Après l’âge
du feu, voici venir l’âge du numérique, dont l’émergence, la nouveauté
radicale, puis l’accélération stupéfiante ont été un choc. Médias,
technoscience, écologie, biologie, structures sociales, politique,
économie, éducation, médecine, culture :
rien n’y échappe, tant à l’échelle mondiale que dans le détail de nos vies
individuelles. Avec le tournant du millénaire, le monde réel a basculé
dans le virtuel. L’économie imaginaire a entraîné l’économie réelle avec elle dans
une crise mondiale dévastatrice. La bioinformatique déchiffre et manipule audacieusement
nos gênes. L’astrophysique n’affiche plus sur nos écrans que des fichiers
numériques. La mécanique quantique et les nanotechnologies sont devenues
fabulatoires. Les nouvelles générations s’évadent dans les médias sociaux avec
le sentiment d’y accéder à une existence plus réelle que ce qu’on appelle
encore la réalité.
Cette opposition entre le monde d’ici-bas que nous
dévalorisons et celui d’en haut que nous survalorisons a une histoire, on
pourrait dire des hauts et des bas. Le monde animiste, qu’on a appelé
« primitif » était d’une seule pièce. Les hommes faisaient partie de
la nature dont ils célébraient les esprits. Cette unité a été déchirée par Platon,
qui nous voyait ici-bas dans la pénombre d’une caverne, enchaînés par des
simulacres et des ombres trompeuses, sans pouvoir nous retourner vers la pure
lumière de la vraie réalité qui resplendissait dans le ciel des idées, que seul
le sage voyait. Le christianisme a renforcé cette opposition, qualifiant de vallée
des douleurs et de péché la terre d’ici-bas et glorifiant la lumière pure de
Dieu pour nous inviter à nous tourner vers le ciel.
Puis, cette curieuse topologie a été inversée par les hommes
de la Renaissance qui ont substitué la trilogie de l’humanisme, du rationalisme
et du réalisme d’ici-bas à celle du Dieu du ciel incarnant le vrai, le bien et
le beau. Revalorisant la vie terrestre
et contestant la théologie de l’Église, on a dénoncé de plus en plus l’obscurantisme
du Moyen-âge. La science expérimentale nous libérés de la superstition et s’est
affairée à représenter et explorer la réalité matérielle d’ici-bas.
Mais après avoir bâti pendant cinq siècles, un réalisme qui
semblait répondre à nos exigences rationnelles et humanistes, c’est la science elle-même
qui a décrédibilisé ce réalisme si
difficilement conquis. Elle n’y croit plus. Elle a abandonné l’observation
matérielle et l’instrumentation optique et opté pour la modélisation numérique.
Elle s’est rapprochée de l’imaginaire de la science fiction et explore des
hypothèses de plus en plus idéelles. Elle s’est dématérialisée et flirte avec
les chimères. Avec l’émergence de l’âge du numérique, notre cosmogonie
s’inverse encore une fois. Nous revenons à
une sorte d’idéalisme platonicien. Nous dévalorisons à nouveau la réalité d’ici-bas, ce monde
trivial de nos sens, pauvre en informations, qui n’intéresse plus la science, tournée
désormais vers l’exploration des complexités invisibles qu’elle modélise
numériquement. Nous le dévalorisons aussi parce qu’il nous résiste, nous déçoit
et nous frustre dans nos désirs, en comparaison de l’ailleurs numérique des
réseaux sociaux où nous avons le sentiment d’accéder à une existence plus
reconnue, plus gratifiante, plus réelle.
Nos sociétés humaines actuelles ont délaissé la métaphore de
l’énergie et adopté celle de l’information. Notre science n’interprète plus
l’univers avec des concepts thermodynamiques de chaleur et d’énergie, mais avec
le code binaire des algorithmes que nous programmons. L’homme du numérique ne frotte plus deux
cailloux pour faire jaillir une étincelle et allumer un feu. Il a en main un
silex intelligent dont jaillit l’information. Avec cet ordinateur miniaturisé, il téléphone, il
se connecte à l’internet, gère et joue. En un mot, nous sommes passés de l’âge
du feu à l’âge du numérique.
Étions-nous à ce point blasé de la grande épopée de
l’énergie, du vent, de l’eau, du feu, du soleil, de l’électricité, du
nucléaire ? Comment cette révolution anthropologique a-t-elle pu être tout
à la fois si douce, si subite et si puissante ? Notre évolution humaine,
une fois de plus, a basculé vers de nouvelles idées, de nouveaux projets, de
nouvelles aventures. Nous migrons vers un ailleurs virtuel. L’Âge du numérique met un terme à la
crise de la postmodernité et ouvre la voie à une nouvelle aventure de
l’humanité, sous le signe de la divergence et de la création, avec les enjeux
fabuleux, les excitations et les risques qu’implique cette liberté. Mais
ce qui explique le succès quasi immédiat du numérique, c’est qu’il réactive en
fait nos mythes les plus archaïques et répond à notre irrépressible fascination
pour la pensée magique. Nous sommes devenus des cyberprimitifs.
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