2009-02-28

Nos fantômes numériques

Le livre bien informé d’Éric Sadin Surveillance globale * aborde avec beaucoup de pertinence philosophique la problématique de plus en plus vertigineuse de nos doubles virtuels dans les réseaux numériques et les banques de données. Notre univers lui-même est progressivement interprété et modelé en fichiers et algorithmes qui nous en livrent une construction de plus en plus détaillée et instrumentale. Et au sein de ce simulacre technoscientifique de notre milieu de vie, nous sommes nous-mêmes individuellement – oui, chacun de nous - métadatés. Les ordinateurs accumulent - à l’aveugle, ou avec des intentions spécifiques d’enquêtes -, de multiples données individuelles, qui constituent peu à peu une sorte de simulacre de nous-mêmes dans le monde virtuel. Ces nuages de données s’accumulent et s'enregistrent constamment à partir de tous nos actes quotidiens, même les plus anodins : achats avec cartes de crédit, billets d’avion, numéros de téléphone appelés, navigations sur le web, échanges de courriels, dossiers médicaux, financiers, suivi de nos déplacements (téléphones mobiles ouverts), habitudes de consommation, de lecture, fréquentations, etc. Souvent même, nous contribuons volontairement et avec enthousiasme à cette vaste hyperbibliothèque humaine, digne de la Stasi en plus efficace, en confiant nos photos et nos émotions à des plateformes insidieusement conviviales telles que Facebook. Nous existons dans ce monde virtuel comme des fantômes numériques de nous-mêmes, exposés à des manipulations, des menaces, des extorsions toujours possibles, du data marketing, voire séduits par nos désirs de socialisation et nos rêves de survie virtuelle (on pense aux entreprises bien réelles de pompes funèbres numériques qui nous offrent de maintenir éternellement actifs sur le web nos données numériques, sites web, blogs, etc.)
Comme chacun sait, nous n’avons aucune garantie que ces informations soient traitées confidentiellement, non croisées, détruites régulièrement, non confondues avec des homonymes, etc. Nous n’y avons que très peu accès ou aucun accès, nous ne pouvons en contrôler l’exactitude. Et la lutte contre le terrorisme a légitimé de facto, officiellement ou secrètement, le pouvoir de contrôle totalement inédit des technologies numériques. L’encadrement démocratique est défaillant, tout autant que notre conscience des faits. Pourtant, ce n’est peut-être que le début d’un nouveau modèle social numérique qui s’ébauche actuellement et que des dérives politiques et policières fascistes – on sait que le monstre peut toujours resurgir, même en Europe aujourd’hui, où les mouvements d’extrême droite recommencent à pulluler – pourraient transformer en cauchemar orwellien numérique complet. On dit que dans la nature rien ne se perd. Dans le monde numérique non plus. Vous pouvez perdre vos données sur votre ordinateur et même votre ordinateur, mais les réseaux de serveurs privés et publics, eux, ne perdent rien, même les messages que vous avez effacés de votre disque dur. Logiciels espions et cookies se multiplient. Nous observons de plus en plus de fraudes, de vols d’identités, qui ne sont que la partie visible de l’immense iceberg numérique qui risque de faire échouer toutes nos valeurs, si durement conquises, de démocratie, de transparence, de liberté, de respect de la vie privée, etc. Dieu est mort. Nous n'avons plus d'âmes. La belle affaire, si le diable nous tague et nous dote à notre insu de meta data qui pourraint bien être toutes aussi pernicieuses et nous conduire aussi en enfer!
Éric Sadin ne joue pas avec complaisance les prophètes de malheur. Mais il nous donne avec réalisme la mesure des développements technologiques en jeu, tant au plan de la micro-surveillance que des contrôles globaux. Il ne nie pas plus que nous les vertus du numérique, ni celles du contôle social. Mais il se demande si notre acceptation de cette surveillance globale et de sa dérive ne tient pas aux anxiétés de notre inconscient collectif, et à une compensation que nous souhaiterions opposer aux menaces nouvelles et insaisissables du monde actuel. Rendus pessimistes par l'histoire moderne et actuelle, beaucoup ne croient plus au progrès et acceptent l'idée de plus d'ordre et de contrôle, voire rêvent de fascisme, surtout en période de dépression économique menaçante, comme à un rempart nécessaire contre le chaos. Et il est vrai que nos démocraties sont molles. Elles ne savent pas toujours se défendre. Ou plutôt, nous sommes trop dépolitisés et ne défendons pas assez vigoureusement nos démocraties, dont le sort se joue désormais autant dans le monde virtuel que dans les parlements. C’est à chacun de nous d’y veiller. Tel est le principe même de la démocratie, qui doit désormais prendre en compte sa dimension numérique.
Il faut lire le livre d’Éric Sadin, qui actualise le mythe de Big Brother**, au moment où il menace de devenir de plus en plus réel.
Hervé Fischer
*Éric Sadin, Surveillance globale – Enquêtes sur les nouvelles formes de contrôle, Flammarion, collection « Climats », Paris, 2009.
** Reg Whitaker, Big Brotjer.com - La vie privée sous surveillance. Presses de l’Université Laval, Québec, 2001.

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