e-Gutenberg, acrylique sur toile, 61 x 91 cm, 2013
Nous
rendons des hommages hautement mérités à Marshall McLuhan. J’ai moi-même été
parmi les premiers à enseigner ses théories à la Sorbonne au début des années
1970. Il a été un remarquable philosophe de la technologie et des
communications, notamment des implications sociologiques de l’oralité, de
l’imprimerie et des médias électriques. Mais il est nécessaire de situer
McLuhan dans son époque et de ne pas lui attribuer le mérite de ce qu’il ne
pouvait pas connaître. Car nous lui octroyons aussi un rôle de pionnier et de
visionnaire du numérique et c’est là une affirmation très discutable.
Curieusement, encore aujourd’hui, nous méconnaissons autant que lui le
changement radical de paradigme que constitue le passage de l’âge de l’énergie
à l’âge de l’information. C’est un sujet de réflexion qu’il nous faut
approfondir, tant il a suscité de malentendus et de contresens.
Il
faut réanalyser les origines de la révolution numérique. Son effet de surprise
est dû à la puissance technologique du code binaire, mais sa genèse a été
longue et date manifestement de l’invention des premiers alphabets phonétiques
qui ont rompu avec l’écriture pictographique, longtemps avant l’ère chrétienne.
Bien entendu, c’est seulement aujourd’hui que nous sommes capables de le
comprendre, et à condition de nous opposer aux théories célèbres de McLuhan,
l’auteur célèbre de La Galaxie Gutenberg
(1962), qui nous a fait découvrir l’importance des communications
électriques, mais nous induit collectivement en erreur encore aujourd’hui pour
comprendre le numérique. Nous avons admiré chez McLuhan l’intelligence
provocatrice d’un analyste pionnier des nouveaux médias – le téléphone, la
radio, la télévision et en général l’audio-visuel -, et donc des débuts de la
société de l’information. Il a eu cette intuition géniale que les médias ne
sont pas seulement des ponts entre nous et la nature, mais un nouvel
écosystème. Et beaucoup, dont je suis, s’accordent à penser que Marshall
McLuhan a été le premier à comprendre l’importance déterminante des
technologies. Mais son vocabulaire le retient dans la limite historique de son
temps. Certes, dans le dernier chapitre d’Understanding Media, abordant l’automation, McLuhan, s’essaie
à analyser la cybernétique comme une des applications majeures de
l’électricité. Mais la grande rupture de la civilisation occidentale n’a pas
été, comme il l’affirme, celle de l’électricité, qui clôt seulement l’âge du
feu, mais bien celle de la cybernétique
qui initie un nouvel âge de l’humanité, l’âge du numérique. Ce qui
attire d’abord l’attention, c’est l’opposition surprenante – que je qualifierai
de thermique – que McLuhan établit entre les médias qu’il qualifie de chauds
ou de froids. L’analogie est difficile à argumenter et paraît vite
arbitraire. Son analyse des effets de l’invention de l’imprimerie est
pénétrante, mais ses propres propositions typographiques de mots-images, de
mots-objets dans Counterblast, évoquent plus l’odeur du plomb fondu
gutenbergien que le code binaire de l’information numérique. De même, le
bombardement dramatisé des électrons à travers l’écran télévisuel sur les
téléspectateurs fait image, mais demeure peu convainquant du fait de sa
banalité physique réelle. Et cela le conduit à affirmer que le médium, c’est
le message, qu’il considère donc comme un massage. On ne peut
manquer d’être surpris par le caractère très physique, mécanique et thermique
lui aussi de l’idée de massage, qu’il
tente de nous imposer En outre, en un temps où notre tradition humaniste
nous empêchait d’admettre l’impact de la technologie sur nos structures
cognitives, aussi bien que sociales, l’idée était certes nouvelle. Et elle
demeure actuelle. Nous voyons bien que le téléphone cellulaire, comme
l’internet, deviennent des outils de socialisation extrêmement puissants, alors
même que les contenus qu’ils transmettent sont souvent insignifiants, comme
dans le clavardage, ou dans les échanges anodins de téléphones cellulaires
entre jeunes :
- Où
es-tu?
- Je suis là.
- Moi aussi.
- On se reparle tout à l’heure.
Mais la formule de McLuhan était aussi simpliste que
géniale et il est grand temps de revaloriser l’importance des contenus, si l’on
veut résister précisément à ce massage aliénant des mass médias. Il faut
continuer à préserver les industries du livre, des journaux et des magazines, qui diffusent une
pensée moins superficielle, moins simplificatrice et plus analytique
que ces média-massages. McLuhan a eu trop raison, s’enthousiasmant pour ce qui
est devenu une faiblesse de l’époque actuelle. Nous ne pouvons pas faire
l’économie de la valeur des contenus et de la pensée critique, aujourd’hui
moins que jamais tant les dangers de massification sont grands. Le numérique,
même s’il tire avantage de l’électricité, et joue encore un évident rôle de
massage social, ne traite pas de l’énergie. Nous sommes désormais dans une société de l’information, qui, comme son
nom l’indique, prétend survaloriser les contenus et a banalisé l’électricité.
Il ne faut pas les confondre comme McLuhan. Le numérique est d’une toute autre
nature que l’électricité, et infiniment plus puissant. D’ailleurs, l’énergie
détruit l’information. L’imaginaire théorique de McLuhan appartient à l’âge du
feu et de l’industrie mécanique et électrique. Cet exemple montre que c’est
aussi au simple niveau des métaphores du langage que l’on peut repérer les
mythes qui soutiennent un grand récit théorique, et pas seulement dans les
fascinantes figures des fabulations conceptuelles. Et s’il était encore avec nous, McLuhan serait sans doute
le premier à souligner, comme il le disait souvent, que nous continuons
communément à interpréter à tort le monde d’aujourd’hui avec les concepts et
les contenus d’hier. Malheureusement, c’est ce qu’il a fait lui-même, y compris
dans plusieurs de ses postulats fondamentaux, qui deviennent contreproductifs.
Fausses divergences
Mais
nous découvrons aussi, outre ce genre d’aveuglement, des bouleversements dont
nous tirons de multiples conclusions aussi fausses que les prétendues
divergences qui les fonderaient. Ainsi, McLuhan a cru pouvoir affirmer que les
médias électriques nous ramèneraient à une multisensorialité comparable à celle
de l’oralité d’avant l’invention de l’imprimerie. Le règne de Gutenberg, celui
de l’imprimé, auquel l’Occident doit tant, n’aurait donc duré que quelques
siècles. Il n’aurait été qu’une parenthèse dans notre évolution. Il est vrai
que nous remettons aujourd’hui en question le journal et le livre imprimés sur
papier, pour les proposer en ligne, sur des liseuses ou des tablettes
électroniques. Et les industries de pâte à papier sont en recul. Nous nous
acheminerions vers une civilisation « papier zéro ». Il faudrait
alors se demander si ces grandes idées de la modernité occidentale, notamment
l’individualisme, l’esprit critique, le rationalisme, dont McLuhan attribue le
développement à l’imprimerie, ne seraient pas aujourd’hui menacées par le
triomphe du numérique, sa nouvelle culture basée sur le temporel plutôt que le
spatial, le multimédia plutôt que le visuel, et sa sensibilité événementielle,
émotive, ludique, de consommation accélérée, à l’opposé de l’effort et de sa
durée. Les sociétés de masses de l’âge du numérique ne deviendraient-elles pas
alors beaucoup plus manipulables et sujettes à un nouvel obscurantisme ? Ce
n’est pas exclu. Mais pour en juger, il faut d’abord relever plusieurs erreurs
communément répandues, attribuées à des ruptures qui n’existent pas.
En
annonçant la fin de la « galaxie Gutenberg » au nom de l’électricité,
McLuhan s’est lui-même mystifié. La révolution numérique, bien au contraire en
a assuré le triomphe. Et aujourd’hui, en pensant la révolution numérique avec
les concepts de la théorie mcluhanienne, on se trompe d’époque, tombant dans
une double ingénuité : celle de McLuhan et la nôtre. Nous avons tous pris
le numérique pour une nouvelle application de l’électricité, alors qu’il repose
sur le code binaire. L’homme lettré cède la
place à l’homme numérique, l’alphabet même va-t-il céder à la pression
incessante et aux flux omniprésents de l’image, qui vaut désormais plus que
mille mots ? Il ne faut pas se tromper de révolution : c’est
le passage de l’alphabet analogique à l’alphabet phonétique qui a été la
rupture initiatrice de l’évolution contemporaine vers le code binaire.
On peut relever un
ensemble d’au moins cinq erreurs d’origine mcluhanienne qui se sont renforcées
les unes les autres et nous aveuglent encore.
Première erreur. Contrairement à ce qu’on affirme en cette période
dite d’une nouvelle oralité, on typographie plus que jamais. Force est de constater que nous n’avons jamais tant
écrit, ni tant lu qu’aujourd’hui. Nous passons quotidiennement des heures à
naviguer sur les sites de l’internet, à écrire et lire des courriels, des
messages sur nos écrans de téléphone, à envoyer des textos, à clavarder sur
internet, à lire les bandeaux textuels des journaux télévisuels, à écrire et
envoyer des cv, à enregistrer et lire des informations sur les plateformes des
médias sociaux, à produire du contenu en ligne, etc. On crée des sites web,
qu’il faut animer constamment, on rédige parfois quotidiennement, un, voire
plusieurs blogs. On écrit plus sur écran qu’on n’a jamais écrit sur papier. On
envoyait il y a encore quinze ans une lettre de temps en temps. Aujourd’hui, on
écrit des courriels et des messages tous les jours à profusion. Même les jeunes
sont devenus hyperactifs, apprenant par nécessité à. maîtriser un minimum
d’orthographe, et même des codes savants d’écriture abrégée. Nous avions
quelques machines à écrire. Maintenant, on estime à plusieurs milliards le
nombre de claviers d’ordinateurs actifs sur la planète, sans compter les
claviers de téléphones, de tablettes, de liseuses et d’innombrables équipements
et gadgets.
Le
volume de transmission des messages vocaux sur les réseaux téléphoniques est
devenu marginal par rapport aux échanges de données écrites. La commande vocale demeure rare. Et le
clavier d’ordinateur n’est en fait qu’une machine à écrire électronique qui
remplace avantageusement les vieux casiers de caractères mobiles de plomb de
Gutenberg et en automatise la manipulation. Certes, je peux désormais diffuser
aussi des sons et des mouvements et les mêler aux textes et aux images. Il ne
s’agit là cependant aucunement d’une oralité du larynx ni d’une gestualité du
corps, comme on semble le prétendre implicitement, mais plutôt d’une extension
remarquable de l’écriture. L’internet est devenu une véritable imprimerie pour
la musique, le cinéma et la télévision. Le fait que je puisse maintenant
télécharger des milliers de films et d’œuvres musicales est une véritable
apothéose de la reproduction et diffusion dont Gutenberg a initié l’âge d’or.
En outre, pour les œuvres tombées dans le domaine public, ce téléchargement
devient gratuit, immédiat et souvent d’excellente qualité, donc d’autant plus
fréquent. Ainsi des milliers de films, dont beaucoup de long-métrages célèbres,
deviennent disponibles chez-soi gratuitement. Il en est de même pour la télévision.
Mieux encore, nous avons inventé l’imprimerie en 3D, qui permet d’écrire,
diffuser et reproduire à distance en trois dimensions et avec une extrême
précision n’importe quel objet manufacturable ou organe du corps humain.
Deuxième erreur. Le web 2.0, le clavardage, les forums en ligne et
les échanges sur les réseaux sociaux nous ramèneraient à l’interactivité
sociale et aux rituels collectifs de l’ancienne oralité, alors que la lecture
du livre a favorisé l’individualisme. Ne
sous-estimons pas l’impact du multimédia. Mais ses vertus multisensorielles
écraniques ne sont pas aussi grandes qu’on l’a prétendu. On suggérait souvent
plus avec moins – c’est l’art de la litote. La profusion d’images et de sons
coupe souvent l’élan de l’imaginaire. Les vertus de l’interactivité sont
indéniables quant aux commodités, mais plus contestables dans le domaine de la
création culturelle. L’interactivité n’est qu’une pale imitation réductrice de
l’interaction imaginaire, mentale et physique.
Rappelons
que ce réseautage opère en ligne, c’est-à-dire à distance et le plus souvent
dans l’anonymat. On ne saurait nier le succès des jeux multi-usagers, du
karaoké en ligne, ou du pingpong et autres sports vidéo que proposent les
marques de logiciels Wii ou Kinect. Mais ces rituels électroniques
demeurent très limités, sans commune mesure avec la gestualité de proximité et
l’interactivité visuelle, olfactive et tactile des fêtes tribales. Le vaudou en
ligne n’est pas pour demain.
Troisième erreur. On oublie à tort que ce bouleversement a commencé
il y a six mille ans avec l’invention de l’alphabet phonétique qui a succédé à
l’écriture idéographique. Il faut rappeler ici que le génie de Gutenberg ne fut
pas d’inventer l’imprimerie, qui existait déjà et dont le premier exemple connu
est chinois, The Diamond Sutra, un
livre conservé à la bibliothèque du British Museum et qui date du IXe siècle.
L’invention de Gutenberg est celle du caractère mobile d’imprimerie, qui en a
accéléré la puissance. Et contrairement à ce qu’on dit, le code binaire des
technologies numériques ne constitue pas une rupture par rapport à l’alphabet
phonétique. L’alphabet phonétique, qu’il compte 26 ou 30 lettres selon les
langues, rompait déjà avec le caractère analogique de l’écriture idéographique.
Il s’est imposé comme un code abstrait et instrumental. Le numérique en est la
simplification. Dans la transmission numérique comme dans l’affichage
cathodique, qu’il s’agisse de textes, d’images, de mouvement ou de sons, les
octets et les pixels sont autant de caractères mobiles réduits à une plus
simple expression, plus polyvalente que les caractères du code alphabétique ou
du code musical. Cette réduction à deux signes, 1 ou 0, a permis de donner au code binaire la
puissance et la rapidité de l’électricité et d’établir la convergence des
médias. Il est l’aboutissement ou l’accomplissement de l’invention des
caractères mobiles de Gutenberg.
Quatrième erreur. Pour en finir avec Gutenberg, on invoque aussi le
succès commercial des liseuses et des tablettes électroniques qui se
multiplient. Mais ce succès, qui a tardé, demeure très limité, quoiqu'en
proclament les prosélytes commerciaux et le matraquage médiatique : moins
de 7% de l'édition aux États-Unis, moins de 2% en France, un chiffre d'affaires
marginal au Québec. Et les ventes de liseuses plafonnent, tandis que les
tablettes servent à tout sauf à la lecture des livres. Encore les liseuses ne
gagne-t-elle du terrain que dans la mesure où elles imitent de mieux en mieux
le bon vieux livre papier et son ergonomie : la matité du papier et de l’encre, le format de poche,
une sonorisation qui nous fait entendre le bruit des pages virtuelles que l’on
croit encore tourner, la légèreté, la manipulation conviviale des pages,
voire l’odeur de l’encre d’imprimerie en sachet diffuseur, la baisse des prix,
etc. Les Japonais ont même commercialisé
une liseuse imitant l’interactivité manuelle et le libre mouvement des pages
lorsqu’on la penche dans un sens ou dans un autre. C’est paradoxalement le
livre papier imprimé qui demeure le modèle incontournable du succès de ces
imitations électroniques.
Cinquième erreur. On nous dit que le livre disparaîtrait. Les
maisons d’édition et les entreprises de presse seraient d’ailleurs en
crise. Nous
numérisons tant les livres, qu’ils semblent être aspirés dans les écrans
cathodiques de nos ordinateurs. Les bibliothèques, une fois leurs livres
scannés se trouvent-elles dévalorisés, comme des entrepôts de masters
originaux, qui deviendront peut-être des lieux déserts ? Alors, est-ce
pour de bon la fin du papier, de l’écrivain papier, du livre papier, et des bibliothèques ?
Les avons-nous construites, ces dernières années, avec tous ces budgets
douloureux à obtenir, à contre-courant de l’évolution, de l’évidence des
nouvelles merveilles du numérique et des besoins des nouvelles générations ?
Le livre va-t-il devenir un simple artefact de collection, de musée, de
décoration, comme dans cette colonne de livres dressée dans l’entrée de la
vieille bibliothèque de Prague, que les groupes d’écoliers photographient avec
leur téléphone cellulaire, comme s’ils regardaient un zèbre dans un zoo ?
Les
bibliothèques virtuelles sont en plein essor. Mais elles demeurent des
bibliothèques qui proposent des livres. Elles donnent même accès à ces livres
qui ne sont plus disponibles, anciens, épuisés, protégés dans des iconothèques,
ou en vente lointaine, dans d’autres pays, ou simplement en vente seulement en
ville, alors qu’on vit à la campagne. Nous ne
pouvons plus nous passer de tous ces réseaux numériques de la société de
l’information dans laquelle nous sommes immergés. C’est en milliards de pages
que l’on compte les sites web. Nous nageons, nous surfons, nous plongeons dans
un océan de lettres de l’alphabet. Paradoxalement, et contrairement à la
prophétie de McLuhan, nous connaissons une deuxième phase du développement de
l’alphabétisme, encore beaucoup plus extensive que la première, cette fois
immersive.
On
nous annonce triomphalement qu’en 2012 il s’est vendu dans le monde autant de
livres numériques que de livres reliés avec une couverture dure (hard cover). On voudrait y voir
l’annonce d’une mutation et de la fin du livre. Il faut plutôt se réjouir de
cette augmentation impressionnante de l’industrie du livre. Qu’un tiers des
livres qui sont mis sur le marché aujourd’hui soient numériques, toutes
catégories confondues, est une bonne nouvelle, car nous ne parlons pas tant de
substitution de supports de publication que d’une augmentation d’un tiers de la
production globale de livres. Que ces livres soient sur écran électronique
plutôt que sur papier ne change pas le fait que ce soient des livres. En fait,
le numérique n’est pas le contraire du papier, ni davantage son ennemi mortel
qui vise à le remplacer. Aussi paradoxale que puisse paraître cette affirmation
aux cyberintégristes, le numérique n’est dans ce domaine que le complément du
papier. On s’efforce d’ailleurs aujourd’hui d’inventer du « papier
cathodique ». Qu’on puisse y ajouter du son et du mouvement constitue un
enrichissement du texte, et ne signifie pas sa disparition. Le fait qu’Amazon
et autres grandes compagnies bénéficient de l’électronique et puissent vendre
des livres sur papier ou sur écran constitue un grand progrès technologique de
l’imprimerie et une grande chance pour le livre. L’internet offre aussi une
nouvelle puissance de promotion, de diffusion et de vente du… livre papier !
Il y a là une magnifique complémentarité. On a même pu dire que l’internet est
« l’imprimerie du XXIe siècle ». Sans doute, mais il ne faut pas
généraliser, car le livre papier qui sort d’une presse est loin de faiblir. Il
demeure dominant, de loin, et c’est plutôt le livre numérique qui ne tient pas
ses promesses mirifiques, et dont la croissance a fléchi en 2012. Les dernières
études montrent qu’il s’essouffle un peu, quoiqu’affirment ses champions :
seulement 16% des Américains ont acheté à ce jour un livre numérique, tandis
que 89% des lecteurs réguliers achètent toujours des livres papier (Bowker Market Research, 2012). On peut
prévoir que le livre numérique ne se substituera pas au livre papier, mais
offrira un support supplémentaire et différent pour des activités où il se spécialisera :
livres techniques et professionnels exigeant une actualisation constante,
livres épuisés introuvables, livres-jeux et multimédia.
Quoi
qu’il en soit, nous ne sommes pas confrontés à une « parenthèse
Gutenberg » qui se refermerait, mais au contraire, grâce au numérique, au
triomphe de l’imprimerie électronique à caractères mobiles. Nous avons même
développé une grande crainte par rapport à la conservation de ce nouveau
continent de lettres de l’alphabet. Car la
dangereuse contrepartie de cette deuxième révolution lettriste, c’est la
fragilité de ce patrimoine électronique. L’oralité de jadis cultivait au moins
la mémoire et nous lui devons l’extraordinaire conservation de textes qui
datent de plusieurs milliers d’années. Je n’en dirais pas autant de ceux que
nous confions aujourd’hui à la seule mémoire des disques qu’on appelle « durs
», beaucoup plus volatiles que les plaques de terre cuite de jadis.
Pour
autant, il n’y a pas lieu de craindre, faute d’écriture et de lecture, un
retour à l’obscurantisme. Le numérique nous permet tout au contraire d’espérer
de nouveaux progrès humains. Vive e-Gutenberg ! Nous sommes devenus les
nouveaux lettrés du numérique.