Le Festival ATOPIC organisé par le Human Atopic Space à la Cité des sciences et de l'industrie à Paris nous propose de devenir metanaute dans les espaces virtuels des réseaux numériques et de découvrir tout un univers de cinéma d'animation détéritorialisé. Les lieux atopiques - du grec sans lieu - sont imaginés comme des lieux de nulle part, libérés de toute attache locale. Existe-t-il de tels lieux, qui seraient sans racines, en quelque sorte transculturels, transnationaux, flottant dans l'espace comme des stations spatiales ou comme des hôtels internationaux, et appartenant donc potentiellement à toutes les cultures, universels sans distinction? N’est-ce pas le cas des jeux électroniques ou de la science fiction, comme des stands des marques internationales de parfums ou de vêtements dans les grands magasins, ou comme les aéroports internationaux ? On peut penser au prime abord qu’un jeu d’échec est un objet culturel qui ne se plie guère aux démonstrations de diversité culturelle, pas plus que le cercle ou le carré, tant qu’on n’entre pas dans des considérations ethnographiques. Quelques que soient les marques, les voitures ou les bicyclettes sont les mêmes dans chaque pays. Tant que je ne suspends pas un Mickey mouse, un grigri ou un crucifix au rétroviseur intérieur, elles sont interchangeables. J’oublie vite que c’est une voiture de marque coréenne, allemande ou américaine. Je m’y sens chez moi. Il semble de même que les nouvelles technologies ignorent les diversités culturelles. Nous retrouvons les mêmes logiciels courants sur l’ordinateur de n’importe quel pays et pouvons naviguer à vue, par simple habitude, pour nous connecter à un réseau sans fil, même sans savoir lire les idéogrammes chinois ou la calligraphie arabe.
Les jeux électroniques nous semblent dépasser tout particularisme culturel. Ces lieux virtuels sans épaisseur, sans attache terrestre distinctive, nous annoncent-ils une atopie utopique? Font-ils de nous des citoyens d’un monde apatride ? L’idée rejoint évidemment l’invention contemporaine d’une globalisation mondiale, qui permettrait de mieux se comprendre sur toute la terre, de devenir plus solidaires, de faire plus de commerce, qui soit plus profitable pour tous, etc. Nous voilà au cœur du nouveau paradigme d’une sorte de dépassement des frontières – devenues archaïques -, qui nous annoncerait l’avènement politique et numérique d’une planète défragmentée. Nous avons développé simultanément aujourd’hui ces deux idéaux contradictoires – ou peut-être complémentaires – d’une mondialisation idéale et d’une valorisation des diversités culturelles.
C’est manifestement ignorer deux évidences. D’une part, toute mondialisation signifie la domination d’un empire. D’autre part, tout lieu est expressif d’une culture. Le cercle est magique ou laïc, géométrique ou ludique. Le cadran de montre, analogique ou digital, reflète une culture où les minutes comptent. Les jeux électroniques sont des espaces de tehnoscience et souvent de violence, sans rapport avec le monde rural. Disneyland, bien qu’il mette en scène des animaux, est imprégné de culture américaine. Un logiciel est constitué d’algorithmes qui reflètent l’âge du numérique. Le jeu de dames qu’on rencontre aujourd’hui dans nombre de cultures, et dont nous ignorons même, pour la plupart d’entre nous, l’origine, probablement africaine, peut paraître totalement atopique. Mais le rituel, le lieu où l’on y joue, le comportement des joueurs, sont marqués culturellement.
Il est clair qu’il faut ici faire la balance entre les excès de globalisation comme de fixisme culturel ; faire la part entre les avantages pratiques des utilités et les enjeux culturels majeurs. Je peux avoir une montre suisse et ignorer tout de la culture suisse. Une grosse montre en or peut être un symbole de richesse, plus que d’une exigence d’exactitude. Mais dans tous les cas, le fait d’avoir une montre influence certainement mes valeurs culturelles. Avoir un ordinateur ou un téléphone cellulaire fait de moi le citoyen d’une civilisation nouvelle. Mais les options culturelles demeurent infiniment riches et ouvertes au sein de l’âge du numérique. Je peux porter un turban sikh ou une kippah juive et voyager à bord du même avion russe ou américain ou utiliser un iPhone sans mettre en jeu ma religion, ni l’avenir de ma culture. Certes les Amishs ne le pensent pas ainsi et s’interdisent même la bicyclette. Leur attitude est tout à fait légitime, mais on constate à quel degré de marginalisation ils s’exposent, se coupant ainsi des bénéfices du dialogue culturel et du progrès technologique. Je peux boire du Coca Cola sans m’américaniser au point de mettre en jeu ma culture africaine ou japonaise, ou du saké sans devenir bouddhiste. Il n’est pas question de rejeter la richesse des autres cultures pour préserver la sienne. Bien au contraire : ces échanges sont nécessaires à la dynamique vitale de chaque culture.
Il n’en est pas de même quant à la globalisation dont on parle tant aujourd’hui. On ne peut en nier l’importance lorsqu’on s’inquiète des changements climatiques. Pas davantage lorsqu’on aspire au respect des droits fondamentaux de l’homme et à l’émergence d’une éthique planétaire. Mais il faut aussi résister à la volonté de domination et d’uniformisation des pays du Nord. On ne peut que rejeter les abus de l’économie ultralibérale qui tente de s’imposer au non de cette prétendue mondialisation et faire de la planète un marché domestique qu’elle exploite. La globalisation est un rêve d’hommes d’affaires nord-américains et un cauchemar pour les pays pauvres. Il ne faut pas confondre à nouveau colonialisme et progrès humain, comme à l’époque des conquêtes du catholicisme qui a détruit des cultures indigènes et exterminé des populations au nom de la foi. Nous devons lui opposer les valeurs du périphérisme et des culturelles identitaires. Non pas seulement comme une charité envers des cultures marginales, ou comme une démarche de sauvegarde patrimoniale, mais comme une réaffirmation de leur valeur dans nos échanges culturels. Il y a autant de planètes Terre que de sociétés. Nous devons développer une conscience de galaxie Terre et des dialogues périphériques. Le coureur de planètes découvre sur chacune d’elle d’autres fleurs, d’autres animaux, d’autres imaginaires, d’autres histoires, d’autres intelligences, d’autres rationalités, d’autres valeurs. De même, les espaces virtuels ne sont pas des non-lieux, des no man’s land ; bien au contraire, ils expriment des valeurs culturelles très fortes et suscitent des réactions de dépendance ou de rejet, et dans mon cas, de fascination critique.
Seule l’éthique planétaire, celle qui exige le respect intégral des droits humains fondamentaux, dépasse toutes ces diversités et les unit au service d’une solidarité humaine mondiale basée sur le respect des hommes et des différences. Mon toit peut être fait de palmes, de blocs de glace, de tôle ou d’ardoises ; et l’eau potable n’est pas la même en Amazonie et à Genève, à Dakar et à New York. Mais elle est potable pour chacune de ces populations. Et il importe que j’aie un toit et de l’eau potable, quelle que soit ma culture.
La mondialisation est tout à fait acceptable lorsqu’on parle d’une montre, indispensable du point de vue écologique, urgente en ce qui concerne l’éthique planétaire. Elle est une menace pour le reste. Elle présente des avantages évidents, tant du point de vue utilitaire que culturel dans le domaine des technologies numériques ; mais celles-ci ne sont pas neutres. Elles ont un impact majeur sur nos activités humaines, sur nos valeurs et vont faire évoluer toutes nos cultures. Elles peuvent redonner leurs chances à des cultures indigènes, autant que nous imposer l’american way of life. Ce ne sont pas elles qui sont bonnes ou mauvaises, mais les humains. À nous de décider ce que nous voulons.
Hervé Fischer
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