2012-08-19

Intimité et nudité numériques




Ce corps numérique appelle à l’intimité. Il évacue les pudeurs. Après tout, au paradis, on n’a plus rien à cacher, comme dans les camps naturistes – c’était le cas du paradis terrestre -; mais ici-bas, la loi interdit de se déambuler nu dans la rue. Alors pourquoi la tendance actuelle est-elle de se dévoiler sans retenue dans l’espace public des médias sociaux, voire d’y devenir exhibitionniste? Et pourquoi ces anges innocents donnent-ils la clé et le code d’entrée de leur maison aux voleurs. Cette euphorie numérique risque de tourner à l’amertume du cauchemar si une législation réaliste ne lui est pas opposée. Il faut croire que la nouvelle génération des adolescents se croit au paradis terrestre réactivé.
Y-a-t- il encore un peu d'intimité dans le cyberespace? Je ne le crois pas. Tout est enregistré et retraçable. La webcam se charge avec Google de compléter cette transparence du cybermonde qu'on appelle l'information, le panopticon, l'objectivité. On ne peut plus nier cette puissance du numérique, ni dans son aspect positif, ni dans l'effet pervers des médias sociaux auxquels on se confie dans l'intimité et qui s'étale ensuite sur les écrans. Voilà bien aussi l'erreur de ceux qui croient que leurs courriels demeurent privés grâce à un mot de passe, alors que Google les indexe pour vous aider à les gérer et que Facebook vous garantit la pérennité de tout ce que vous lui confiez, même si vous vous déinscrivez.
Pas plus d'ombre dans le cybermonde que dans la peinture primitive : tous les logiciels sont véristes. Même dans les abîmes insondables sous le surf de l'internaute, même dans les profondeurs du web que le commun des mortels ne voit pas, les projecteurs des spécialistes éclairent comme en plein jour.
L’ingénuité de nos adolescents nous apparaît aussi comme un symptôme criant du désir  de cette solidarité tribale originelle que nos sociétés de masse semblent avoir détruite. Seul un profond sentiment de solitude peut inciter des jeunes et maintenant des citoyens de tous âges à aller mettre sur une plateforme publique d’échanges toutes sortes d’informations personnelles au vu de tous et sur lesquelles ils perdent contractuellement tout contrôle.
Et le numérique appelle aussi au débordement de la sexualité. La pornographie est devenue un must du cyberespace. Nous savons tous qu’il existe une virtualité rose, qui est devenue plus que réelle : obscène. Plus réaliste que la réalité, avec ses exploitations, ses prédateurs, ses victimes, ses scandales de pédophilie. Avec ses zooms et ses pénétrations. De vraie chair, de débauche, de perversité et de secrétions des acteurs et des victimes qui y sont exhibés. Anatomique comme sur une table d’opération. Rose comme l'intimité des organes. Rose dans une lumière froide, bleutée du numérique.

2012-08-16

La chute de Facebook


En 2010, j'ai annoncé le déclin prévisible de Facebook, ici dans ce blog, mais aussi dans des journaux, tels que Libération en France et Le Devoir au Québec. Aujourd'hui 16 août, moins de trois mois après son lancement en bourse le 18 mai, Facebook a déjà perdu la moitié de sa valeur. Il est coté en dessous de 20$, alors qu'il avait atteint près de 40$ lors de son lancement.
Site poubelle, sans valeur technologique ajoutée, hors la loi, il est contraint depuis peu par la Federal Commission of Trade à respecter la loi sur la protection de la vie privée et à se soumettre régulièrement à des audits de contrôle. Il perd ainsi une grande partie de sa dynamique commerciale, alors qu'il tire plus de 80% de ses revenus de la publicité. Son élan est ainsi brisé et sa chute se poursuivra inéluctablement, laissant la place libre à d'autres médias sociaux de meilleur aloi.

Le pansimulacre du réel



Beaucoup dénoncent l’hégémonie de l’économie dans le monde actuel. Mais ce constat vaut aussi pour l’informatique, qui, d’ailleurs, domine aussi l’économie, aujourd’hui dématérialisée. À elles deux, l’informatique et l’économie ont conquis la planète Terre, comme une déesse-mère pluripotente à deux têtes. Elles sont pour nous tout à la fois maternelles et anonymes, omniprésentes et lointaines, visibles et occultes comme toutes les divinités que l’on prie et que l’on redoute tout à la fois. Et elles ont toutes deux leurs prosélytes, leurs intégristes, comme toutes les religions qui tentent de nous imposer leur vérité totalitaire. Le vendredi était traditionnellement "jour maigre". On faisait pénitence. Maintenant, le vendredi, on rend gorge. Le calendrier financier a pris la relève du religieux. Certes, heureusement, tous les vendredis ne sont pas noirs, ni les lundis non plus. Mais la Bourse rythme le quotidien de nos sociétés. Quel étrange phénomène anthropologique que cette nouvelle religion de l'argent, dont le Vatican est aujourd’hui à New-York et sera demain à Hong-Kong.
Mais le numérique va encore plus loin dans son hégémonie, que l’économie qui se limite à une vision quantitative de la planète Terre. Le numérique nous impose peu à peu un simulacre extensif, diversifié et total de l'univers. Un pansimulacre survalorisé par rapport au réel, parce qu’il nous semble plus vrai (précis, informatif, interprétatif),  plus instrumental (contrôlable et efficace), infiniment grand, petit, et détaillé, illusionniste (trompe l'œil), séducteur, excitant et immersif. Mais aussi un pansimulacre trompeur, parce qu’il se présente à nous comme une technoscience mathématique et donc objective, anonyme et universelle, et cache d’autant mieux derrière l’illusionnisme de son apesanteur sociologique, les redoutables mécanismes de pouvoir symbolique du capitalisme et le cynisme des exploitations et des crises très réelles qu’il déchaîne. Nous vivons aujourd’hui dans un monde tout à la fois trivial et hallucinatoire, tant les rationalisations de détail déshumanisées d’un imaginaire exalté nous surplombent. Jusqu'où irons-nous en ce sens? Plutôt que de coloniser la Lune ou Mars, migrons-nous aujourd’hui dans une redoutable matrice virtuelle?
Nous avons mis en scène le triomphe de CyberProméthée dans un livre précédent.  Nous avons souligné le caractère prométhéen de notre aventure humaine, rappelant que ce titan rebelle avait dérobé le feu de Zeus pour nous le donner et nous permettre d’accéder à la conscience et de transformer le monde à notre image. Mais en célébrant aujourd’hui le culte de l’économisme et du numérique, on peut se demander si nous n’avons pas succombé à une nouvelle aliénation.  Avons-nous défié Zeus, Dieu le père pour tomber sous la coupe d’une déesse-mère à deux têtes ? Le mythe est puissant et nous allons en évoquer plusieurs facettes. Mais non sans en dénoncer  l'abus de mots et de fièvre numérique. Les algorithmes binaires  ne sont que des instruments conçus pour agir sur notre environnement. Il ne faut pas prendre l’outil pour la matière et l’énergie, qui demeurent infiniment plus complexes, obscurs et opaques, résistant à nos désirs et projets et finalement plus réelles que le numérique, même dans toute son enflure mythique et les dérives frénétiques de l’économie imaginaire qu’il a créée et encensée.

2012-08-13

Cyberprimitifs




Après l’âge du feu, voici venir l’âge du numérique, dont l’émergence, la nouveauté radicale, puis l’accélération stupéfiante ont été un choc. Médias, technoscience, écologie, biologie, structures sociales, politique, économie,  éducation, médecine, culture : rien n’y échappe, tant à l’échelle mondiale que dans le détail de nos vies individuelles. Avec le tournant du millénaire, le monde réel a basculé dans le virtuel. L’économie imaginaire a entraîné l’économie réelle avec elle dans une crise mondiale dévastatrice. La bioinformatique déchiffre et manipule audacieusement nos gênes. L’astrophysique n’affiche plus sur nos écrans que des fichiers numériques. La mécanique quantique et les nanotechnologies sont devenues fabulatoires. Les nouvelles générations s’évadent dans les médias sociaux avec le sentiment d’y accéder à une existence plus réelle que ce qu’on appelle encore la réalité.
Cette opposition entre le monde d’ici-bas que nous dévalorisons et celui d’en haut que nous survalorisons a une histoire, on pourrait dire des hauts et des bas. Le monde animiste, qu’on a appelé « primitif » était d’une seule pièce. Les hommes faisaient partie de la nature dont ils célébraient les esprits. Cette unité a été déchirée par Platon, qui nous voyait ici-bas dans la pénombre d’une caverne, enchaînés par des simulacres et des ombres trompeuses, sans pouvoir nous retourner vers la pure lumière de la vraie réalité qui resplendissait dans le ciel des idées, que seul le sage voyait. Le christianisme a renforcé cette opposition, qualifiant de vallée des douleurs et de péché la terre d’ici-bas et glorifiant la lumière pure de Dieu pour nous inviter à nous tourner vers le ciel.
Puis, cette curieuse topologie a été inversée par les hommes de la Renaissance qui ont substitué la trilogie de l’humanisme, du rationalisme et du réalisme d’ici-bas à celle du Dieu du ciel incarnant le vrai, le bien et le beau.  Revalorisant la vie terrestre et contestant la théologie de l’Église, on a dénoncé de plus en plus l’obscurantisme du Moyen-âge. La science expérimentale nous libérés de la superstition et s’est affairée à représenter et explorer la réalité matérielle d’ici-bas.
Mais après avoir bâti pendant cinq siècles, un réalisme qui semblait répondre à nos exigences rationnelles et humanistes, c’est la science elle-même qui a décrédibilisé ce  réalisme si difficilement conquis. Elle n’y croit plus. Elle a abandonné l’observation matérielle et l’instrumentation optique et opté pour la modélisation numérique. Elle s’est rapprochée de l’imaginaire de la science fiction et explore des hypothèses de plus en plus idéelles. Elle s’est dématérialisée et flirte avec les chimères. Avec l’émergence de l’âge du numérique, notre cosmogonie s’inverse encore une fois. Nous revenons à  une sorte d’idéalisme platonicien. Nous dévalorisons  à nouveau la réalité d’ici-bas, ce monde trivial de nos sens, pauvre en informations, qui n’intéresse plus la science, tournée désormais vers l’exploration des complexités invisibles qu’elle modélise numériquement. Nous le dévalorisons aussi parce qu’il nous résiste, nous déçoit et nous frustre dans nos désirs, en comparaison de l’ailleurs numérique des réseaux sociaux où nous avons le sentiment d’accéder à une existence plus reconnue, plus gratifiante, plus réelle.
Nos sociétés humaines actuelles ont délaissé la métaphore de l’énergie et adopté celle de l’information. Notre science n’interprète plus l’univers avec des concepts thermodynamiques de chaleur et d’énergie, mais avec le code binaire des algorithmes que nous programmons.  L’homme du numérique ne frotte plus deux cailloux pour faire jaillir une étincelle et allumer un feu. Il a en main un silex intelligent dont jaillit l’information. Avec  cet ordinateur miniaturisé, il téléphone, il se connecte à l’internet, gère et joue. En un mot, nous sommes passés de l’âge du feu à l’âge du numérique.
Étions-nous à ce point blasé de la grande épopée de l’énergie, du vent, de l’eau, du feu, du soleil, de l’électricité, du nucléaire ? Comment cette révolution anthropologique a-t-elle pu être tout à la fois si douce, si subite et si puissante ? Notre évolution humaine, une fois de plus, a basculé vers de nouvelles idées, de nouveaux projets, de nouvelles aventures. Nous migrons vers un ailleurs virtuel. L’Âge du numérique met un terme à la crise de la postmodernité et ouvre la voie à une nouvelle aventure de l’humanité, sous le signe de la divergence et de la création, avec les enjeux fabuleux, les excitations et les risques qu’implique cette liberté. Mais ce qui explique le succès quasi immédiat du numérique, c’est qu’il réactive en fait nos mythes les plus archaïques et répond à notre irrépressible fascination pour la pensée magique. Nous sommes devenus des cyberprimitifs.

2012-08-12

De la tragédie grecque à la violence des jeux vidéo




Nous sommes de plus en plus anxieux pour l’avenir. Bien des signes sont préoccupants, pour celui qui regarde autour de lui les bouleversements structurels, tels que le bouleversement climatique, la violence du capitalisme néolibéral, la persistance de la crise financière, le chômage parfois extrême, les migrations et les scandaleuses inégalités humaines, les famines, la corruption généralisée dans une immense majorité de pays, mais aussi les turbulences événementielles qui en résultent inévitablement, les révoltes arabes, la montée en puissance des intégrismes, le terrorisme qui resurgit constamment. Mais il ne suffit pas d’observer ces flux tumultueux de destruction. Nous sommes aussi dangereusement étrangers à nous-mêmes dans notre propre technoculture. Que pouvons-nous faire ? Rejeter notre sentiment d’impuissance face à ces tragédies. Il faut choisir nos valeurs et décider, car aucun progrès, ni aucune fatalité ne sont des automatismes. L’Histoire ne le fera pas à notre place.
Les jeux vidéo d’extrême violence et les films de science-fiction et qui envahissent nos écrans reflètent nos inquiétudes et les dangers réels de notre époque.  Il ne faut pas les sous-estimer : c’est dans le passé que nous cherchons l’imagination du futur et ce sont des déclinaisons des tragédies grecques anciennes, au goût technoscientifique du jour. Ils continuent à nous assurer la même catharsis de l’horreur qui est toujours en nous. Comme il est étrange que nous nous soyons crus modernes, nous qui avons survécus à des guerres mondiales et à des shoahs ! La puissance du numérique réactive tant d’instincts compulsifs dans la psyché humaine, que notre imaginaire numérique n’est pas futuriste, comme on pourrait s’y attendre, mais régressivement archaïque.  Quel est donc l’algorithme de ces immenses pulsions de violence qui circulent dans les mass médias ? Serons-nous capables de nous sauver de nous-mêmes et de nouvelles destructions ? De nous libérer de nous-mêmes, de la répétition de ce catastrophisme pour construire des visions alternatives ? 

2012-08-11

la nouvelle Cyber



Nous embarquons tous pour cette nouvelle Cyber mythique. Autochtones et immigrants y cohabitent sereinement, mais sans s’y croiser. Les immigrants envoient encore des courriels traditionnels à leurs familles. Les jeunes surfent fébrilement sur les plateformes des médias sociaux et chattent sur leurs écrans de cellulaires; ils s’agitent sur Twitter, Youtube, Facebook, Google + et autres. Ils téléchargent de la musique et des films et suivent les nouvelles de leurs tribus. Ils remuent frénétiquement les consoles des jeux. Ils font des photos et des vidéos avec leurs portables et les envoient tous azimuts. L’ancienne génération navigue sur Google plus calmement; elle y cherche ses destinations de vacances et réserve des gites chez l’habitant. Elle y consulte la météo, les infos médicales, les soins pour les chats et les chiens. Elle y gère ses comptes de banques et autres utilités qui demandent de l’attention. Elle magazine dans les boutiques virtuelles et hésite entre une liseuse et une tablette électroniques. Progressivement, les diverses générations d’internautes établissent leurs quartiers respectifs, dans la fébrilité du centre ville, dans les agglomérations de banlieue, ou au contact de la nature en campagne, avec une totale insouciance de la rapidité du temps numérique qui les illumine et les efface sur les écrans à un rythme impitoyable, comme les lucioles sur une lampe. On voit passer dans le ciel étoilé des multitudes d’oiseaux bleus, puis les lumières de Tokyo-Ginza. Il y a déjà plusieurs planètes dans le cybermonde, les plus anciennes et les cyberpunks. Sur Ginza, la différence s'estompe entre le réel et le virtuel. Le numérique s'impose à nos sens, et ce sont les parcs et les temples qui semblent devenir irréels.

2012-08-10

Vibration numérique en temps réel




Plus de 5000 tweets par seconde lors de la capture de Bin Laden, plus de 12000 t/s lors du Super Bowl. Pour dire quoi d'intéressant? D'original? Ce ne sont que des frémissements numériques à la surface de la Terre, des e-vibrations du corps social planétaire qui a la chair de poule ou une petite excitation.
Les twitteurs aiment se brancher sur le flux planétaire et se sentir portés par la vague. Un petit coup de talon sur la planche à surfer. L’instantanéité du clic et l’ubiquité numérique sont au diapason de nos nerfs et de nos anxiétés.
Il est très significatif que nous tendions de plus en plus à vouloir interagir sur le web en temps réel. Des enquêtes montrent que l’usage des courriels serait en recul. Les nouvelles générations s’en détourneraient à cause du temps différé des échanges de courriel. Elles veulent l’immédiateté de réaction du cybercorps numérique dans lequel elles fusionnent et qui est l’interlocuteur direct que l’internaute veut rejoindre plus encore que le destinataire nominal. Comme si le cyberespace devait avoir une conscience immédiate de lui-même, de ses pulsions et vibrations, de ses membres, de ses pensées, et de ses gestes et que nous sétion s une parcelle de cette conscience. Possédés par cette sensation, aspirant à en être partie prenante, nous cherchons même quoi dire qui pourrait permettre de cliquer. Le contenu du message demeure secondaire, une sorte de prétexte, mais qui doit nous donner bonne figure. Et c’est précisément cette immédiateté qu’offre Facebook. Tous y clavardent en temps quasi vertical avec leurs amis, de façon spontanée, sans avoir même à suivre la procédure d’envoi d’un courriel, sans avoir à se languir pour attendre la réponse qui confirmera notre existence. Ce temps réel, c’est celui de la vie, celui d’un corps vivant, qui ne saurait être fragmenté, dispersé, éclaté, distendu dans l’espace et le temps. Par l’instantanéité il annule les distances qui séparent ses membres, il les agglutine en corps serré, dense. Il est un, hyperactif, entièrement et immédiatement transducteur de tous les signaux vitaux qu’il échange simultanément à tout instant avec toutes ses cellules.