Le cybermonde vieillit. Déjà quinze ans depuis l’explosion publique du web, et davantage pour sa gestation. Nous avons oublié l'époque des lignes de programmation avec ses signes cabalistiques en jaune ou vert sur des écrans noirs. Les accordéons de feuilles perforées sur les côtés qui se déployaient plus ou moins bien dans des imprimantes bruyantes ont cédé la place à des petits boîtiers grands comme des grille-pain qui débitent en silence des pages en couleur. Le spaghetti des câbles disparaît face aux conquêtes du sans fil et du bluetooth. Les technologies numériques s’autocannibalisent. Le mot s’emploie rarement, et pour cause. Mais comment décrire autrement cette logique de compétition technologique et commerciale qui consiste à produire et lancer sur le marché, à un rythme toujours plus rapide, des produits nouveaux qui rendent obsolètes ceux de la génération précédente? La loi de Moore des dix-huit mois de doublement des puissances de mémoire et de vitesse règne sur le cybermonde et renvoie tous les équipements informatiques dans le passé au même rythme effréné. On est ainsi passé de records en records à des chiffres exponentiels de rapidité des processeurs, de stockage des données, de mémoire vive, de vitesse et de largeur de bande des réseaux numériques. Qui accepte encore de se connecter sur sa ligne téléphonique domestique? On est passé des floppy disk drives grand format aux petites disquettes dures, aux disquettes Zip et maintenant aux clés USB, des disques optiques format 78 tours aux cédéroms et maintenant aux DVD, qui vont être remplacés par des Blu-Ray et des HD-DVD. Qui achète encore un volumineux écran cathodique, alors que les écrans plasma sont plats et légers? Les ordinateurs professionnels qui occupaient des mètres cubes dans les années 1980 ont pris de la puissance en proportion inverse de leur taille. Et les ordinateurs personnels se sont miniaturisés à l’extrême. Avec le cloud computing, on n’aura bientôt plus besoin de disques durs et encore moins d’acheter des boîtes de logiciels. L’autocannibalisation des programmes informatiques n'est pas moins rapide. La durée de vie de tous ces éléments et leur cycle de remplacement bouscule sans cesse les habitudes et les performances.
Une Atlantide liquide
Quand aux contenus, leur vieillissement prématuré est encore plus flagrant. L’océan du cybermonde engloutit dans ses cimetières marins et ses gouffres abyssaux les sites web à peine fleuris, dont on perd déjà la mémoire. Les années se succèdent au rythme des seuls printemps. Se mêlent à ces milliards de pages Web disparues à jamais, d’autres milliards de courriels, de SMS et de photos numériques, sans laisser le moindre fossile pour la postérité. Les arts numériques des années 1980, 1990, 2000, 2006, 7, 8 ne sont déjà plus que des fantômes d’eux-mêmes, des descriptions, des articles de revues, des vidéos, quelques photos d’écrans ou d’installations difficilement recensés et sans commune mesure avec les oeuvres qu'ils évoquent. Le cybermonde est un continent perdu qui flotte à la dérive sur les réseaux numériques, un nouvel Atlantide qui y disparaît au fur et à mesure qu’il se forme par simple renouvellement constant des vagues de 1 et de 0, sans faire plus de bruit que le clapotis de l’eau, sans même que des big crushs soient nécessaires pour hâter son effondrement liquide.
C’est un paradoxe bien étrange que ce rythme de disparition constante du cybermonde, dont l’horizon avance devant nos pas, sans que nous puissions regarder en arrière, comme dans le mythe d'Orphée. Et s’il existe une Méduse du cybermonde, elle ne pétrifie pas les aventuriers qui s’y retournent sur leurs pas, mais les liquéfie à jamais. Comme l’informatique verte demeure encore en bonne partie un vœu pieux, les archéologues futurs qui fouillerontles dépotoirs d'aujourd'hui y découvriront des couches de sédimentation informatique de plus en plus fines comme un feuilleté de plastiques et de métaux lourds comprimés. L’archéologie du numérique s’annonce comme une tâche impossible.
La vieille et la nouvelle cyber
Pourtant,immigrants et nouveau-nés du cybermonde y cohabitent sereinement, mais sans se croiser dans les mêmes lieux. Les jeunes surfent fébrilement sur les plateformes des médias sociaux et chattent sur leurs écrans de leurs téléphones portables; les vieux envoient encore des courriels traditionnels. La nouvelle génération s’agite sur Twitter, MySpace, Youtube, Flickr, Facebook, Second Life et autres. Elle télécharge de la musique et des films sur ses ordinateurs et y suit ses news de groupes. Elle remue frénétiquement les consoles de jeu. Elle fait des photos et des vidéos avec ses téléphones portables. L’ancienne génération navigue tranquillement sur Google; elle y cherche ses destinations de vacances et y réserve des gites chez l’habitant. Elle y consulte la météo, les infos médicales, les soins pour les chats, les chiens, les poissons rouges. Elle y gère ses comptes de banques et autres utilités qui demandent de l’attention. Elle magazine dans les boutiques virtuelles et hésite entre un lecteur de livres électroniques et un iPad. Progressivement, les diverses générations d’internautes établissent chacune dans le cybermonde leurs quartiers respectifs, dans une totale insouciance de la rapidité du temps numérique qui les illumine et les efface sur les écrans à un rythme impitoyable, comme les lucioles sur une lampe de proue du navire qui les emporte dans la nuit.
Et apparaissent alors dans le ciel étoilé les lumières de Tokyo-Ginza, car il y a déjà plusieurs planètes dans le cybermonde, les anciennes et les nouvelles. Sur Ginza, la différence s'estompe entre le réel et le virtuel. Le numérique s'impose à nos sens, et ce sont les parcs et les temples qui semblent devenir irréels.
Hervé Fischer
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