2007-08-02

Ligands, hyperliens et création

J’ai souvent insisté sur le fait que notre logique comme notre éthique planétaire reposent sur des liens, ceux de nos syntaxes et ceux de nos solidarités humaines. Ces liens qui sont aussi la structure même de l’organisation du web avec les hyperliens, constituent beaucoup plus qu’une métaphore. Ils sont à la base même de l’organisation de notre cerveau, comme la neuroscience contemporaine le démontre. Et elle appelle ligands ces liens neuronaux dont elle nous décrit la constitution et le mode de fonctionnement chimico-électrique.

Comme une plaque argentique impressionnée est fixée chimiquement, ce sont dans le cerveau de l’enfant des configurations neuroélectriques, celles du marquage indélébile des premières impressions de la vie, qui deviennent durables, constituant ainsi une infrastructure réseautique originelle des activités cognitives et affectives futures. Ce sont ces premiers circuits acquis qui relient les neurones entre eux par les dendrites et aux organes du corps humain par les axones. Ces ligands pourront être réactivés automatiquement pour le gestuel du corps comme la marche, la natation, la pratique du violon, etc. Ou ils le seront par la mémoire involontaire en relation avec un contexte évocateur du passé, par exemple à partir d’un odeur ou d’un goût (celui de la madeleine de Marcel Proust à la recherche du temps perdu), rappelant à la conscience des souvenirs lointains qu’on ignorait même avoir pu conserver. Bien entendu, la mémoire est aussi un exercice volontaire.

Ces ligands sont donc les premiers liens, les premières configurations sur lesquelles se construit notre structure mentale – logique et syntaxe langagière - et c’est en ce sens que j’ai pu soutenir que la logique est biologique autant que sociologique.

La science nous dit que ce marquage est créé par la circulation des ions de neurone en neurone, selon des différences de potentiel électrique. Leurs mouvements ouvrent puis renforcent des circuits par des modifications chimiques locales, qui jouent un rôle de neurotransmetteurs synaptiques. Ces traces chimiques sont en quelque sorte des facilitateurs des liens de la conscience, des supraconducteurs acquis, qui favorisant la réactivation des configurations originelles du cerveau. Les spécialistes ont observé le rôle de plusieurs ions dans ce marquage chimique, notamment par fixation de diverses concentrations de deux éléments chimiques courants, le potassium (K+) et le sodium (Na+), dont les ions créent des polarisations irréversibles,les LTP, ou Long Term Potentation – potentialisation à long terme, liant des affects, des émotions et des idées pour longtemps, ou inversement des LTD, ou Long Term Depression, qui jouent en sens inverse. Bien sûr, il y a aussi des conductivités suractivées qui créent des mémorisations cellulaires plus éphémères selon les usages sociaux et individuels répétitifs ou occasionnels. Aussi naïve qu’elle ait pu paraître, la métaphore cartésienne des petits trous du cerveau par lesquels la pensée repasse et qui constituent notre mémoire, ne manquait pas de vision!

Il faut y ajouter le rôle d’excitateurs disponibles chimiquement dans le cerveau, tel que le glutamate et de multiples protéines et enzymes, qu’on considère comme des facteurs transactiveurs subcellulaires. Enfin d’autres substances neurotrophiques ont pour rôle de créer et faire croître des dendrites et des arborisations de boutons synaptiques là où de nombreuses activités neuronales exigent d’augmenter les connexions entre les neurones.

On nous apprend aussi que cette circulation des ions diminue avec la distance, de sorte que nous observons dans le cerveau des zones spécialisées, correspondant à des secteurs associatifs de différents domaines de mémoire ou d’actualisation fonctionnelle. Certains axones sont ouverts et donc plus polyvalents, d’autres sont gainés de myéline, une substance qui les isole et favorise leur spécialisation à distance, par exemple pour les commandes musculaires.

Ce sont donc des mécanismes neurocérébraux extrêmement sophistiqués, qui évoquent évidemment les hyperliens que nous créons selon les besoins de nos recherches sur le web et le marquage de la mémoire artificielle sur les supports synthétiques de nos ordinateurs, mais beaucoup plus complexes comme chaque fois que la matière vivante est comparée aux algorithmes du silicium. Et cela démontre la pertinence de la logique associative des liens biologiques que j'ai déjà maintes fois évoquée, en relation avec la métaphore des hyperliens, mais aussi de leur nature électronique, puisqu'on peut rapprocher le rôle des ions dans les connexions neuronales avec celui des circuits de transistors dans les puces.

Ces ligands créent des traces mnésiques infrastructurelles selon lesquelles l’adulte configurera encore des années plus tard sa conscience et la logique de ses pensées, selon ses émotions de naissance et les impressions ses premières années.

Ainsi, on observe que chez le nouveau-né, ou chez le petit animal, le rituel alimentaire crée un lien émotionnel ou affectif fort et durable avec le parent nourricier. La tétée, le piètement du chat qui a massé avec ses pattes les mamelles nourricières de sa mère pour augmenter le débit du lait, la régurgitation de l’oiseau dans le bec des oisillons ne seront jamais oubliés par l’être adulte, qu’il s’agisse du chat satisfait, de l’humain qui suce des bonbons ou des gommes à mâcher, tête sa cigarette ou son téléphone cellulaire, ou de l’oiseau adulte qui veut combler la femelle qu’il a séduite en lui offrant de la nourriture régurgitée. Mes love birds le font aussi avec moi, selon une sorte d’automatisme associé au lien affectif. De même, j’observe chez eux qu’ils préféreront toujours à l’âge adulte une miette de gâteau dans ma main au gâteau entier sur la table, assurément parce qu’ils ont été nourris à la main quand ils étaient petits.

Et inversement, chez l’être humain adolescent ou adulte, la boulimie pourra compenser un manque affectif grave de l’enfance, dans la mesure où la nourriture demeure associée à l’amour parental, et joue physiologiquement un rôle d’ersatz affectif de complétude dans une situation de manque et d’anxiété. En ce sens, la boulimie et l’anorexie se traiteront autant par une psychothérapie que par l’intervention chimique de tranquillisants ou neutralisateurs synaptiques.

Ces connexions émotives premières constituent d’abord notre première infrastructure cérébrale, d’autant plus fondamentale que nous allons en nous en servant constamment l’oublier et perdre tout pouvoir de la modifier. S’y ajoutent d’autres marquages, selon les événements de notre vie, qui vont aussi inscrire des connexions, qu’on pourra considérer importantes, mais secondaires, plus ou moins importantes et donc signifiantes, voire très occasionnelles et dont notre mémoire n’a aucun intérêt à se surcharger.

Lorsque nous parlons de divergence, cela signifie à la lettre que l’être humain sera capable requestionner des premiers ligands cérébraux biologiquement acquis au cours de ses premières années de vie et quasiment institués. Il sera capable de les modifier malgré leur force d’inertie conformiste. Cela demande donc un véritable effort et éventuellement de nouvelles émotions, une déstabilisation, des obsessions ou une grande volonté, ou une situation de crise, pour qu’une personne se libère de ces ligands et crée des liens inédits entre des idées, des valeurs, des comportements, c’est-à-dire de nouvelles configurations conceptuelles ou imaginaires, instigatrices de divergences innovatrices. La création humaine, n’est donc possible que grâce à cette neuroplasticité du cerveau que les neurologues ont démontrée récemment, et qui semble plus développée dans l’espèce humaine que dans les autres espèces vivantes. Ces dernières sont manifestement moins innovatrices et évoluent donc beaucoup plus lentement que nous.

À travers la culture ambiante et l’éducation – l’Autre dans la matrice parentale -, ces nouveaux liens, établis selon de nouvelles configurations, pourront donc devenir aussi des ligands acquis durablement,engageant des mutations neuronales chez l’être humain. Pensons au développement de certaines zones neuronales, à la diminution d’autres – par exemple celles de l’odorat –, à l’accroissement du volume du cerveau, à l’équilibre de la locomotion verticale, etc. Et peut-être aujourd’hui, pour assurer notre survie, pouvons nous espérer le développement de configurations associatives nouvelles, dans une zone spécifique de notre cerveau, qui comporterait davantage de ligands associant des valeurs d’éthique planétaire à nos comportements individuels et collectifs, et qui augmenteraient notre volume cérébral avec une zone spécialisée dédiée à l’éthique, qui semble encore bien réduite dans l’humanité d’aujourd’hui! Ne dit-on pas que certains ont la bosse des mathématiques, évoquant ainsi une augmentation du volume cérébral traitant de pensée mathématiques? Il nous reste à espérer que ce qui vaut pour les mathématiques vaille aussi pour l’éthique. Et décidément les hyperliens du monde numérique ont plus qu’une valeur instrumentale et métaphorique. Ils renouent avec la chimie et l’électricité même de la vie.

Hervé Fischer

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