2008-02-10

Philosophie de l’innovation



Tandis que le monde technoscientifique *, aussi bien qu’économique et financier, change autour de nous plus vite que nous-mêmes – plus vite que notre conscience du changement, plus vite que nos idées, que nos valeurs et que nos savoir-faire, nous sommes confrontés à des défis inédits. Pour les uns, il s’agit d’une crise, qui nous insécurise ; pour les autres, c’est le progrès qui nous interpelle et nous offre de nouvelles chances ; pour d’autres encore face à la compétition mondiale des sociétés du savoir, nous vivons de plus en plus dangereusement. La vitesse, voir l’accélération des changements met les uns sur la défensive et excite les autres.

Nous sommes entrés dans une ère de capitalisme effréné, dont la logique semble à la fois innovatrice et inhumaine. Et nous pouvons citer ici aussi bien les OGM, que les technologies numériques, l’écologie que la violence, l’exploitation de la nature autant que celle des hommes. Il ne suffit pas de courir. Encore faut-il savoir où nous courrons si vite et pourquoi.

Innover, c’est aussi arrimer la liberté et la créativité de l’imagination aux exigences du réalisme et du rationalisme. On ne saurait les opposer comme jadis. Et aujourd’hui, la créativité ou l’innovation ne sont plus des qualités réservées aux artistes et aux chercheurs scientifiques. J’ai déjà souligné dans Le choc du numérique*, parlant des «laboratoires du futur», que c’est une exigence aussi et une vertu pour les financiers, pour les industriels, pour les entrepreneurs, pour les financiers, mais aussi pour les artisans, pour les gestionnaires, pour les fonctionnaires de l’État, pour les agriculteurs autant que pour les médecins. Tous sont confrontés à la nécessité d’innover. Les malades consultent l’internet avant de prendre rendez-vous chez leur médecin et lui objectent éventuellement les informations qu’ils ont lues sur le web. Les producteurs agricoles, aussi bien que les pêcheurs suivent les cours des marchés en ligne, tant pour les fruits et légumes, que pour la volaille ou le poisson et confient à des ordinateurs le contrôle de leurs bâtiments d’élevage et pour la chaîne du froid. Les financiers sont soumis à la vitesse et à la nervosité des réseaux numériques où s’affichent les variations boursières en temps réel. Les sportifs contrôlent leur entraînement, leur diète et leurs performances sur les écrans cathodiques. Et les industries culturelles sont devenues des domaines d’innovation qui dépendent de plus en plus des performances et de l’innovation dans les technologies numériques. Personne n’y échappe désormais.

L’idée est nouvelle. Elle fait partie de la modernité. Ainsi un artiste de la Renaissance italienne, tel Leonardo da Vinci se flattait d’avoir inventé toutes sortes de machines, et aussi d’avoir fait quelques peintures. Plus récemment, les artistes du Bauhaus n’ont pas jugé indigne d’eux de se consacrer à l’innovation dans les formes et les fonctions des objets de la vie quotidienne, chaises, tables, cuillers, fourchettes, casseroles, aussi bien que des machines industrielles, voire des automobiles. Aujourd’hui, cela étant acquis, on s’attend à ce que les artistes travaillent aussi pour les industries du cinéma, de la télévision, des textiles et de la mode. C’est l’enjeu de l’avenir d’Hexagram, l’Institut des nouveaux médias de Montréal. Et demain, on peut prévoir que les artistes actuels vont s’intéresser à la vie rurale aussi bien qu’à la vie urbaine, aux biotechnologies humaines, animales et végétales, et de façon générale à la recherche et développement scientifique et technique.

L'innovation est un exemple incontournable de la loi de la divergence, dont je souligne le rôle moteur dans notre évolution humaine**.

On admettra que les technologies numériques sont le domaine par excellence de l’innovation, tant les développements technologiques y ont été rapides, puissants et extensifs. Et l’âge du numérique n’en est encore qu’aux premiers balbutiements. Il faut s’attendre à des innovations spectaculaires, dont nous n’avons encore aucune idée.

Mais il ne faut pas limiter l’innovation aux technologies numériques. Elle concerne fondamentalement aussi la vie sociale et politique, nos valeurs et notre éthique, comme le révèlent les enjeux de plus en plus fondamentaux de nos débats de société actuels.

Ce que je veux souligner ainsi, c’est qu’il faut cesser de cloisonner nos catégories professionnelles, culturelles, politiques, le réel et l’imaginaire, les peurs et les espoirs. Nous sommes tous liés, quel que soit notre champ d’activité, notre lieu de vie, notre éducation, tous sur le même navire, qui est petit. Un paysan et un artiste, un scientifique et un financier, un médecin et un malade, un pilote d’avion et un passager sont des variations du seul et même homme, qui est en chacun de nous, et qui se doit d’exercer le même niveau de talent, d’innovation et de respect des autres, chacun dans son domaine d’expertise. Personne d’autre ne le fera pour lui. C’est le même homme qui pilote et qui voyage, qui est malade et qui guérit, qui nourrit et qui mange. Il faut réunifier l’homme avec lui-même, dans ce qu’il a de meilleur, de plus créatif.

Et les technologies numériques deviennent aujourd’hui un catalyseur puissant de cette réunification de l’homme créateur avec lui-même, parce qu’elles favorisent nos échanges personnels, notre information, donc nos capacités de gestion autant que d’innovation, et de notre sens des responsabilités.

Nous ne devrions aucunement en avoir peur, ni opposer humanisme, technologie et culture. Ce sont nous-mêmes, les hommes, qui créent et partagent toutes ces déclinaisons de nos besoins et de nos réponses. L’innovation, ce n’est pas une spécialisation. C’est le meilleur de l’homme, en chacun de nous et dans tout ce que nous faisons. Non pas parce que nous condamnons le passé, mais parce que nous avons pleinement conscience que nous sommes encore loin de nous-mêmes, de ce que nous pouvons accomplir ensemble. Dans notre époque de désenchantement postmoderne, il faut relever le nez et rappeler que le progrès existe, qu’il est une nécessité humaine. L’innovation n’est pas que le moteur du progrès technoscientifique. Il est aussi le moteur du progrès humain.

* http://www.mind-mapping.co.uk/mind-maps-examples.htm

** Le choc du numérique, éditions vlb, Montréal, 2001.

*** La société sur le divan. Éléments de mythanalyse, vlb, Montréal, 2007

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