2007-08-13

Hypernaturalité et algorithmes

peinture chinoise classique

construction algorithmique d'une molécule

Projetant leur propre conscience d’appartenir pleinement à la nature et d’avoir un esprit qui pense, souffre, agit, les premiers hommes ont imaginé que les animaux aussi, et les arbres, les montagnes, les rivières, le vent, les pierres, le feu, la terre, le soleil et la lune étaient animés comme nous de conscience, de pensée, de vie affective, d’émotions, et du pouvoir d’agir en conséquence (animisme). L’interface des premiers hommes à la nature s’est donc établi comme un dialogue avec elle, impliquant négociations, pensée et techniques magiques. Les liens que les hommes établissaient avec l’univers et avec ces autres esprits qui l’animent visèrent à se les allier, à s’en protéger, à les conjurer, les supplier, les combattre ou les neutraliser, selon leurs propres intérêts et émotions d’hommes. Aujourd’hui, à l’âge du numérique, il faut admettre que cela n’a guère changé, même si notre représentation de la nature a évolué avec les sciences numériques et la pensée économique dominante qui lui est liée.

Certes, de sacrée et animiste, la nature est devenue le simple décor matériel de la vie. Elle est devenue «naturelle», alors qu’elle était mystérieuse et symbolique. Elle nous apparaît comme la scène choséifiée que l’on peut désormais représenter de façon réaliste, ou objective, et exploiter. L’idée de nature a été radicalement transformée. Comparant la tradition chinoise du paysage, symbolique, au réalisme et à la perspective géométrique, avec des ombres, que nous avons inventé à la Renaissance en Occident, nous prenons conscience que la nature est toujours une représentation culturelle, une figuration idéologique et sociale, construite selon des conventions historiques. Au Quattrocento, en Italie, Alberti et Brunelleschi, avec l’optique et la géométrie soumettent la nature à une représentation en perspective triviale, dont la profondeur n’est plus transcendantale, mais géométrique, encore que le point de fuite garde une valeur symbolique de clef de voûte de l’univers évoquant encore métaphoriquement notre dépendance au dieu unique qui a créé ce monde et garde toute autorité sur son organisation. Ce géométrisme conventionnel, que nous avons pris pour un réalisme objectif, n’est qu’un simulacre des plus artificiels (optique). Les liens géométriques selon lesquels nous y construisons à la règle les proportions et le positionnement de chaque objet, de chaque être humain, constituent un «irréel» auquel nous avons appris à soumettre notre perception en Occident depuis quelque cinq siècles. En fait, notre représentation en perspective géométrique en trois dimensions de la nature est aussi irréaliste que le symbolisme qui l’a précédée. C’est un naturalisme bâti au compas, sur des rapports géométriques, qu’il faut bien appeler un hypernaturalisme, au sens d’une construction du réel, toujours basée sur des liens, qu’ils soient animistes, magiques, symboliques, religieux, géométriques, mathématiques, physiques (les forces), chimiques, utilitaires, ou intentionnels : ils relèvent toujours d’une construction humaine, selon une logique de liens. Si nous considérons donc les représentations symbolistes du Moyen-Âge ou des sociétés premières, ou de la tradition picturale chinoise comme un hypernaturalisme, celles du réalisme ne le sont pas moins, qu’il s’agisse de réalismes euclidiens, optiques, cubistes, chromatiques, etc. Et lorsque nous abordons la physique quantique ou la biotique, et leurs modélisations algorithmiques virtuelles, nous devons bien admettre que ces liens de la matière, de l’énergie, de nos utilités, de nos projets et de l’imaginaire de nos interprétations sont plus abstraits et conventionnels que jamais. Ils ne sont nullement «réalistes» ou objectifs, comme un monde matériel extérieur à nous et distancé, mais seulement phénoménologiques et imaginaires, comme l’ont clairement démontré la philosophie et la mythanalyse. Ce que nous voudrions appeler la nature naturelle, ou la nature naturaliste n’a jamais existé autrement que comme un mythe ou une représentation romantique et sociale, née à l’époque de notre urbanisation, comme un pôle compensatoire de son absence.

Et comment pourrait-il en être autrement? Que serait un réalisme intégral de la nature? Notre représentation de la nature est devenue technoscientifique (en perdant toute dimension perceptive), c’est-à-dire aujourd’hui informatique et algorithmique. Nous avons réinventé le matérialisme pour l’opposer à l’idéalisme religieux, mais cela n’enlève rien à son caractère de construction mentale, à son relativisme sociologique et mythique.

Et à force d’en explorer les liens (les lois), la nature est devenue essentiellement quantifiable. Sa matière est désormais sécable, manipulable, sujette à interprétation théorique en fonction de nos instruments électroniques et de notre science informatique actuels. Son invisibilité, son insaisibilité ne sont plus celle des esprits et des dieux qui l’animent, mais celles de ses lois scientifiques, de son infiniment petit ou lointain. C’est l’invisibilité – pour notre perception sensible - de ses atomes, de ses quarks, de ses gènes, de ses protéines, de ses enzymes, de ses énergies qui font de la nature technoscientifique actuelle le même être imaginaire, puissant et instrumentalisable qu’elle était déjà pour la magie et pour la religion, même si les modes de représentations et les techniques ont changé.

À l’âge du numérique, le réalisme a perdu toute crédibilité au profit de la modélisation virtuelle. C’est en ce sens que nous parlons d’hypernaturalité. Pour autant, nous ne saurions dire que la nature est devenue postnaturelle, ou transnaturelle, voire artificielle : elle l’a toujours été et la technoscience en est partie prenante tout autant que l’imaginaire et la logique cognitive des liens que nous y construisons dans nos interprétations.

C’est en ce sens que je la représente moi-même selon les codes binaires de ses interprétations numériques, selon les codes à quatre lettres des structures génétiques de l’ADN, selon les variations de nos représentations quantitatives ou ondulatoires. Ce sont autant de mythogrammes, ou images iconisées des mythes selon laquelle nous l'interprétons. Ainsi, la nature-paysage ou paysagée, décor cadre du récit humain, la nature impressionniste du plein air, la nature naturante de la création, la nature naturée par les hommes, toutes ces déclinaisons de l’idée de nature au cours de l’histoire relèvent de l’imaginaire métaphysique. Et elle a fourni un langage métaphorique de base à nos interprétations de la vie et de la destinée humaine.

Il faut donc prendre conscience de la cohérence ou de la pertinence entre notre figuration actuelle de la nature ou de l’univers, à l’âge du numérique, avec la méthode des hyperliens, et ne pas instituer d’opposition entre nature artificielle et nature vivante, nature scientifique et nature pure, entre nature et technologie, entre nature et culture, entre culture et technologie. Nous ne quittons jamais la nature matérielle et demeurons toujours dans une interprétation imaginaire construite sur des liens. Il y a là un rappel philosophique – de philosophie matérialiste – qu’on oublie trop souvent et qui permet d’échapper aux fausses oppositions si fréquentes actuellement entre nature et artifice, perception des sens et algorithmes.

Hervé Fischer

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