous ouvrir fluidement le guichet et sauver d’autant plus d’arbres.
Ainsi donc, les gourous qui nous prédisaient il y a vingt ans l’ère zéro papier devront encore attendre un peu pour triompher.
Ayant publié moi-même directement en ligne un livre inédit complet de plus de 300 pages en 2000 (Mythanalyse du futur*), puis mis en ligne avec accès gratuit deux livres plus anciens devenus introuvables**, je ne crains pas d’être accusé de m’opposer stupidement au progrès des technologies numériques. Pour autant je ne suis pas un intégriste du numérique. Je fais plus souvent qu’à mon tour l’éloge de cet objet ergonomique quasi parfait que demeure le livre papier. Et je ne comprends pas la vindicte des champions du numérique – j’en suis depuis 1984 -, qui croient nécessaire de condamner le livre papier pour garantir le succès de l’édition et de la distribution numériques. On tire aujourd’hui de tous côtés, dans une confusion totale, comme si c’était une nouvelle bataille des anciens et des modernes, comme si la disparition du papier, ce pelé, ce galeux, était requise pour assurer la victoire incertaine du numérique. De jeunes enthousiastes– c’est sympathique cette excitation, mais ils sont souvent intolérants – nous annoncent qu’ils ont signé des accords mirifiques avec des éditeurs pour avoir le droit de publier des livres entiers sur les écrans des téléphones mobiles. L’écran d’ordinateur fixe est devenu vieux jeu. Il faut absolument être mobile!
Nous écrivons tous avec un clavier, mais qui lit plus de cinq pages de texte sur un écran d’ordinateur pour son plaisir? Personne! Alors qui lira 10 pages d’écran de cellulaire, même en basculant son bivalve à l’horizontale? Et celui qui le ferait ne serait pas rendu très loin dans sa lecture! Chacun sait que les e-books, ces livres électroniques lancés successivement à grand renfort de fanfares promotionnelles, se fracassent tour à tour contre le papier des livres, emportant avec eux l'enthousiasme et le papier monnaie de ces vaillants entrepreneurs incultes. On devinera qu’eux-mêmes ne lisent jamais un chef-d’œuvre. Ils me font penser à Steve Jobs affirmant pour vendre ses iPods que plus personne ne lit de livres! Et ce propos de Steve Jobs me fait penser à Goering sortant son revolver en entendant le mot culture! Le iPod est-il une arme de destruction? C'est bien mal le vendre!
livre et numérique: même combat!
Le e-book est trop cher, trop fragile, trop peu ergonomique, trop peu jouissif pour un vrai lecteur désireux de retrouver le calme d’une lecture inspirante. Il a cependant des vertus incontournables pour les utilités, les encyclopédies, les laboratoires de langues, le scolaire, etc. Au lieu d’opposer sans cesse le numérique au papier, pourquoi ne pas reconnaître calmement les vertus spécifiques des deux médias? Ils sont si différents! L'un ne remplacera pas l'autre. L’internet est un prodigieux outil d’accès, mais il est bien plus fragile que le papier. Il peut assurer très efficacement la promotion et la vente d’un livre, et même adresser la facture. Mais ne confondons pas la facture et le livre. Il peut même permettre l’impression à la demande. Il donne accès à ces 99,5% des livres, de ces livres qui ne sont plus accessibles (anciens, épuisés, protégés dans des iconothèques, ou en vente lointaine, dans d’autres pays, ou simplement en ville, lorsqu’on vit à la campagne. Le papier est un médium calme, le numérique un médium agité. L'un incite à la réflexion, l'autre à la proactivité. La complémentarité du numérique et du papier est évidente. C’est la même bataille, celle que je fais. Pourquoi nous opposer? Ne voit-on d'ailleurs pas des journaux et magazines en ligne initier des versions papier? C'est le cas de Rue Frontenac, le site web des journalistes en lock out du Journal de Montréal, lancé en édition papier, ou du site internet Backchich à Paris ***On observe aussi la multiplication des journaux papier gratuits de métro, de quartier, plus lus que n'importe quel journal en ligne, car présentés au bon moment, sur le bon lieu, faciles de maniement, aisés à financer par la publicité locale et adaptés à des groupes de lecteurs spécifiques. Une redifinition des rôles et des paramètres des médias papier est devenue indispensable, mais elle ne signifie aucunement leur disparition. Le transfert de la publicité des journaux papier vers l'internet force à cette redéfinition. Les journaux en sortiront renforcés. La solution n'est certes pas que les journaux imitent le web, en moins bien, puisque le succès d'un journal plus exigeant comme Le Devoir, au Québec, atteste de l'existence d'un lectorat plus exigeant. Les enjeux de la bataille qu’il faut livrer sont autres. Ce qui vaut pour les journaux s'impose encore plus pour les livres et leur espérance de vie . Ce n’est pas contre le livre papier qu’il faut lutter, mais contre les prédateurs qui s’assurent à bas prix des droits de numérisation et de diffusion numérique, voire qui ne se soucient même pas du respect de la propriété intellectuelle. La Fondation québécoise Fleur de Lys a bien raison de dénoncer les usages d’entrepreneurs basés à l’étranger qui voudraient prendre le marché québécois. N'oublions pas que le livre est une industrie culturelle, avec les lois, les forces et les faiblesses que cela implique. Et lorsqu’on prétend défendre notre identité et notre culture, on devrait commencer par inscrire dans le budget de l’État une ligne de financement consacrée aux contenus culturels québécois en ligne, comme il existe des lignes avec chaque fois quelques millions, pour la danse, le cinéma, le patrimoine ou le livre papier. Faute de quoi, on laisse toute la place aux contenus puissamment diffusés des autres pays, États-Unis, France, ou Canada anglais. Même le gouvernement fédéral actuel conservateur a cru devoir fermer le portail http://www.culture.ca/ institué et financé par le gouvernement précédent. Une économie jugée évidente, sans doute… Toute minorité culturelle se doit de prendre avec détermination sa place sur le web. Et ses éditeurs papier seront aussi les premiers à y trouver un appui efficace. Méeme un immense pays comme la Chine consacre des millions de RMB à mettre sa culture en ligne.
Jamais la diffusion d'un livre sur le web n'a fait diminuer sa vente papier.
On s'informe, on cherche et on gère sur le web. On ne lit pas sur le web.
Hervé Fischer
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*Mythanalyse du futur. http://www.hervefischer.net/
**http://classiques.uqac.ca/
*Mythanalyse du futur. http://www.hervefischer.net/
**http://classiques.uqac.ca/
*** Voir Paul Cauchon: Pourtant, ils tâchent les doigts, Le Devoir, 28.09.09