
Je propose ci-après de façon très synthétique quelques concepts qui sont liés entre eux et qui me semblent être des clés fondamentales pour comprendre notre époque.
1 – Nous passons de l’âge
du feu à l’âge du numérique,
c’est-à-dire de l’âge de l’énergie, incluant le feu, le vent, l’eau,
l’électricité et le nucléaire, à l’âge de l’information. Nous passons ainsi du
couple énergie-matière à un nouveau paradigme épistémologique et instrumental ,
celui d’un codage binaire et d’une programmation algorithmique avec lesquels
nous prétendons réinterpréter l’univers et l’instrumentaliser avec une nouvelle
puissance humaine supérieure à celle des
lois ordinaires de la nature. L’homme choisit de mettre sa signature sur notre
évolution et nous parlons de l’anthropocène. McLuhan a été le dernier grand
penseur de l’âge du feu, des médias électriques. Mais il ne pouvait pas être le
nouveau gourou de l’âge du numérique. L’énergie détruit l’information. Le
numérique la crée et la diffuse.
2 – Nous devons rendre
hommage à Darwin pour avoir affirmé contre les créationnistes que l’homme n’est
pas descendu du ciel mais des arbres et avoir inventé la loi de la sélection et
de l’adaptation naturelle pour expliquer biologiquement notre évolution. Mais cette loi darwinienne
ne suffit pas pour expliquer les mutations successives de l’espèce humaine.
Nous proposons de considérer « la
théorie de la divergence ». L’espèce humaine a évolué très rapidement,
moins par adaptation que par projets, ruptures et divergences, au risque même
de sa survie. Cela est évident en politique, dans le progrès des sciences, dans
les arts. Ces divergences qui ont accéléré notre évolution, sont toujours
venues de créateurs, d’inventeurs, de leaders qui furent d’abord marginaux, rebelles,
en rupture avec les idées communément reçues, mais qui ont fini par s’imposer à
la majorité.
3 – L’invention de l’informatique constitue un remarquable exemple de
cette théorie de la divergence, par des étapes successives. L’invention de
l’écriture idéographique, puis le rupture avec l’analogique et l’invention de
l’alphabet phonétique, de vingt à trente signes abstraits, propices à une plus puissante combinaison conceptuelle, puis
l’invention par Gutenberg des caractères mobiles d’impression, qui a permis
progressivement la diffusion de masse des livres et la pensée individuelle
critique, puis la réduction radicale de cet alphabet phonétique à un code
binaire, qui nous offre désormais la convergence multimédia universelle de tous
les langages – non seulement le texte, mais les sons, les images, les
mouvements : l’imprimerie du XXIe siècle. Il faut souligner cette fois que le numérique
constitue une rupture par une diffusion immédiate planétaire, la programmation
des algorithmes, la gestion et le contrôle des hommes et des idées, pour le
meilleur et pour le pire, avec une puissance technoscientifique, sociale et
culturelle dont nous n’avions jamais osé rêver, si non dans la sorcellerie.
Mais il est faux de répéter, comme on le fait constamment, que cela signifie la
fin de la parenthèse Gutenberg et le retour à une oralité multimédia, qui
pourrait aussi ruiner les efforts chèrement acquis de la raison conceptuelle et
critique et l’avènement d’un nouvel obscurantisme. Le code binaire est
l’aboutissement génial de l’alphabet phonétique de vingt-six signes, par sa
réduction à deux : on et of, 1 ou 2.
4 – La divergence la plus évidente de l’esprit humain
par rapport à la nature est l’invention
de l’éthique. La théorie de Darwin ne saurait expliquer l’émergence de
l’éthique. Bien au contraire, c’est selon Darwin la loi du plus fort, celle de
la jungle, qui domine notre évolution, alors que l’éthique nous oblige se
secourir les faibles, les mourants, à sauver les malades, à aider
artificiellement à se reproduire ceux à qui la nature ne le permet pas, à
prolonger la vie de ceux qui ne sont plus productifs, à faciliter la vie de
ceux qui ont des handicaps lourds, malgré le coût social élevé, alors que la
sélection naturelle darwinienne devrait les éliminer. Or aujourd’hui, grâce aux
technologies numériques, nous avons constamment accès, en temps réel, à une
information planétaire. Grâce aux réseaux numériques de communication, nous
savons de plus en plus que les droits universels de l’homme sont bafoués
constamment aux quatre coins de la planète. Nous savons que l’humanité est un
scandale permanent, intolérable : exploitation, violence, injustice,
et génocides. Ce sont les hyperliens numériques qui renforcent
cette nouvelle exigence de solidarité humaine et d’indignation que nous
ressentons. Paradoxalement, c’est la technologie binaire triviale de l’informatique
qui crée et renforce quotidiennement cette exigence d’éthique planétaire que
nous ressentons. Certes, nous sommes fascinés
par les vertus numériques de la « réalité augmentée ». Mais le
progrès humain est beaucoup moins certain que le progrès technologique. Et ce
que j’appelle donc la « conscience
augmentée » est beaucoup plus importante et décisive pour notre avenir
que la réalité augmentée. La conscience augmentée est le fondement de l’hyperhumanisme que je prône : hyper pour plus d’hyperliens et plus
d’humanisme. Et c’est en ce sens que je parle du digital alternatif, non pas celui du commerce, de la spéculation
financière et des jeux vidéo des pays riches, mais celui du progrès humain pour
le développement des pays du Sud : éducation, prévention, santé,
communication, diversité culturelle et identitaire.