2008-02-11

Ensemble/ailleurs : le psychotrope numérique



Les technologies numériques nous permettent un don d’ubiquité dont les plus grands sorciers n'auraient pas même oser rêver il y a cent ans, favorisent la création de communautés virtuelles, ou permettent des rencontres amoureuses. Et tel est le thème du colloque Ensemble/ailleurs*, qui vient de réunir fin janvier à Toronto des chercheurs et créateurs de l’université du Québec à Montréal, du Centre de création cinématographique du Fresnoy à Lille-Tourcoing en France, et de l’université Ryerson. Louise Poissant, Pierre Tremblay et Alain Fleischer ont donné le coup d’envoi des interventions, qui ont tenté de mettre en évidence les paramètres de cette nouvelle déclinaison de l’espace-temps à l’âge du numérique.

En fait, il était important de rappeler que cette problématique n’est pas nouvelle, si l’on en juge par l’archaïsme des désirs humains de communication et de présence à distance, et des réponses que nous avons pu leur donner avec les technologies de la magie et de la religion. Mais il convenait de citer aussi des technologies plus récentes, comme celle du cinéma ou de la vidéoconférence. La présentation du documentaire sur Jean-Luc Godard réalisé par Alain Fleischer était du plus grand intérêt. Godard nous suggère de considérer la caméra et le projecteur de cinéma comme des outils de vision pour scruter le monde, au même titre que le microscope ou le télescope. L’idée est intéressante en soi. Mais elle explique aussi la nature des productions de Godart, si prosaïques et finalement ennuyeuses, à l’opposé de la lanterne magique d’un Mélies et du cinéma de fiction qui inventent d’autres mondes plus fascinants que le cinéma vérité et que ce réalisme plat qui fit brièvement fureur. Nous voyons bien aujourd’hui, avec l’importance des technologies numériques et des effets spéciaux au cinéma, que Mélies avait raison dès l’origine du cinéma contre la diversion raliste de Godart, parce qu’il était capable de nous transporter ensemble ailleurs à travers un écran cinématographique. Nous comprenons aussi l'un des secrets du succès du cinéma.

Bien entendu, le numérique change tout à cet égard, comme dans tant d’autres modes de pensée et de comportement de notre espèce. Nous pouvons désormais clavarder en temps réel à distance, collaborer simultanément à distance à un projet d’architecture, crayon à la main. Nous pouvons nous rencontrer à travers nos avatars dans un espace collaboratif de jeu ou de vie, tel que Second Life, et nous activer sur des plateformes numériques de socialisation comme MySpace ou FaceBook, parmi tant d’autres.

Ces nouvelles possibilités interpellent évidemment les philosophes, mais aussi les psychologues, les sociologues et les phénoménologues. Et plus que tous, les artistes, qui créent ces espaces virtuels, leur donnent forme et les animent. Le succès faramineux de FaceBook, qui en quatre ans a été capable de réunir sur son site quelques 60 millions de participants, de valoir tout aussi vite plus d’un milliard de dollars, et de dériver dans les marchés publicitaires, constitue non seulement un exemple extraordinaire d’innovation psycho-numérique, mais nous apparaît aussi comme un symptôme criant de la perte de solidarité organique de nos sociétés de masse actuelles. Seul un profond sentiment de solitude peut inciter des jeunes et maintenant des citoyens de tous âges à aller mettre sur une plateforme d’échanges toutes sortes d’informations personnelles au vu de tous et sur lesquelles ils perdent contractuellement tout pouvoir. Quelle compensation espèrent-ils de ces mondes virtuels, par rapport aux déceptions et aux résistances du monde réel?

Dans la vraie vie, celle du quotidien, celle des foules sentimentales que chante Alain Souchon, malgré les promiscuités urbaines, nous ne sommes jamais vraiment ensemble, tant nos solitudes existentielles sont insurmontables, et peut-être même sont-elles nécessaires, car fondatrices de nos autonomies. Nous ne sommes jamais vraiment ailleurs, tant nous sommes liés affectivement à nos proches et étroitement à l’Autre – le langage social, les structures de la vie collective. Au-delà de ces liens biologiques, psychologiques, et sociaux, voilà que les hyperliens du numérique donnent réalité à nos anciennes sorcelleries. La magie digitale permet ces évasions du réel immédiat, ces rencontres à distance dans des communautés virtuelles, où nous imaginons participer à des fusions multiples impossibles ici-bas. C'est l'euphorie du virtuel. C'est aussi l'opium numérique du peuple. Des gourous prétendent même que ces hyperliens nous rattachent à un cybercortex planétaire. Nous voilà plongés dans l’intelligence collective, comme les neurones d’un immense cerveau numérique transculturel et transpolitique. Aussi étrange que puisse paraître ce fantasme, il a le mérite de célébrer la qualité de certains des nouveaux échanges que nous pouvons développer grâce au web. Permettons-nous ici de faire des nuances discriminatoires, car la bêtise n'a pas attendu le numérique pour être plus répandue que le bon sens cartésien.

Allons-nous, grâce au web développer de nouvelles solidarités humaines? Il est permis d’en douter, bien que ce village planétaire mcluhanien ne manque pas de charmes, quelles qu’en soient les illusions politiques.

Sommes nous en manque de cette Seconde Vie que nous offrent les jeux multi-usagers de rôles et de compensations ? Il semble bien que oui. Le cordon ombilycal du numérique nous rassure en nous reconnectant au corps maternel de la société.

Cet ensemble/ailleurs, est fort incertain, ou volatile. Il flotte dans un irréel hors gravité. Mais nos cadres sociaux traditionnels de l’espace et du temps éclatent réellement sous la pression des technologies numériques. Nous croyons naviguer dans le cyberespace pour les utilités, mais nous y aimons surtout ce flottement qui nous libère des lourdeurs du réel, comme si, dans l'apesanteur, nous étions heureux ensembles. Voilà l’un des imaginaires numériques les plus efficaces, mais peut-être aussi les plus trompeurs! Attention à la dépendance et au réveil ici-bas!

*Voir le programme à www.imagearts.ryerson.ca/torontomontreallille/

** image de Second Life: http://blogs.reuters.com/wp-content/uploads/2007/03/SecondLife_Me_and_My_New_Husband.jpg

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