Nous sommes de plus en plus dangereusement étrangers à nous-mêmes dans notre propre technoculture. Bien des signes sont préoccupants, pour celui qui regarde autour de lui les flux tumultueux de destruction. Mais il ne suffit pas d’observer, car l’imaginaire déborde constamment l’empirisme. Il faut aussi philosopher, car le pragmatisme n’est qu’une des valeurs à considérer. Et il faut choisir et décider, car aucun progrès, ni aucune fatalité ne le fera à notre place. C’est dans le passé que nous cherchons l’imagination du futur, celle des gourous les plus optimistes, comme celle de la science-fiction la plus ténébreuse. Les films et les jeux vidéo d’extrême violence qui envahissent nos écrans ne sont que des déclinaisons des tragédies grecques anciennes, au goût technoscientifique du jour. Sans doute est-ce par nécessité biologique, qu’elles continuent à nous assurer la même catharsis de l’horreur qui est toujours en nous. Comme il est étrange que nous nous soyons crus modernes, nous qui concevons des guerres mondiales et des shoahs ! La puissance du numérique réactive tant d’instincts compulsifs dans la psyché humaine, que ses codes binaires frôlent l’ambiguïté. Quel est donc l’algorithme de ces immenses pulsions de violence qui circulent dans les mass médias ? Sommes-nous capables de nous sauver de nous-mêmes et de nouvelles destructions ? D’opter ingénument pour le progrès humain? Nous ne pouvons pas persévérer dans la crise postmoderne comme si c’était une base permanente. Ce ne sont pas le réalisme politique, ni le pragmatisme économique qui nous tireront d’affaire. Pris par la vitesse, désorientés par l’agitation brownienne de l’humanité, nous sommes face à la nécessité de construire un nouveau sens et décider d’une nouvelle orientation qui puisse nous permettre de poursuivre notre évolution. Au-delà de l’hétérogénéité de notre cosmogonie et de la fragmentation de notre conscience, s’offre à nous la possibilité de muter de la solitude à la solidarité, et d’assumer collectivement nos responsabilités humaines. C’est ce que j’appelle l’hyperhumanisme, qui est une conscience augmentée des liens qui unissent les hommes. Nous savons désormais que nous sommes tous dans le même avion, qui n’est qu’une planète fragile au sein d’un immense univers. Mais nous ne croyons plus à la Providence, ni à celle de la nature, ni à celle de Dieu. Nous savons que le sens de la vie ne nous est pas donné d’avance, mais que c’est à nous de le construire. Nous voyons bien qu’il n’y a pas de pilote, ni de navigateur dans l’avion de l’humanité. Il nous faut donc apprendre rapidement à le diriger nous-mêmes. Encore faut-il que nous sachions où nous voulons aller, donc que nous donnions nous-mêmes un sens à notre aventure collective, que nous choisissions ensemble une direction et des valeurs que nous puissions partager. Les enjeux ne sont plus seulement épistémologiques ou sociologiques, ou esthétiques. Ils sont devenus éthiques. L’objectif prioritaire de notre évolution n’est désormais plus la puissance de la technoscience, mais notre capacité à faire prévaloir une divergence qui paraîtra d’abord naïve et irréaliste, mais qui monte à l’horizon de notre avenir : la nécessité d’une éthique planétaire. Je n’évoque ainsi, bien entendu que les droits élémentaires de chaque être humain à boire de l’eau potable, à manger à sa faim, à disposer d’un toit et d’une sécurité physique minimale, à recevoir des soins médicaux et une éducation de base. Je ne parle que de ces droits de l’homme si souvent déclarés et constamment bafoués. Cette éthique planétaire est la seule valeur, la seule vérité universelle que nous puissions réaffirmer face au relativisme généralisé de notre temps. La divergence n’est pas dans la conception de cette éthique planétaire, déjà connue ; elle est dans la volonté partagée de la faire prévaloir. Et c’est en cela qu’elle est jugée impossible et risible par la majorité des gens. C’est aussi pour cela qu’elle constitue une bifurcation aujourd’hui aussi marginale que radicale et nécessaire. Ce sera certes un grand changement dans notre évolution. Mais elle est possible, par étapes sans doute, puisque notre espèce s’est constituée à la suite de nombreuses mutations de notre cerveau. L’éthique planétaire demeure-t-elle notre plus grand défi humain ? Sans aucun doute, c’est le plus difficile à relever, mais le plus important. Certes, c’est une vue de l’esprit, presque une attitude de désadaptation aux pressions économiques et à la realpolitik. Pourtant, elle ne s’impose pas seulement pour des raisons morales, mais aussi pour des raisons de survie, qui sont d’ordre biologique. L’éthique planétaire nous viendra par nécessité, comme notre queue de primate nous a quitté par inutilité. C’est pour cela que je crois à cette mutation de notre cerveau et à l’émergence de l’hyperhumanisme. Si non, je garderais peut-être des doutes insurmontables sur notre avenir.
Hervé Fischer
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