Claude Gosselin a choisi de consacrer la Biennale de Montréal cette année au thème de la « culture libre ». On rêve de plus en plus de culture libre, comme on fait l’éloge du logiciel libre, dont le code source est accessible à tous, ce qui permet à chacun de contribuer à son développement et de s’en servir gratuitement, au lieu de dépendre d’une compagnie propriétaire qui le vend. Sans doute faut-il donc entendre par là une culture qui échappe aux technostructures commerciales d’édition et qui est partagée par tous gratuitement, du moins en principe. Comment ne pas s’interroger tout d’abord sur le concept même. Certes, toute culture contemporaine prétend contribuer à la liberté de chacun, même si les nombreux déterminants économiques et sociaux qui formatent la culture ne peuvent manquer d’en relativiser la liberté à laquelle elle prétend contribuer. Les rapports de force politiques, économiques et idéologiques qui entrelacent la production et la diffusion culturelles ne vont pas s’évanouir soudain dans une culture dite libre, qui serait asociologique, en apesanteur dans le virtuel.
Si nous passons outre cette objection préalable, nous pouvons admettre que les échanges entre acteurs culturels en ligne grâce aux outils participatifs du Web 2.0 invitent chacun à devenir non seulement consommateur, mais aussi producteur de contenus culturels interactifs en ligne.
Je suis de ceux qui affirmaient dans les années 1970 que « chacun de nous peut être un artiste ». Cette idée défendue par l’art sociologique et promue aussi par Joseph Beuys tend évidemment à se réclamer d’une utopie culturelle exaltante. Et il est difficile de parler contre la vertu. De nombreuses expériences de culture et de création participative – y compris les infatigables démarches d’art sociologique où je me suis engagé moi-même depuis les années 1970 - attestent de la richesse de cette posture. Serions-nous alors aujourd’hui, avec ce qu’on appellerait la culture 2.0, enfin en mesure, grâce aux technologies numériques, de réaliser cette utopie à une grande échelle? À l’échelle de la planète?
Méfions-nous des mirages numériques! Nous ne sommes certes pas prêts de renoncer au rêve libertaire des fondateurs de la New Electronic Frontier, dont cette idée de culture libre en ligne est la directe héritière. Bien sûr, la liberté est un concept dont il est fort difficile de démontrer la réalité, mais nous n’évoquerons ici que de liberté relative, plus grande éventuellement grâce au numérique. Si nous parlons de diffusion, nous devons admettre que l’internet est un outil d’accès à la culture d’une puissance quasi magique. Si nous parlons de création, je doute fort qu’on puisse démontrer que le numérique permettrait d’en augmenter la qualité. Faut-il réduire ce concept de culture libre à l’interactivité et à la démocratisation? Je ne crois pas que l’interactivité soit un concept intéressant en art, même s’il l’est indubitablement au point de vue intellectuel.
Quant à la démocratisation, elle ne fait pas de doute. Mais dans ce ruissellement culturel du robinet 2.0, dans cette culture liquide, comme certains l’appellent, que dire de l’intérêt de la culture qui se répand et s’échange? Elle est certes souvent insipide, désolante de vide, voire nauséabonde. Est-elle pour autant indéfendable? On espère plutôt qu’elle constitue un terrain humide qui favorisera la croissance de belles plantes. La démocratisation de la culture est un mal nécessaire, donc un bien. On espère qu’après s’être répandue sans qualité, elle prendra du mieux progressivement pour tous. Les filtres éditoriaux de qualité manquent? Certes, mais les mass médias ne font souvent pas mieux.
Alors vive la culture libre! Ce n’est pas démagogique de l’affirmer. Non seulement la culture libre ne fait aucunement obstacle à la culture institutionnelle, filtrée, élitiste, et même de très haut niveau qui continuera demain comme hier à dominer. Mais d’elle naîtront certainement de nouveaux créateurs et de nouveaux publics qui s’éduqueront progressivement grâce à l’information et aux stimulants qu’elle véhicule et contribueront à leur tour à la culture libre et de qualité à laquelle nous aspirons.
Hervé Fischer
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