2010-01-20

Le virage hollywoodien


En 2010, Hollywood a manifestement pris conscience des difficultés grandissantes de son industrie face à la montée en puissance des technologies numériques. Les majors savent qu’ils ne seront pas capables d’imposer le 4K qui leur aurait permis de se protéger du piratage comme les bobines 35 mmm avaient pu le leur permettre jusqu’à présent. Trop cher et inutile du point de vue de la qualité de projection, le 4K n’a aucune justification du point de vue cinématographique. Le coût, comme dispositif anti-piratage, est pire que les pertes de revenus qu’on veut combattre et les propriétaires de salles ne sont évidemment pas prêts à assumer un tel investissement.
Les majors constatent aussi la difficulté de dominer un empire mondial avec un lancement simultané de milliers de bobines qui leur coûtent une fortune avant même que le film ait été testé sur le marché américain. Certes, la logique les a contraints à cette nouvelle politique pour limiter les pertes dues à la prolifération des copies DVD illégales ; mais là encore, le remède est pire que le mal. Jack Valenti les avait avertis. Ils rencontrent de plus en plus de difficulté à tirer profit d’une industrie qui produit trop de navets, dont le lancement mondial est exorbitant.

panem et circum

Quelle solution ? Puisque le numérique est devenu incontournable, autant en tirer avantage, pense Hollywood, en produisant désormais des films IMAX et en trois dimensions, qui coûteront certes très chers, mais qui ne seront plus piratables et qui rapporteront encore plus. L’expérience de James Cameroun avec le film Avatar sorti en salles fin 2009 est concluante.
Bien sûr, le film a coûté près de 500 millions de dollars : un record. Mais il a aussitôt rapporté plus d’un milliard en dix-sept jours ! Un autre record. Et en six semaines il dépassait le dernier record, de 1,8 milliards obtenu lui aussi par James Cameroun, pour Titanic, mais seulement au bout de quarante et une semaines. Si l’on y ajoute une espérance de vie encore à venir, le jeux électronique qui lui est lié, et les produits dérivés, Avatar peut espérer dépasser aisément les deux milliards de dollars. Lorsqu’on atteint ces chiffres, il n’est plus nécessaire de multiplier les productions chaque année. Certes les billets d’entrée pour Avatar (qui incluent des lunettes 3D pour un supplément de trois ou quatre dollars) est élevé. Titanic a attiré quatre-vingt dix millions de spectateurs, alors qu’Avatar n’en a eu que quarante millions pour le même montant de revenus. Mais qu’importe : ce sont les revenus qui comptent, plus que le nombre de spectateurs. On peut même espérer faire un profit supplémentaire sur la vente des lunettes, dont le coût, pour une telle production de masse, est devenu marginal. Et nous aurons bientôt aussi des téléviseurs 3D.
Bien sûr, du point de vue cinématographique, Avatar est un gros navet. Ni le thème, ni le story-board, ni les caractères, ni le jeu des acteurs ne rencontrent les standards minimums d’une œuvre cinématographique de qualité. Au moins la catastrophe réelle du Titanic avait-elle pu créer un minimum de complexité dans l’histoire du film, dans la richesse psychologique des personnages. Dans le cas d’Avatar, une histoire de science-fiction entièrement inventée, James Cameroun laisse voir immédiatement son simplisme navrant. Il a inventé une fable insipide située sur une planète gazeuse bleutée, Pandora, lune de Polyphème, à 4,22 années lumières de la Terre, où de méchants militaires américains détruisent le paradis terrestre de bons sauvages, les Na’vis, pour exploiter un minerai, l’unobtanium, qui permettrait de résoudre la crise énergétique sur la Terre. Certes, la fable est écologique, mais binaire, et les militaires sont stupides et brutaux. L’un d’entre eux trahit le drapeau américain pour essayer de sauver cet environnement féérique et sa population innocente, ce qui a eu pour effet sympathique de déchaîner la droite républicaine américaine contre le film. Mais l’histoire d’amour est aussi mièvre que la fable. Du point de vue scientifique, ce film de science-fiction va à l’encontre de principes les plus élémentaires de la science, sans le moindre souci d’explication de ce minerai fabuleux, des lois contraires à la gravitation et au magnétisme, de la cryogénisation, ou de la création d’avatars humains. On se fait seulement expliquer que la nature de Pandora a plus de connexions neuronales que le cerveau humain, qui ce la rend intelligente.
Rien ne sauve ce film de près de trois heures sauf – et il faut le dire aussi – la beauté des paysages en images de synthèse, la luxuriance merveilleuse de la faune et de la flore, et l’invention d’une langue, celle des Na’vis, concoctée avec de vrais linguistes.
Et ce film mérite aussi d’être vu pour la performance exceptionnelle des animations en images 3D, grâce à une technologie 3D « fusion nouvelle ». Il a fallu plus de un Petaoctet de stockage (1048 576 Gigaoctets), soit deux disques durs de deux Tetraoctets, pour produire ce film dans les studios de Miramar en Nouvelle Zélande, qui dispose aussi d’un serveur Blade ultraperformant avec 40 000 processeurs et 104 To de mémoire vive (RAM). On notera d’ailleurs que les professionnels québécois sont nombreux sur le générique, ceux d’Ubisoft la multinationale du jeu électronique et de sa filiale Hybride fondée par Pierre Raymond et réputée pour sa maîtrise des effets spéciaux. Nous sommes à Wellington, le nouveau « Wellywood » développé par le Néo-zélandais Peter Jackson, à qui l’on doit déjà la réalisation d’un remake de King Kong, du Seigneur des anneaux, de Lovely Bones. Il prépare une superproduction, les Aventures de Tintin. Il intéresse non seulement James Cameroun ou Steven Speilberg, mais aussi Robert Zemeckis (Retour vers le futur, Forest Gump, Le Drôle de Noël de Scrooge). George Lucas, George Miller, David Fincher, etc. Bref, on a le sentiment qu’Hollywood se déplace vers Wellywood pour y produire à meilleur coût des productions en très hautes technologies numériques.
Le projet ne serait pas seulement d’y tourner de nouvelles productions, mais aussi de reprendre les blockbusters de la production hollywoodienne en 3D. Finie, la hantise du piratage, fini aussi le coûteux star system, puisqu’on recourra de plus en plus à des personnages en images de synthèse et au motion capture, qui permet de les animer avec les mouvements fluides d’acteurs réels, mais dont les contrats sont beaucoup plus modestes.
Ainsi voit-on l’industrie hollywoodienne prendre un virage majeur et s’orienter de plus en plus vers le divertissement spectaculaire en 3D, dans un style bande dessinée augmentée, nouvelle déclinaison panum et circus – du pain et des jeux de l’empire romain. On constate qu’aux États-Unis, 80% des spectateurs ont payé le supplément pour voir Avatar en 3D, tandis qu’en France, ce sont seulement 60% qui ont jugé la dépense utile. On peut supposer que le public français, plus cinéphile, espérait encore voir un film de la qualité de Titanic – et il a été évidemment très déçu-, tandis qu’aux États-Unis, le public recherchait plus le divertissement spectaculaire pour lui-même.
Aussi performant technologiquement qu’il puisse être, tout film devrait tendre au grand art cinématographique. Ce n’est plus le cas avec cette nouvelle industrie du divertissement. Aussi voit-on le succès d’Avatar s’éteindre rapidement comme un feu de paille, cédant dès la huitième semaine la première place au box-office à Dear John, un mélo, et à From Paris With Love avec Travolta. Même en 3D, un navet demeure un navet, mais qu’importe s’il a rapporté deux milliards, car telle est la logique de Hollywood qui domine toute autre préoccupation. Lorsque l’attention du réalisateur est détournée presqu’exclusivement vers la technologie, l’art n’est pas bien servi. Peu importe. La recette est pour Hollywood du pain bénit.
On peut prévoir qu’Hollywood laissera progressivement aller la production de films classiques, films d’auteurs, films indépendants, dont les revenus sont de plus en plus aléatoires lorsque la logique de l’empire exige de les lancer simultanément sur toute la planète pour se protéger – brièvement seulement – du piratage, et se consacrera désormais de plus en plus au divertissement spectaculaire 3D.
Sans doute ne pouvait-on pas prévoir en 2004, lorsque j’ai publié ce livre pour la première fois, que cette technologie deviendrait aussi rapidement généralisable. Mais cette évolution – intelligente du point de vue commercial -, qui correspond finalement au core business de l’industrie hollywoodienne, est tout à fait respectable. Elle permettra à Hollywood de continuer à faire des profits, en faisant autre chose que ce que nous appelons du cinéma. Même si les majors continuent à produire quelques films classiques – pourquoi pas : ils ont déjà produit beaucoup de chefs d’œuvres de grands réalisateurs -, ils laisseront de plus en plus le terrain libre pour les producteurs et les distributeurs indépendants, ceux qui nous ont habitués à un cinéma de qualité. L’art cinématographique ne se heurtera plus au monopole funeste de multiplex américains. Il pourra revivre pour notre plaisir et aborder des thèmes importants pour nos sociétés. Rien n’empêchera que ceux qui le veulent puissent aussi aller sucer des bonbons 3D dans les arènes hollywoodiennes. Ce que nous revendiquons seulement, c’est que Hollywood cesse de tuer l’art cinématographique. S’il se consacre à autre chose, nous n’avons plus de raison de le dénoncer.
Dans des pays comme la Chine, où l’on est friand, comme partout ailleurs, de spectacles distrayants à grand renfort d’effets spéciaux, ce virage de l’industrie hollywoodienne peut être bien reçu aussi. Il demeure que la voie est désormais libre pour développer une cinématographie indépendante, chinoise en Chine, brésilienne au Brésil, italienne en Italie dans de nouveaux réseaux de distribution numérique du cinéma, celui qui compte artistiquement, en échappant à l’impérialisme et à l’obstruction hollywoodien, qui vont progressivement céder le terrain. Et que nous importera alors que Hollywood s’enrichisse ou fasse faillite ! Il aura perdu son pouvoir de nuisance.
D'ailleurs, les effets racoleurs du 3D assureront-ils à coup sûr l'avenir de Hollywood? L'avenir le dira, mais je n'en suis pas tout à fait convaincu. Les sièges dynamiques de quelques salles de cinéma, qui permettent d'épouser les mouvements d'un vol de dynosaures ailés ont du succès. Certes, comme plusieurs gadgets nouveaux. Ajoutons les odeurs, comme dans Polyester, le film de John Waters en Odorama, qui date déjà de 1981 et n'a guère eu de suite. Puis le vent, la pluie ou la marée montante dans les salles. La course au gadget est commencée. Elle tuera certainement le cinéma, mais peut-être seulement celui de Hollywood. Elle libérera l'autre, celui de ses grands créateurs qui en ont fait un art majeur.
Hervé Fischer(*)

(*)Voir Hervé Fischer, Le déclin de l'empire hollywoodien, éditions vlb, Montréal, 2004.

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