2009-05-23

Les moulins à vent du virtuel


On rencontre encore souvent des intellectuels qui identifient le virtuel à du pelletage de nuages pour en dénoncer l’inutilité et les illusions, voire les erreurs dont le web regorgerait. Ils en soulignent donc les dangers insidieux. Le principe du réel s’y engloutirait dans un tourbillon fatal. Jean Baudrillard est de ceux-là. Certes le plus brillant des philosophes de la postmodernité, il fait pourtant penser à un Don Quichotte qui lancerait ses textes aigus et tranchants contre les moulins à vent du virtuel. Il le dénonce avec le même radicalisme situationniste que Guy Debord proférait contre la société du spectacle. Il refuse d’écrire avec un ordinateur, estimant que le texte sur un écran deient une image et perd ainsi tout pouvoir critique (1). Il mène la bataille contre ce qu’il croit être une disparition du réel dans la surface écranique, une déréalisation où tout devient équivalent, interchangeable, indifférent, où le sens et les valeurs s’effacent, où le principe du réel se dilue dans un mouvement brownien. C’est une bien étonnante nostalgie pour un esprit par ailleurs si critique du réel, lui qui s'était montré si désabusé, si désenchanté dans Le système des objets ou La société de consommation. Dans Télémorphose (2) il dénonce l’absorption du réel par l’écran de télévision : La télévision a réussi une opération fantastique de consensualisation dirigée. un véritable coup de force, une OPA sur la société entière, un kidnapping – formidable réussite dans la voie d’une télémorphose intégrale de la société. Et allant jusqu’au bout de sa condamnation rageuse, il conclut à un chassé-croisé entre l’écran et la réalité, qui serait déjà dépassé : Aujourd’hui, l’écran n’est plus celui de la télévision, c’est celui de la réalité même. On le voit bien : L’excès du libelle rôle l’hystérie et il perd lui-même tout sens du réel. De quel réel hypothétiquement plus réel, plus valable, quasi paradisiaque, se réclame-t-il? Aussi surréaliste que le situationnisme, nostalgique d’une réalité perdue, qui n’a jamais existé, Baudrillard, comme Debord, rencontre finalement la limite d’un sophisme qu’une analyse plus nuancée et plus relativiste lui aurait permis d’éviter, et qui n’aurait pas manqué d’intérêt Car les rapports entre le réel et le virtuel sont complexes. Nous y avons nous-même consacré toute notre attention (3), mais ils n’appellent certainement pas l’anathème. Je ne cherche certainement pas à jouer les Sancho Pança, mais Baudrillard, qui a été un analyste précurseur et génial du simulacre, de ce qu’il a appelé la pornographie du réel, a complètement manqué sa cible en ce qui concerne les écrans de télévision et d’ordinateur.
Aussi fascinants soient-ils du point de vue mythanalytique qui est le nôtre, car ils mettent en jeu des imaginaires ontologiques, les textes de Baudrillard sur le virtuel sont faibles du point de vue critique, car il n’est pas prêt à admettre que les écrans ne sont que des outils, et non un simulacre, encore moins un substitut du réel. Il en fait des monstres pour mieux les dénoncer. De même que les enfants ne prennent pas habituellement les jeux vidéos pour la réalité, nous apprenons à relativiser l’effet magique des écrans et à démystifier leur pouvoir, qui constitue surtout un progrès technologique extrêmement intéressant. Lui-même a maintes fois relativisé l’effet de réalisme des images de synthèse, les jugeant par exemple trop vraies pour être vraies (1). Il sait bien que nous n’en sommes généralement pas dupes. Alors est-ce par volonté de radicalisme, d’originalité intellectuelle jusqu’auboutiste, pour faire sa marque, qu’il se livre à ces dénonciations sur un ton aussi tragique que désabusé? Il diabolise ce qu’il croit être un cannibalisme du virtuel qui dévorerait le réel devant nos yeux; et il chevauche sa plume comme Don Quichotte sa jument pour s’attaquer au malin esprit du virtuel.
Défenseur d’un réel imaginaire contre les simulacres écraniques, il voit même dans le virtuel un cancer qui se développe à grande vitesse et conduit à la disparition du réel. Bien malheureusement, ce cancer, il a dû l’assumer lui-même et le combattre dans son propre corps, comme si cette pathologie avait finit par avoir raison de lui-même.
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(1)Le paroxiste indifférent, édition Grasset, Paris, 1977.
(2)Télémorphose, édition Sens&tTonka, Paris, 2001.
(3)Hervé Fischer, Le choc du numérique, vlb, Montréal, 2001.

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