2007-08-19

Peinture, écriture et oralité


Guernica, de Picasso, 1937


The legible city, fom Jeffrey Shaw, installation with Dirk Groeneveld, 1989.

Le numérique, est-ce le simple progrès de ce qu’on appelait, il y a une génération, la révolution de l’audiovisuel ? Certes, mais d’une toute nouvelle puissance grâce à la convergence technologique des médias, à la capacité de produire des images de synthèse, à la flexibilité de l’accès en ligne généralisé et à l’interactivité. Ces différences sont si grandes par rapport à la radio et à la télévision traditionnelles, qu’on parle maintenant d’une nouvelle oralité multimédia, donc multisensorielle, qui remet en question la domination de l’écrit dans notre civilisation. Confrontés à ces médias enrichis, certains se sont même interrogés, comme l’anthropologue André Leroi-Gourhan, sur une disparition éventuelle de l’écriture : la lecture gardera pendant des siècles encore son importance, malgré une sensible régression pour la majorité des hommes, mais l’écriture est vraisemblablement appelée à disparaître rapidement, remplacée par des appareils dictaphones à impression automatique (Le geste et la parole, 1965).

D’autres, comme le futurologue américain Peter Drucker, ont prédit la disparition de l’imprimé et du papier face à l’écran. Ce qui a fait beaucoup réagir : on a craint alors un dark digital age, car a beaucoup basé le développement du rationalisme occidental et des Lumières sur l’écriture, puis sur l’imprimerie. Et il est vrai que le multimédia favorise l’expression des émotions sur la pensée rationnelle critique à laquelle nous devons la modernité et je suis de ceux qui, tout en célébrant le numérique, rappellent constamment les vertus du livre. Certes, on oppose fréquemment l’alphabet idéographique et l’alphabet phonétique, l’image et le texte, accordant même souvent une valeur ajoutée à l’écrit, qui favorise l’activité conceptuelle et réflexive par rapport à l’image, plus intuitive et subjective. Mais on se contente le plus souvent de préjugés sur ces sujets si stratégiques pour notre avenir, et cette opposition me semble erronée et abusive. Car, la pensée, qu’elle soit parlée, écrite ou peinte est la même activité mentale sophistiquée, et toujours abstraite. Ainsi, la pensée chinoise, liée à un alphabet idéographique et donc à des configurations associatives de sens, dont la structure agrégative est très différente de la pensée linéaire que suscite l’alphabet phonétique, n’est pas moins complexe que la pensée occidentale ! La calligraphie idéographique chinoise ou phonétique arabe rejettent cette différence que nous croyons pouvoir établir entre écriture et peinture.

Quant à l’opposition entre expressions orale et écrite, il me semble qu’elle est exagérée aussi. Les mouvements de la main qui écrit ou joue du violon, relèvent de la même motricité cérébrale, qui commande ceux du larynx, des cordes vocales et de la langue, lorsque nous parlons ou chantons. Et ils sont aussi complexes. Les mains du pianiste ou du sculpteur démontrent autant et plus de dextérité que celles de celui qui écrit à la plume ou avec un clavier. D.ailleurs, beaucoup d’écrivains dictent, comme Alain Fleischer. Des handicapés comme l’astrophysicien Stephan Hawkings, des aveugles ne semblent aucunement limités dans leurs capacités conceptuelles et créatrices.

Même si le support d’expression change, je ne crois donc pas, contrairement à notre manie institutionnelle de catégoriser et d’opposer, qu’il y ait une grande différence, ni de nature, ni d’intensité de l’activité cérébrale entre l’écriture, les beaux-arts et l’expression vocale. Personnellement, je pratique également l’écriture et la peinture sans avoir le sentiment de changer d’attitude, ni de thème. Et si je remplace les pinceaux et la toile par un clavier et un écran, pour me consacrer à une œuvre d’art numérique, cela non plus ne me semble pas non plus changer mon attitude mentale de création. Je n’opposerai donc pas l’oralité et l’écriture, ni les beaux-arts et les arts numériques, contrairement aux idées reçues actuellement.

La différence n’est pas là où on se plaît à la déclarer avec passion. Elle est cependant majeure. Et elle réside dans la durabilité du message. L’air n’a guère de mémoire, ni davantage les supports numériques, tandis que le papier, la toile, le métal, la terre ou la pierre bénéficient d’une probabilité de conservation considérable. Et je ne peux manquer de vouloir en tenir compte en tant que créateur. La musique classique, si elle avait été produite et enregistrée électroniquement, serait quasiment perdue aujourd’hui. L’éphémérité des arts numériques n’est déjà que trop démontrée et il faut être naïf pour croire qu’elle sera surmontée un jour prochain. Nouvelle oralité inflationniste et sans mémoire, la création numérique peut être certes riche de contenu et d’une puissante expressivité dans l’instant. Mais elle ne peut même pas se conserver comme la musique sur du papier, pour être restituée intégralement dans plusieurs siècles. Comme à toute oralité primitive, il lui manque un langage écrit, un alphabet, qu’il soit idéographique ou phonétique. Il faudrait en noter sur papier tous les algorithmes, en conserver toutes les fiches techniques, tous les croquis d’installation et tous les instruments électroniques et logiciels. C’est une tâche démesurée, imparfaite, parce qu’elle manque de codes et implique des complexités pour lesquelles nous ne pouvons pas investir en temps réel les ressources financières et humaines qui seraient requises. On est réduit à en confier la mémoire à l’instrument, l’ordinateur, comme si on confiait la mémoire des œuvres musicales à des violons, des pianos ou des trompettes. Et on se dit qu’on actualisera régulièrement les œuvres numériques aux nouveaux standards d’une industrie numérique qui, comme pour nous dissuader de tout effort de conservation, cultive légitimement l’accélération du changement au nom de son progrès et de son succès commercial.

Les émissions de radio et de télévision sont déjà disparues en grande majorité de nos silos à mémoire, alors qu’elles étaient beaucoup plus faciles à conserver, sur bande argentique ou magnétique. On a sélectionné, pas toujours à bon escient, quelques programmes vedettes, et c’est une lourde tâche que de les actualiser régulièrement sur de nouveaux supports numériques pour les conserver plus longtemps, alors qu’une lettre ou un dessin de Van Gogh ou d’Antonin Artaud sont encore là pour témoigner, sans aucun investissement. Une écriture sur une plaque d’argile d’il y a 3000 ans aussi, et même une peinture préhistorique d’il y a 32 000 ans !

Je me refuse à établir une hiérarchie de valeur artistique entre les technologies, entre un pipeau et un synthétiseur midi, entre la toile textile et la toile de l’internet, entre le crayon et l’ordinateur, quant à l’expressivité artistique et même quant à sa contemporanéité. Et il ne me déplairait pas de graver dans la glaise un mythogramme numérique, par exemple un code barre ou une séquence d’ADN. Inversement, nous avons vu trop de bouquets de fleurs et de nus féminins dessinés avec des ordinateurs sur des écrans, car il y a aussi peu de génies dans les arts numériques que dans les beaux-arts et inversement. La légitimité et la puissance d’expression artistique ne dépendent pas de l’outil d’expression, mais de l’artiste. Un artiste choisit librement ses outils d’expression, à contre courant s’il le juge utile; il peut créer avec de la glaise, de la toile ou avec des pixels au même degré de médiocrité ou de génie. Si c’est mauvais, il vaut mieux que ce soit avec des pixels, car cela se conservera moins longtemps. Si c’est génial, il vaudrait mieux que ce soit avec de la terre qu’avec des pixels ! Et s’il ne peut s’exprimer à sa convenance qu’avec le numérique, il doit malheureusement admettre – et nous, ses admirateurs aussi – que ce sera très difficile de conserver son œuvre autrement que sous forme documentaire.


Nous sommes donc aujourd’hui dans un débat sur la création contemporaine où nous nous fourvoyons totalement. Du point de vue artistique, il n’y a pas de différence significative a priori entre l’écriture, la peinture et l’oralité, ancienne ou numérique, mais en revanche, on ne peut nier le problème de la fragilité des supports et donc des œuvres. A cet égard, l’avantage n’est paradoxalement pas du côté de la technologie numérique, même si celle-ci symbolise le progrès et reflète la sensibilité contemporaine. Et le défi pour les arts traditionnels est d’explorer cet âge du numérique où l’humanité est aujourd’hui aspirée et qui constitue le plus important événement de notre aventure depuis des milliers d’années, donc un incontournable.

Hervé Fischer

2007-08-13

Hypernaturalité et algorithmes

peinture chinoise classique

construction algorithmique d'une molécule

Projetant leur propre conscience d’appartenir pleinement à la nature et d’avoir un esprit qui pense, souffre, agit, les premiers hommes ont imaginé que les animaux aussi, et les arbres, les montagnes, les rivières, le vent, les pierres, le feu, la terre, le soleil et la lune étaient animés comme nous de conscience, de pensée, de vie affective, d’émotions, et du pouvoir d’agir en conséquence (animisme). L’interface des premiers hommes à la nature s’est donc établi comme un dialogue avec elle, impliquant négociations, pensée et techniques magiques. Les liens que les hommes établissaient avec l’univers et avec ces autres esprits qui l’animent visèrent à se les allier, à s’en protéger, à les conjurer, les supplier, les combattre ou les neutraliser, selon leurs propres intérêts et émotions d’hommes. Aujourd’hui, à l’âge du numérique, il faut admettre que cela n’a guère changé, même si notre représentation de la nature a évolué avec les sciences numériques et la pensée économique dominante qui lui est liée.

Certes, de sacrée et animiste, la nature est devenue le simple décor matériel de la vie. Elle est devenue «naturelle», alors qu’elle était mystérieuse et symbolique. Elle nous apparaît comme la scène choséifiée que l’on peut désormais représenter de façon réaliste, ou objective, et exploiter. L’idée de nature a été radicalement transformée. Comparant la tradition chinoise du paysage, symbolique, au réalisme et à la perspective géométrique, avec des ombres, que nous avons inventé à la Renaissance en Occident, nous prenons conscience que la nature est toujours une représentation culturelle, une figuration idéologique et sociale, construite selon des conventions historiques. Au Quattrocento, en Italie, Alberti et Brunelleschi, avec l’optique et la géométrie soumettent la nature à une représentation en perspective triviale, dont la profondeur n’est plus transcendantale, mais géométrique, encore que le point de fuite garde une valeur symbolique de clef de voûte de l’univers évoquant encore métaphoriquement notre dépendance au dieu unique qui a créé ce monde et garde toute autorité sur son organisation. Ce géométrisme conventionnel, que nous avons pris pour un réalisme objectif, n’est qu’un simulacre des plus artificiels (optique). Les liens géométriques selon lesquels nous y construisons à la règle les proportions et le positionnement de chaque objet, de chaque être humain, constituent un «irréel» auquel nous avons appris à soumettre notre perception en Occident depuis quelque cinq siècles. En fait, notre représentation en perspective géométrique en trois dimensions de la nature est aussi irréaliste que le symbolisme qui l’a précédée. C’est un naturalisme bâti au compas, sur des rapports géométriques, qu’il faut bien appeler un hypernaturalisme, au sens d’une construction du réel, toujours basée sur des liens, qu’ils soient animistes, magiques, symboliques, religieux, géométriques, mathématiques, physiques (les forces), chimiques, utilitaires, ou intentionnels : ils relèvent toujours d’une construction humaine, selon une logique de liens. Si nous considérons donc les représentations symbolistes du Moyen-Âge ou des sociétés premières, ou de la tradition picturale chinoise comme un hypernaturalisme, celles du réalisme ne le sont pas moins, qu’il s’agisse de réalismes euclidiens, optiques, cubistes, chromatiques, etc. Et lorsque nous abordons la physique quantique ou la biotique, et leurs modélisations algorithmiques virtuelles, nous devons bien admettre que ces liens de la matière, de l’énergie, de nos utilités, de nos projets et de l’imaginaire de nos interprétations sont plus abstraits et conventionnels que jamais. Ils ne sont nullement «réalistes» ou objectifs, comme un monde matériel extérieur à nous et distancé, mais seulement phénoménologiques et imaginaires, comme l’ont clairement démontré la philosophie et la mythanalyse. Ce que nous voudrions appeler la nature naturelle, ou la nature naturaliste n’a jamais existé autrement que comme un mythe ou une représentation romantique et sociale, née à l’époque de notre urbanisation, comme un pôle compensatoire de son absence.

Et comment pourrait-il en être autrement? Que serait un réalisme intégral de la nature? Notre représentation de la nature est devenue technoscientifique (en perdant toute dimension perceptive), c’est-à-dire aujourd’hui informatique et algorithmique. Nous avons réinventé le matérialisme pour l’opposer à l’idéalisme religieux, mais cela n’enlève rien à son caractère de construction mentale, à son relativisme sociologique et mythique.

Et à force d’en explorer les liens (les lois), la nature est devenue essentiellement quantifiable. Sa matière est désormais sécable, manipulable, sujette à interprétation théorique en fonction de nos instruments électroniques et de notre science informatique actuels. Son invisibilité, son insaisibilité ne sont plus celle des esprits et des dieux qui l’animent, mais celles de ses lois scientifiques, de son infiniment petit ou lointain. C’est l’invisibilité – pour notre perception sensible - de ses atomes, de ses quarks, de ses gènes, de ses protéines, de ses enzymes, de ses énergies qui font de la nature technoscientifique actuelle le même être imaginaire, puissant et instrumentalisable qu’elle était déjà pour la magie et pour la religion, même si les modes de représentations et les techniques ont changé.

À l’âge du numérique, le réalisme a perdu toute crédibilité au profit de la modélisation virtuelle. C’est en ce sens que nous parlons d’hypernaturalité. Pour autant, nous ne saurions dire que la nature est devenue postnaturelle, ou transnaturelle, voire artificielle : elle l’a toujours été et la technoscience en est partie prenante tout autant que l’imaginaire et la logique cognitive des liens que nous y construisons dans nos interprétations.

C’est en ce sens que je la représente moi-même selon les codes binaires de ses interprétations numériques, selon les codes à quatre lettres des structures génétiques de l’ADN, selon les variations de nos représentations quantitatives ou ondulatoires. Ce sont autant de mythogrammes, ou images iconisées des mythes selon laquelle nous l'interprétons. Ainsi, la nature-paysage ou paysagée, décor cadre du récit humain, la nature impressionniste du plein air, la nature naturante de la création, la nature naturée par les hommes, toutes ces déclinaisons de l’idée de nature au cours de l’histoire relèvent de l’imaginaire métaphysique. Et elle a fourni un langage métaphorique de base à nos interprétations de la vie et de la destinée humaine.

Il faut donc prendre conscience de la cohérence ou de la pertinence entre notre figuration actuelle de la nature ou de l’univers, à l’âge du numérique, avec la méthode des hyperliens, et ne pas instituer d’opposition entre nature artificielle et nature vivante, nature scientifique et nature pure, entre nature et technologie, entre nature et culture, entre culture et technologie. Nous ne quittons jamais la nature matérielle et demeurons toujours dans une interprétation imaginaire construite sur des liens. Il y a là un rappel philosophique – de philosophie matérialiste – qu’on oublie trop souvent et qui permet d’échapper aux fausses oppositions si fréquentes actuellement entre nature et artifice, perception des sens et algorithmes.

Hervé Fischer

2007-08-12

L’âge du numérique : une révolution anthropologique


Nous avons vu se développer depuis un ou deux ans un regain exubérant de projets et de spéculations sur le potentiel des technologies numériques. La Silicon Valley bruisse à nouveau de toutes sortes de rumeurs et de fièvres entrepreneuriales, évoquant les bons vieux jours d’avant la bulle spéculative de 2000. Les grandes compagnies se consolident par des rachats souvent spectaculaires. Microsoft, soumis à la concurrence agressive de Google, veut racheter Yahoo, tandis que AOL peine à se redéfinir. Les petites entreprises de niche veulent imiter le succès de Youtube et autres innovateurs couronnés par le succès.


Robotique, bionique, biotique, empowerment, intelligence, mémoire et vie artificielles, data mining et télésurveillance progressent exponentiellement. Les moteurs de recherche sur le web sont les vedettes de l’industrie actuelle. Il faut souligner aussi que la technoscience est désormais entièrement numérique, que ce soient la physique, l’astrophysique, la modélisation moléculaire chimique et pharmaceutique, les reconstitutions archéologiques, les matériaux intelligents, la robotique, l’urbanisme, la météorologie ou l’écologie. Sans compter les armements militaires et l’exploration spatiale, qui sont évidemment très demandeurs en électronique et en informatique.

La vie quotidienne elle-même est de plus en plus arrimée aux technologies numériques, qu’il s’agisse de l’information politique, financière, bancaire, culturelle, éducative, du divertissement et du tourisme, des réservations de billets d’avion ou de train, comme de la vie familiale, privée et même intime. Les moyennes d’utilisation quotidienne de l’internet dans les pays développés sont en pleine croissance, atteignant souvent deux heures par jour. Beaucoup de foyers y comptent plusieurs ordinateurs, celui du père, celui de la mère et ceux des enfants (incluant les consoles de jeu, les lecteurs numériques de cédéroms et de DVD. Bref, toute la vie sociale, financière et industrielle est désormais dépendante de l’informatique. Nous sommes entrés de plain pied dans l’âge du numérique et on peut diagnostiquer sans risque de se tromper que nous sommes bien confrontés à une révolution anthropologique aussi importante que celle qu’initia l’âge du feu dans l’histoire de l’humanité.

Conséquemment, les outils numériques se banalisent déjà.

Les logiciels à code source ouverts gagnent du terrain, notamment grâce à leur adoption dans des pays comme la Chine, ou par des institutions et entreprises majeures. Mais nous n’assistons pas au balayage des logiciels à code propriétaire, que plusieurs espéraient, et cela tient beaucoup au fait que ces logiciels demeurent encore souvent peu conviviaux et constituent de pâles imitations des logiciels commerciaux, moins développés, moins performants, et moins compatibles avec les innombrables logiciels et plugs in disponibles sur le marché, souvent téléchargeables gratuitement.

Bien entendu, comme dans la société réelle, la criminalité s’y développe aussi plus vite que la police et le droit. Et cela constitue un très grave problème, dans la mesure ou les serveurs situés dans des pays échappant au contrôle international, et les dispositifs peer2peer quasiment insaisissables, sont abondamment utilisés par les mafias, les organisations de prostitution, les réseaux de pédophilie, les narcotrafiquants, les hackers, les terroristes, etc. Il est extrêmement difficile d’élaborer un droit, nécessairement international des usages licites et interdits sur le web, et encore plus de contrôler et sanctionner les délits et crimes. L’institution du droit est constamment en retard sur ce qu’il faut bien appeler un nouveau Far West, sans shérifs ou un no man’s land hors la loi. Trafics, harcèlements, vols d’identité y sont monnaie courante.

Il faut sociologiser le cybermonde, échapper tant que possible à l'apesanteur euphorisante qu'on croit y découvrir, et en mesurer les structurations politiques, les forces sociales, l'imbriquation instrumentale avec la réalité économique, utilitariste, voire perverse et criminelle qu'elle véhicule. Il s'agit bien d'une utopie technoscientifique, qui a pris le relais des utopies sociales et politiques du XIXe siècle, aujourd'hui abandonnées pour cause d'échec catastrophique, mais qui n'est pas davantage innocente. L'âge du numérique est porteur d'espoir, de progrès, certainement, mais aussi de tous les travers de l'humanité. Et il est de plus en plus puissant. Attention à CyberProméthée: l'homme créateur, mais aussi mi par un dangereux instinct de puissance, qu'il va falloir apprendre à maîtriser.

Hervé Fischer


2007-08-05

Peut-on parler d'intégrisme technoscientfique?

Face à l’énigme du monde, l’homme a souvent besoin de s’inventer une nouvelle religion capable de combler un vide de sens en suscitant une adhésion excessive. Les intégrismes remontent en puissance lorsque nous sommes confrontés à des crises de valeurs dues à des changements de civilisation. Et c’est bien le cas actuellement avec le postmodernisme. Certains se tournent alors vers le nihilisme ou la consommation, d’autres régressivement vers des dieux absolus, qu’ils soient chrétiens ou islamiques, d’autres vers les promesses utopiques de la technoscience. Ainsi voyons-nous des gourous, notamment américains et australiens, inventer des posthumanismes, des transhumanismes ou des postévolutionnismes, qui renient la vie et le carbone pour célébrer les artifices synthétiques et le silicium, dont dépendraient désormais notre bonheur et le futur de notre univers. Je dis univers, puisque nous, les êtres humains que nous sommes, dépassés par les machines n’y aurions plus de place, et j’ai mentionné notre bonheur avec quelque ironie, puisqu’il faudrait plutôt parler du bon fonctionnement de ces androïdes qui nous succéderaient, et pour lesquels les notions de bonheur, de sentiment, ou même de pensée, n’auraient plus de sens.

Nous avons souvent dénoncé les thèses naïves des champions du posthumanisme, notamment de Ray Kurzweil ou de Max More, ou, dans un autre registre, de notre effacement devant l’empire des mèmes, que nous a proposé Richard Dawkins – ces idées virales qui contamineraient tout et se serviraient de nous, les hommes, comme de simples supports pour établir leur règne. Il y a des fous de la technologie, ou de la sociobiologie, comme il y a des fous de dieu, capables de sacrifier leur propre corps et leur esprit à la technologie comme à dieu.

Des artistes se laissent évidemment fasciner par ces idées, notamment dans les arts scientifiques, en bioart, en intelligence artificielle ou en robotique. Et c’est bien le rôle des artistes que d’explorer ces limites. Ils développent ainsi des fantaisies ou des utopies jusqu’au-boutistes dont le radicalisme enthousiaste peut favoriser des questionnements philosophiques et éthiques et des retours de conscience éclairants.

L’artiste australien Stelarc mérite à cet égard toute notre attention. Par sa pratique de performances sur lui-même et en rejetant tout humanisme au nom d’un nouveau machinisme prophétique, il a été un pionnier de l’hybridation entre le corps et la technologie. Dans un texte publié par la revue Leonardo en 1991, il affirmait déjà : Il est temps de se demander si un corps bipède, aérobie, à vision binoculaire, et possédant un cerveau de 1400 cc est une forme biologique adéquate. Il considère donc des stratégies post-évolutionnistes. Rejetant la reproduction sexuée (cela rappelle la caricature du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley), il affirmait : ce qui a du sens, ce n’est plus le rapport homme-femme, mais l’interface homme-machine. Le corps est obsolète. Nous sommes à la fin de la philosophie et de la physiologie humaine. La pensée appartient maintenant au passé de l’humanité. Et il en a tiré depuis de nombreuses conséquences dans des déclarations provocatrices. Ne se contentant pas de discours et de pensée, il a soumis en effet son corps à des expériences limites, à des explorations machinales et s'est harnaché de prothèses visant à démontrer la supériorité, l’empowerment du corps artificiellement hybridé. Il a rejeté aussi toute idée de solidarité de l’espèce humaine pour célébrer sur un ton nietzschéen la technologie qui donne à chacun la possibilité de progresser individuellement dans son développement. Et il concluaitt, mettant le dernier clou au cercueil de l’humanité : la signification de la technologie pourrait être de finir dans une conscience étrangère – post-historique, transhumaine et même extra-terrestre. Rejetant donc la philosophie, il provoque la méditation philosophique ! Et son audace ne manque pas de panache. Peut-on parler dans un tel cas de sectarisme et d’intégrisme technologique ? Il est difficile, certes, d'être plus radical, mais du moins n’est-il pas prosélyte. Il parle plutôt d’une démarche de précurseur individualiste : la cohésion de l’espèce n’a plus d’importance dès lors que la technologie donne à chacun la possibilité de progresser individuellement dans son propre développement. En outre, il rejette évidemment toute idée de croyance en un dieu supérieur à l’homme, pour affirmer au contraire la capacité de l’homme lui-même de s’assumer librement et de poursuivre audacieusement sa création jusqu’au point de s’accomplir dans meilleur que lui-même. Sa pétition de principe est donc extrême, mais tournée vers le futur et radicalement opposée à l’attitude régressive de l’intégrisme religieux. Elle est une affirmation de liberté, et non d’aliénation. Elle est utopique et non religieuse.

Reste à examiner cette utopie machiniste avec esprit critique. Elle rejette frontalement l’utopie hyperhumaniste que je lui préfère. L’utopie technoscientique de Stelarc, si nous la mettons à plat sans lyrisme, repose sur sa croyance en la supériorité de la robotique future par rapport à aux limites d’un corps humain qu’il juge défectueux, obsolète et médiocre. C’est là une vision qu’on pourra juger très enthousiaste,mais ingénue. Certes, la robotique va connaître d’extraordinaires développements, dont nous tirerons de grands avantages. Mais la complexité du vivant nous demeurera encore longtemps inaccessible, et je dois dire qu’elle me fascine encore plus que celle de la robotique. On peut admirer les progrès de la technoscience – c’est évidemment mon cas -, sans l’opposer à la vie. Je ne défends pas archaïquement l’homme contre la machine, mais pas davantage la technologie future face à la nature comme le proclament Stelarc ou Ray Kurzweil, car la technologie actuelle et à venir fait partie de la nature et de notre humanisme. Aussi fascinante soit-elle, il est clair qu’elle n’imite encore que de très loin les dispositifs prodigieux de la vie. Notamment, l’intelligence artificielle et robotique est programmée par l’être humain et l’inverse n’a aucune chance crédible de jamais se produire, contrairement à la pétition de principe naïve de tous les intégristes de la technoscience, champions de la singularité et du mur du futur. Même lorsque nous serons capables de créer nous-mêmes la vie, non seulement par clonage, mais en combinant des éléments chimiques dans des machines, nous ne ferons encore que développer des scénarios de vie et de création qui sont déjà en nous et inclus dans l’intelligence et l’imagination créatrice de la nature. et procéderont de nous. Lorsque les artistes rejoignent la science-fiction, ils nous intéressent au même titre que des écrivains ou des cinéastes, ils provoquent le questionnement philosophique et l’imagination créatrice, mais leurs œuvres ne sont pas nécessairement prophétiques ! Et leurs rêveries ressemblent tout aussi souvent à des cauchemars qu’à des évocations de paradis terrestres. Entre les utopies, comme entre les mythes, il faut savoir choisir ceux qui peuvent inspirer un progrès possible de l’humanité, et critiquer ceux qui tourneraient au désastre.

Or l’un des problèmes fondamentaux de l’utopie technoscientifique, telle que la proclame Stelarc, c’est qu’elle renie la vie et la nature, dont l’homme, qui en est partie intégrante et un scénario avancé, mais aussi qu’elle ignore toute exigence éthique et de solidarité humaine. Ce dernier point est pour moi rédhibitoire. Je l’ai souvent dit, le progrès humain résidera beaucoup moins dans le développement de la technoscience que dans celui de notre éthique planétaire. Et ce n’est pas l’extrémisme des performances de Stelarc qui pourra évidemment garantir en aucune façon la pertinence de ses propos. Il n’affirme ainsi que son audace et sa conviction personnelle. C’est en ce sens que Stelarc est fascinant et nous aide à philosopher (malgré lui ? contre lui ?) Son excès nous permet de prendre la mesure de pensées ingénues qui sont aujourd’hui dans l’air du temps avec lesquelles nous flirtons aimablement souvent sans prendre assez la peine de les examiner jusqu’au bout, dans leurs conséquences, que Stelarc, lui, explicite et assume. Il nous aide ainsi à penser, à choisir et à raffermir nos valeurs hyperhumaines.

C’est le mérite et la dignité de l’homme créateur que de penser son évolution et d’imaginer son avenir. Et il faut souligner, que ces utopies actuelles sont infiniment moins dangereuses que les utopies politiques du XIXe siècle, et que les prosélytismes religieux et les intégrismes sectaires de ce début de XXIe siècle.

Hervé Fischer


2007-08-02

Ligands, hyperliens et création

J’ai souvent insisté sur le fait que notre logique comme notre éthique planétaire reposent sur des liens, ceux de nos syntaxes et ceux de nos solidarités humaines. Ces liens qui sont aussi la structure même de l’organisation du web avec les hyperliens, constituent beaucoup plus qu’une métaphore. Ils sont à la base même de l’organisation de notre cerveau, comme la neuroscience contemporaine le démontre. Et elle appelle ligands ces liens neuronaux dont elle nous décrit la constitution et le mode de fonctionnement chimico-électrique.

Comme une plaque argentique impressionnée est fixée chimiquement, ce sont dans le cerveau de l’enfant des configurations neuroélectriques, celles du marquage indélébile des premières impressions de la vie, qui deviennent durables, constituant ainsi une infrastructure réseautique originelle des activités cognitives et affectives futures. Ce sont ces premiers circuits acquis qui relient les neurones entre eux par les dendrites et aux organes du corps humain par les axones. Ces ligands pourront être réactivés automatiquement pour le gestuel du corps comme la marche, la natation, la pratique du violon, etc. Ou ils le seront par la mémoire involontaire en relation avec un contexte évocateur du passé, par exemple à partir d’un odeur ou d’un goût (celui de la madeleine de Marcel Proust à la recherche du temps perdu), rappelant à la conscience des souvenirs lointains qu’on ignorait même avoir pu conserver. Bien entendu, la mémoire est aussi un exercice volontaire.

Ces ligands sont donc les premiers liens, les premières configurations sur lesquelles se construit notre structure mentale – logique et syntaxe langagière - et c’est en ce sens que j’ai pu soutenir que la logique est biologique autant que sociologique.

La science nous dit que ce marquage est créé par la circulation des ions de neurone en neurone, selon des différences de potentiel électrique. Leurs mouvements ouvrent puis renforcent des circuits par des modifications chimiques locales, qui jouent un rôle de neurotransmetteurs synaptiques. Ces traces chimiques sont en quelque sorte des facilitateurs des liens de la conscience, des supraconducteurs acquis, qui favorisant la réactivation des configurations originelles du cerveau. Les spécialistes ont observé le rôle de plusieurs ions dans ce marquage chimique, notamment par fixation de diverses concentrations de deux éléments chimiques courants, le potassium (K+) et le sodium (Na+), dont les ions créent des polarisations irréversibles,les LTP, ou Long Term Potentation – potentialisation à long terme, liant des affects, des émotions et des idées pour longtemps, ou inversement des LTD, ou Long Term Depression, qui jouent en sens inverse. Bien sûr, il y a aussi des conductivités suractivées qui créent des mémorisations cellulaires plus éphémères selon les usages sociaux et individuels répétitifs ou occasionnels. Aussi naïve qu’elle ait pu paraître, la métaphore cartésienne des petits trous du cerveau par lesquels la pensée repasse et qui constituent notre mémoire, ne manquait pas de vision!

Il faut y ajouter le rôle d’excitateurs disponibles chimiquement dans le cerveau, tel que le glutamate et de multiples protéines et enzymes, qu’on considère comme des facteurs transactiveurs subcellulaires. Enfin d’autres substances neurotrophiques ont pour rôle de créer et faire croître des dendrites et des arborisations de boutons synaptiques là où de nombreuses activités neuronales exigent d’augmenter les connexions entre les neurones.

On nous apprend aussi que cette circulation des ions diminue avec la distance, de sorte que nous observons dans le cerveau des zones spécialisées, correspondant à des secteurs associatifs de différents domaines de mémoire ou d’actualisation fonctionnelle. Certains axones sont ouverts et donc plus polyvalents, d’autres sont gainés de myéline, une substance qui les isole et favorise leur spécialisation à distance, par exemple pour les commandes musculaires.

Ce sont donc des mécanismes neurocérébraux extrêmement sophistiqués, qui évoquent évidemment les hyperliens que nous créons selon les besoins de nos recherches sur le web et le marquage de la mémoire artificielle sur les supports synthétiques de nos ordinateurs, mais beaucoup plus complexes comme chaque fois que la matière vivante est comparée aux algorithmes du silicium. Et cela démontre la pertinence de la logique associative des liens biologiques que j'ai déjà maintes fois évoquée, en relation avec la métaphore des hyperliens, mais aussi de leur nature électronique, puisqu'on peut rapprocher le rôle des ions dans les connexions neuronales avec celui des circuits de transistors dans les puces.

Ces ligands créent des traces mnésiques infrastructurelles selon lesquelles l’adulte configurera encore des années plus tard sa conscience et la logique de ses pensées, selon ses émotions de naissance et les impressions ses premières années.

Ainsi, on observe que chez le nouveau-né, ou chez le petit animal, le rituel alimentaire crée un lien émotionnel ou affectif fort et durable avec le parent nourricier. La tétée, le piètement du chat qui a massé avec ses pattes les mamelles nourricières de sa mère pour augmenter le débit du lait, la régurgitation de l’oiseau dans le bec des oisillons ne seront jamais oubliés par l’être adulte, qu’il s’agisse du chat satisfait, de l’humain qui suce des bonbons ou des gommes à mâcher, tête sa cigarette ou son téléphone cellulaire, ou de l’oiseau adulte qui veut combler la femelle qu’il a séduite en lui offrant de la nourriture régurgitée. Mes love birds le font aussi avec moi, selon une sorte d’automatisme associé au lien affectif. De même, j’observe chez eux qu’ils préféreront toujours à l’âge adulte une miette de gâteau dans ma main au gâteau entier sur la table, assurément parce qu’ils ont été nourris à la main quand ils étaient petits.

Et inversement, chez l’être humain adolescent ou adulte, la boulimie pourra compenser un manque affectif grave de l’enfance, dans la mesure où la nourriture demeure associée à l’amour parental, et joue physiologiquement un rôle d’ersatz affectif de complétude dans une situation de manque et d’anxiété. En ce sens, la boulimie et l’anorexie se traiteront autant par une psychothérapie que par l’intervention chimique de tranquillisants ou neutralisateurs synaptiques.

Ces connexions émotives premières constituent d’abord notre première infrastructure cérébrale, d’autant plus fondamentale que nous allons en nous en servant constamment l’oublier et perdre tout pouvoir de la modifier. S’y ajoutent d’autres marquages, selon les événements de notre vie, qui vont aussi inscrire des connexions, qu’on pourra considérer importantes, mais secondaires, plus ou moins importantes et donc signifiantes, voire très occasionnelles et dont notre mémoire n’a aucun intérêt à se surcharger.

Lorsque nous parlons de divergence, cela signifie à la lettre que l’être humain sera capable requestionner des premiers ligands cérébraux biologiquement acquis au cours de ses premières années de vie et quasiment institués. Il sera capable de les modifier malgré leur force d’inertie conformiste. Cela demande donc un véritable effort et éventuellement de nouvelles émotions, une déstabilisation, des obsessions ou une grande volonté, ou une situation de crise, pour qu’une personne se libère de ces ligands et crée des liens inédits entre des idées, des valeurs, des comportements, c’est-à-dire de nouvelles configurations conceptuelles ou imaginaires, instigatrices de divergences innovatrices. La création humaine, n’est donc possible que grâce à cette neuroplasticité du cerveau que les neurologues ont démontrée récemment, et qui semble plus développée dans l’espèce humaine que dans les autres espèces vivantes. Ces dernières sont manifestement moins innovatrices et évoluent donc beaucoup plus lentement que nous.

À travers la culture ambiante et l’éducation – l’Autre dans la matrice parentale -, ces nouveaux liens, établis selon de nouvelles configurations, pourront donc devenir aussi des ligands acquis durablement,engageant des mutations neuronales chez l’être humain. Pensons au développement de certaines zones neuronales, à la diminution d’autres – par exemple celles de l’odorat –, à l’accroissement du volume du cerveau, à l’équilibre de la locomotion verticale, etc. Et peut-être aujourd’hui, pour assurer notre survie, pouvons nous espérer le développement de configurations associatives nouvelles, dans une zone spécifique de notre cerveau, qui comporterait davantage de ligands associant des valeurs d’éthique planétaire à nos comportements individuels et collectifs, et qui augmenteraient notre volume cérébral avec une zone spécialisée dédiée à l’éthique, qui semble encore bien réduite dans l’humanité d’aujourd’hui! Ne dit-on pas que certains ont la bosse des mathématiques, évoquant ainsi une augmentation du volume cérébral traitant de pensée mathématiques? Il nous reste à espérer que ce qui vaut pour les mathématiques vaille aussi pour l’éthique. Et décidément les hyperliens du monde numérique ont plus qu’une valeur instrumentale et métaphorique. Ils renouent avec la chimie et l’électricité même de la vie.

Hervé Fischer