Devrions-nous parler de jasmin digital pour désigner la révolution politique tunisienne qui a donné le signal en janvier 2011 de l’effondrement des régimes arabes autocratiques? Doit-on faire l’éloge de la révolution 2.0, selon l’expression de Whael Ghonim, un Égyptien directeur exécutif de Google Moyen-Orient qui a fait une page Facebook en hommage à Khaled Said, battu à mort par la police et contribué ainsi au démarrage de la révolution égyptienne le mardi 25 janvier? Google, Twitter, Youtube, Facebook seraient-ils les instruments et les symboles de révolutions politiques libératrices? C’est ce que pense Whael Ghonim qui a déclaré : « J’ai toujours dit que si vous voulez libérer une société, il suffit simplement de leur donner accès à l’internet ». Allons donc ! Voilà une affirmation surréaliste ingénue, bien digne des illusions occidentales. Ce sont certes des catalyseurs, mais c'est malheureusement le sang versé, notamment dans ce cas celui des jeunes, qui a fait ces révolutions en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Bahreïn. Et ce sont les grenades, les fusils, voire les bombes qui sont utilisées par la répression. Ni le sang, ni les balles ne sont numériques.
Certes, le numérique constitue une révolution technologique incontestable, aux effets plus radicaux qu’on a bien voulu le dire. Certes, l’internet est un instrument remarquable de développement de la démocratie, un outil très efficace pour les organisations humanitaires et alermondialistes, Est-ce pour autant un droit humain fondamental, comme le déclare Hillary Clinton? Elle-même semble plutôt en contradiction lorsqu’elle réclame que les gouvernements menacés par la rue ne ferment pas l’accès aux sites américains de Google, Twitter, Facebook, MySpace, etc., tout en accusant vertement Wikileaks, et en traitant Julian Assange de criminel. Deux poids, deux mesures, selon les intérêts américains.
Mais nous avons bien vu que la révolution a continué même lorsque l’accès à l’internet et aux réseaux de téléphonie mobile ont été coupés en Tunisie, puis pendant une semaine par le gouvernement égyptien, puis encore en Libye. Bien sûr, Google, notamment, a mis en place des numéros de téléphone gratuits pour accéder à Twitter. Mais cela est demeuré marginal, car nous savons bien, même si les statistiques ne sont pas à jour, que seule une minorité de ces populations dispose d’ordinateurs connectés à l’internet et de téléphones mobiles. C’est plutôt grâce aux médias traditionnels, journaux, radios, télévisions, et notamment grâce à Al Jazeera, que les informations et vidéos numériques ont pu être relayés pour le plus grand nombre.
En fait, ces révolutions ont été intergénérationnelles. Elles résultent de vagues démographiques. Elles ont été le fait des jeunes, des nouvelles générations en rupture avec l’archaïsme des anciennes, qui constituent plus de 50% de ces populations. Certes, elles rêvent d’internet et de sa symbolique moderne. Mais ce sont des jeunes étudiants, travailleurs, souvent des jeunes chômeurs auxquels la société adulte n’a rien à offrir, qui ont fait ces révolutions. Alors que leurs pays connaissent des taux de croissance élevés, ils n’en eu aucune retombée pour eux, car tout cet argent frais a été capté par la corruption des adultes au pouvoir.
Même si l’internet a certainement été un catalyseur, pour provoquer des rassemblements de rue et diffuser de l’information et provoquer de l'indignation contre la répression, ces révolutions sont politiques et non numériques. Elles sont générationnelles. Elles rythment la modernisation de nos sociétés. Mai 68 a été le fait d’une vague démographique, celle des baby-boomers face à une société adulte qui occupait tous les postes. Il n’y avait pas encore d’internet, mais les jeunes gauchistes rêvaient d’autre chose, ce que nous avons appelé « l’imagination au pouvoir » contre des mentalités anciennes. En 1989, la chute du mur de Berlin, la révolte de Tienanmen ont été tout aussi générationnelles. Les révoltes arabes de 2011 le sont à leur tour. En Mai 68, certes, les jeunes étaient fils de bourgeois. En 89, les jeunes d’Allemagne de l’Est voyaient la modernité et la liberté de l’Allemagne de l’Ouest qui leur étaient refusées. Les Nomenklaturas arabes d’aujourd’hui, corrompues et coupées de la réalité, sont de véritables provocations pour les jeunes, souvent éduqués, mais enfermés quant à eux dans la pauvreté et la répression. Voilà la réalité, qui a balayé comme un tsunami les privilèges indécents et la corruption des gens au pouvoir. L’hypocrisie des gouvernements occidentaux, qui ont cru avoir avantage à flatter aveuglément ces potentats arabes, m’a toujours choqué. J’ai participé au Sommet mondial sur la Société de l’information organisé par les Nations Unies à Genève en 2003, mais j'ai refusé d'aller à celui de Tunis en 2005 par ces mêmes Nations Unies et je n’ai jamais répondu aux invitations des associations officielles tunisiennes de multimédia*, connaissant la répression tunisienne qui sévissait contre les libertés d’expression et la censure de l'internet.
Le numérique est un outil efficace de liberté et de développement, mais pas une baguette magique, comme on l’a vu en Tunisie depuis ce Sommet hypocrite et comme on va le voir avec les lendemains difficiles de ces révolutions politiques. La réalité politique pèse plus lourd sur les vies que les simulacres du monde virtuel. L’apesanteur numérique n’est qu’une illusion. Il ne faut jamais l’oublier.
Hervé Fischer
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* Je suis président de la Fédération internationale de multimédia