2009-10-29

Nuages numériques


Une nouvelle technologie est apparue dans le ciel bleu du cyberespace, celle du cloud computing, le nuage numérique. Voilà une intéressante métaphore, qui complète l’océan internet sur lequel nous surfons dans le paysage digital. Plus optimiste encore, Microsoft parle plutôt de l"azur" numérique. L’image désigne la possibilité de faire migrer (encore une autre métaphore significative d’un passage entre le réel et le virtuel, comme entre deux univers parallèles) les données et les logiciels des ordinateurs de bureau d’une compagnie sur le web, où elle seront constamment et immédiatement accessibles par un moteur de recherche. L’exemple de base le plus fréquent et facilement compréhensible est celui du courrier e-mail opérationnel et stocké en ligne avec toutes les archives personnelles, ce qu’on appelle le web mail. Tout usager de Google Mail en sait les avantages. Pas besoin de voyager avec un portable pour retrouver toujours l’ensemble de ses échanges de courriels disponibles en ligne à partir de n’importe quel ordinateur connecté à l’internet, par exemple dans un café électronique. Avec le nuage numérique l’homme d’affaires nomade – une espèce en voie de multiplication dans le monde actuel – a donc ainsi toujours accès à toutes les données de ses ordinateurs de bureau, où qu’il soit. Pourquoi parle-t-on d’un nuage? Manifestement parce que ce bureau virtuel flotte dans le ciel numérique, qu’il est flexible dans sa taille et sa forme, tout en offrant aussi l’usage en ligne de tous les logiciels requis pour accéder à ses dossiers, les créer ou les modifier, comme s’il travaillait sur son ordinateur de bureau. On retrouve même dans le nuage des logiciels constamment actualisés et plus nombreux que ceux dont on dispose au bureau. L’avantage supplémentaire est magique : le nuage semble se déplacer avec vous. La prochaine étape est évidemment de travailler avec son nuage, même lorsqu’on est au bureau. Les employés n’ont alors plus besoin de puissants ordinateurs : seulement de terminaux connectés à haute vitesse et large bande avec le gardien du nuage.
Mais alors, pourquoi ne pas aller plus loin, être encore plus branché et innovateur ! Car la scénographie nuagiste est molle et peu attractive. Pourquoi ne pas bâtir un bureau au design futuriste et interactif dans Second Life ? Vous y mettrez des plantes, des fenêtres, des secrétaires sexy ; vous y disposerez d’une salle de conférence et de réunion avec les avatars de vos employés et de vos clients. Pourquoi payer encore pour un bureau réel, pas toujours bien situé, difficile à agrandir ou à réduire selon votre chiffre d’affaire, cher à rénover, et fixe, alors qu’un bureau dans Second Life voyagera avec vous, où que vous alliez ! D’ailleurs, vous rencontrerez vos clients et partenaires importants dans Second Life. Plus besoin de voyager.
Un entreprise transnationale compte éventuellement des employés à Chicago, Dubai,Sydney et Londres. Ceux-ci pourront non seulement user de logiciels et d'un intranet en ligne, mais aussi d'une plateforme de socialisation qui deviendra leur espace de rencontre commun. Il faut prévoir dans le nuage une kitchinette bien scénographié, avec une machine à café autour de laquelle on peut se retrouver et développer un sentiment d'appartenance; il faut aussi une salle de conférence virtuelle. Quand on parle de nuagisme d'entreprise, il ne s'agit pas seulement d'une boîte à outils commune en ligne, mais aussi des paramètres requis pour créer une communauté virtuelle réelle.
Quelques risques ? Bien entendu, il faut espérer que le fournisseur de nuage auquel on confie toutes ses données et archives est fiable, car c’est lui qui a la clé maître de votre bureau virtuel, pas vous. Il faut espérer qu’il ne cessera pas ses activités, car vous mettez le sort de votre compagnie entre ses mains ! Il faut espérer que vous connaissez assez bien ces mains pour leur faire une si grande confiance, qu’elles sont propres et en bonne santé (prospérité corporative). En cas de piratage de vos données stratégiques, que pourrez-vous faire? En cas de litige, à quel tribunal, de quel pays, vous adresserez-vous pour obtenir justice? Il est connu que les nuages sont volatiles, se font, se défont et disparaissent à l’horizon. Il faut espérer qu’il protège vos informations sensibles de toute autre main malveillante. Beaucoup d’internautes confient sans crainte à Googol Mail toutes leurs communications électroniques, professionnelles et privées. C’est faire preuve d’une grande confiance, surtout vis-à-vis d’une compagnie qui fait preuve de capacités exceptionnelles d’indexation et de tagage, sans avoir démontré un égal souci de respecter la propriété intellectuelle et la vie privée.
La mode est donc au nuagisme informatique. Pour être in, efficace et prospère, il faut désormais confier ses données personnelles et privées – ce qu’on a de plus précieux -, à des faiseurs de nuages. Les gourous corporatifs l’affirment. On voit bien l’intérêt d’affaires pour les grosses compagnies de services informatiques. Espérons seulement que nous n’abuserons pas à tort de la métaphore nuagiste. Ou, comme on dit en québécois, qu’on ne se fera pas un jour pelleter avec les nuages. L’apesanteur numérique est une autre métaphore dont la séduction est un leurre. Les vents économiques, technologiques, sociologiques et la dureté de la compétition d’affaires ne sont pas moins forts là-haut qu’ici bas. Il n’existe pas de paradis numérique. Les nuages peuvent se mêler, devenir sombres, lourds, orageux et retomber sur terre en cataractes.
Hervé Fischer

2009-10-27

Non-lieux


Le Festival ATOPIC organisé par le Human Atopic Space à la Cité des sciences et de l'industrie à Paris nous propose de devenir metanaute dans les espaces virtuels des réseaux numériques et de découvrir tout un univers de cinéma d'animation détéritorialisé. Les lieux atopiques - du grec sans lieu - sont imaginés comme des lieux de nulle part, libérés de toute attache locale. Existe-t-il de tels lieux, qui seraient sans racines, en quelque sorte transculturels, transnationaux, flottant dans l'espace comme des stations spatiales ou comme des hôtels internationaux, et appartenant donc potentiellement à toutes les cultures, universels sans distinction? N’est-ce pas le cas des jeux électroniques ou de la science fiction, comme des stands des marques internationales de parfums ou de vêtements dans les grands magasins, ou comme les aéroports internationaux ? On peut penser au prime abord qu’un jeu d’échec est un objet culturel qui ne se plie guère aux démonstrations de diversité culturelle, pas plus que le cercle ou le carré, tant qu’on n’entre pas dans des considérations ethnographiques. Quelques que soient les marques, les voitures ou les bicyclettes sont les mêmes dans chaque pays. Tant que je ne suspends pas un Mickey mouse, un grigri ou un crucifix au rétroviseur intérieur, elles sont interchangeables. J’oublie vite que c’est une voiture de marque coréenne, allemande ou américaine. Je m’y sens chez moi. Il semble de même que les nouvelles technologies ignorent les diversités culturelles. Nous retrouvons les mêmes logiciels courants sur l’ordinateur de n’importe quel pays et pouvons naviguer à vue, par simple habitude, pour nous connecter à un réseau sans fil, même sans savoir lire les idéogrammes chinois ou la calligraphie arabe.
Les jeux électroniques nous semblent dépasser tout particularisme culturel. Ces lieux virtuels sans épaisseur, sans attache terrestre distinctive, nous annoncent-ils une atopie utopique? Font-ils de nous des citoyens d’un monde apatride ? L’idée rejoint évidemment l’invention contemporaine d’une globalisation mondiale, qui permettrait de mieux se comprendre sur toute la terre, de devenir plus solidaires, de faire plus de commerce, qui soit plus profitable pour tous, etc. Nous voilà au cœur du nouveau paradigme d’une sorte de dépassement des frontières – devenues archaïques -, qui nous annoncerait l’avènement politique et numérique d’une planète défragmentée. Nous avons développé simultanément aujourd’hui ces deux idéaux contradictoires – ou peut-être complémentaires – d’une mondialisation idéale et d’une valorisation des diversités culturelles.
C’est manifestement ignorer deux évidences. D’une part, toute mondialisation signifie la domination d’un empire. D’autre part, tout lieu est expressif d’une culture. Le cercle est magique ou laïc, géométrique ou ludique. Le cadran de montre, analogique ou digital, reflète une culture où les minutes comptent. Les jeux électroniques sont des espaces de tehnoscience et souvent de violence, sans rapport avec le monde rural. Disneyland, bien qu’il mette en scène des animaux, est imprégné de culture américaine. Un logiciel est constitué d’algorithmes qui reflètent l’âge du numérique. Le jeu de dames qu’on rencontre aujourd’hui dans nombre de cultures, et dont nous ignorons même, pour la plupart d’entre nous, l’origine, probablement africaine, peut paraître totalement atopique. Mais le rituel, le lieu où l’on y joue, le comportement des joueurs, sont marqués culturellement.
Il est clair qu’il faut ici faire la balance entre les excès de globalisation comme de fixisme culturel ; faire la part entre les avantages pratiques des utilités et les enjeux culturels majeurs. Je peux avoir une montre suisse et ignorer tout de la culture suisse. Une grosse montre en or peut être un symbole de richesse, plus que d’une exigence d’exactitude. Mais dans tous les cas, le fait d’avoir une montre influence certainement mes valeurs culturelles. Avoir un ordinateur ou un téléphone cellulaire fait de moi le citoyen d’une civilisation nouvelle. Mais les options culturelles demeurent infiniment riches et ouvertes au sein de l’âge du numérique. Je peux porter un turban sikh ou une kippah juive et voyager à bord du même avion russe ou américain ou utiliser un iPhone sans mettre en jeu ma religion, ni l’avenir de ma culture. Certes les Amishs ne le pensent pas ainsi et s’interdisent même la bicyclette. Leur attitude est tout à fait légitime, mais on constate à quel degré de marginalisation ils s’exposent, se coupant ainsi des bénéfices du dialogue culturel et du progrès technologique. Je peux boire du Coca Cola sans m’américaniser au point de mettre en jeu ma culture africaine ou japonaise, ou du saké sans devenir bouddhiste. Il n’est pas question de rejeter la richesse des autres cultures pour préserver la sienne. Bien au contraire : ces échanges sont nécessaires à la dynamique vitale de chaque culture.
Il n’en est pas de même quant à la globalisation dont on parle tant aujourd’hui. On ne peut en nier l’importance lorsqu’on s’inquiète des changements climatiques. Pas davantage lorsqu’on aspire au respect des droits fondamentaux de l’homme et à l’émergence d’une éthique planétaire. Mais il faut aussi résister à la volonté de domination et d’uniformisation des pays du Nord. On ne peut que rejeter les abus de l’économie ultralibérale qui tente de s’imposer au non de cette prétendue mondialisation et faire de la planète un marché domestique qu’elle exploite. La globalisation est un rêve d’hommes d’affaires nord-américains et un cauchemar pour les pays pauvres. Il ne faut pas confondre à nouveau colonialisme et progrès humain, comme à l’époque des conquêtes du catholicisme qui a détruit des cultures indigènes et exterminé des populations au nom de la foi. Nous devons lui opposer les valeurs du périphérisme et des culturelles identitaires. Non pas seulement comme une charité envers des cultures marginales, ou comme une démarche de sauvegarde patrimoniale, mais comme une réaffirmation de leur valeur dans nos échanges culturels. Il y a autant de planètes Terre que de sociétés. Nous devons développer une conscience de galaxie Terre et des dialogues périphériques. Le coureur de planètes découvre sur chacune d’elle d’autres fleurs, d’autres animaux, d’autres imaginaires, d’autres histoires, d’autres intelligences, d’autres rationalités, d’autres valeurs. De même, les espaces virtuels ne sont pas des non-lieux, des no man’s land ; bien au contraire, ils expriment des valeurs culturelles très fortes et suscitent des réactions de dépendance ou de rejet, et dans mon cas, de fascination critique.
Seule l’éthique planétaire, celle qui exige le respect intégral des droits humains fondamentaux, dépasse toutes ces diversités et les unit au service d’une solidarité humaine mondiale basée sur le respect des hommes et des différences. Mon toit peut être fait de palmes, de blocs de glace, de tôle ou d’ardoises ; et l’eau potable n’est pas la même en Amazonie et à Genève, à Dakar et à New York. Mais elle est potable pour chacune de ces populations. Et il importe que j’aie un toit et de l’eau potable, quelle que soit ma culture.
La mondialisation est tout à fait acceptable lorsqu’on parle d’une montre, indispensable du point de vue écologique, urgente en ce qui concerne l’éthique planétaire. Elle est une menace pour le reste. Elle présente des avantages évidents, tant du point de vue utilitaire que culturel dans le domaine des technologies numériques ; mais celles-ci ne sont pas neutres. Elles ont un impact majeur sur nos activités humaines, sur nos valeurs et vont faire évoluer toutes nos cultures. Elles peuvent redonner leurs chances à des cultures indigènes, autant que nous imposer l’american way of life. Ce ne sont pas elles qui sont bonnes ou mauvaises, mais les humains. À nous de décider ce que nous voulons.
Hervé Fischer

2009-10-03

C'est la consommation qui fait tourner la Terre


Ce furent les démons et les dieux, le sexe, l'instinct de puissance et l'instinct de destruction, mais aujourd'hui, c'est la consommation qui fait tourner la Terre. Tout se consomme, le sexe comme la bouffe. La consommation détruit son dû. La logique de la technologie a rejoint au point de s'y fondre, la logique de la consommation. Elle s'autodétruit. Le progrès se canibalise. Le temps se consomme, se consume. La vie se consomme, la mort se consume. Consommer, consumer se confondent. Les distances, les nouveautés, l'information, les nouvelles, les journaux télévisés se canibalisent. Un jour chasse l'autre, une seconde chasse l'autre. Un clou chasse l'autre. Un homme ou une femme chasse l'autre. Et on ne peut cesser de recommencer. La culture elle-même est devenue une industrie de consommation. On consomme, on épuise, la terre, l'air, l'eau, la nature, les liens de famille et d'amour, les idées, les philosophies, les musiques, les grands et les petits plaisirs, la beauté, la laideur, les émotions, les esthétiques, les mouvements artistiques, les croyances, comme la glace à la crème. Les champions de la grande simplicité, les méditations de nos grands sages, comme les feuilles printanières des arbres, ont leurs saisons éphémères. La vitesse est désormais venue s'en mêler et accélère ce processus de digestion excrétion. Le vidéoclip, emblématique de notre temps, n'a ni angoisse, ni ulcères. Il se contente de succéder. Succéder suffit désormais. Succéder suffit à remplir l'existence. Succéder à quoi? À ce qui précède et qui n'est plus. Succéder à l'abolition. Au vide distrayant des impressions chaotiques précédentes. La consommation est devenue aussi toxique que vitale. Et le numérique n'en est qu'à ses débuts. Il est peut-être en passe de devenir le grand ogre cosmique de notre temps. Le mythe couvait sous la cendre de l'Âge du feu. Il se réveille et secoue ses membres et sa machoire. Allons-nous savoir écrire l'algorithme de la consommation? Et celui de son contrepoison? La consommation est-elle le principe fondamental de l'univers et de la vie? Nul doute que je consomme ma propre énergie et ma chaleur jusqu'au seuil de la mort. Consommerons-nous jusqu'à extinction l'énergie solaire? Et l'univers son énergie noire? Jusqu'à l'apocalypse biblique? Toute création est-elle grande consommatrice de cette énergie? Les experts ne nous disent-ils pas, en pleine récession, que c'est en relançant la consommation que nous allons faire redémarrer l'économie? Entropie, néguentropie? Consommateurs obsédés, allons-nous faire tourner la planète toujours plus vite sur elle-même, comme un chien qui essaie d'attrapper sa queue pour la mordre? Le numérique est le grand accélérateur cosmique de notre civilisation quantitative. Jusqu'au vertige ? Jusqu'à retomber par terre, hébétés?
Nous n'avons pas encore conscience de notre dépendance à la présomption numérique. Au moment d'écrire cette conclusion qui ressemble plutôt à une question, je sonde le brouillard d'automne au-delà de ma fenêtre, mêlé aux feuillages rouges et dorés de ma campagne, et je retrouve la sérénité du cycle pérenne des saisons. Même sans prêter foi au temps cyclique des cultures primitives, ni davantage au propos flou de Nietzsche sur ce genre de nostalgie, je me questionne: à l'âge du numérique, malgré nos six milliards et demi d'être humains, n'est-ce pas devenu un archaïsme, une incongruité, une aberration de devoir encore et toujours retourner la terre pour survivre? Allons-nous la retourner comme des fous?
Hervé Fischer