The legible city, fom Jeffrey Shaw, installation with Dirk Groeneveld, 1989.
Le numérique, est-ce le simple progrès de ce qu’on appelait, il y a une génération, la révolution de l’audiovisuel ? Certes, mais d’une toute nouvelle puissance grâce à la convergence technologique des médias, à la capacité de produire des images de synthèse, à la flexibilité de l’accès en ligne généralisé et à l’interactivité. Ces différences sont si grandes par rapport à la radio et à la télévision traditionnelles, qu’on parle maintenant d’une nouvelle oralité multimédia, donc multisensorielle, qui remet en question la domination de l’écrit dans notre civilisation. Confrontés à ces médias enrichis, certains se sont même interrogés, comme l’anthropologue André Leroi-Gourhan, sur une disparition éventuelle de l’écriture : la lecture gardera pendant des siècles encore son importance, malgré une sensible régression pour la majorité des hommes, mais l’écriture est vraisemblablement appelée à disparaître rapidement, remplacée par des appareils dictaphones à impression automatique (Le geste et la parole, 1965).
D’autres, comme le futurologue américain Peter Drucker, ont prédit la disparition de l’imprimé et du papier face à l’écran. Ce qui a fait beaucoup réagir : on a craint alors un dark digital age, car a beaucoup basé le développement du rationalisme occidental et des Lumières sur l’écriture, puis sur l’imprimerie. Et il est vrai que le multimédia favorise l’expression des émotions sur la pensée rationnelle critique à laquelle nous devons la modernité et je suis de ceux qui, tout en célébrant le numérique, rappellent constamment les vertus du livre. Certes, on oppose fréquemment l’alphabet idéographique et l’alphabet phonétique, l’image et le texte, accordant même souvent une valeur ajoutée à l’écrit, qui favorise l’activité conceptuelle et réflexive par rapport à l’image, plus intuitive et subjective. Mais on se contente le plus souvent de préjugés sur ces sujets si stratégiques pour notre avenir, et cette opposition me semble erronée et abusive. Car, la pensée, qu’elle soit parlée, écrite ou peinte est la même activité mentale sophistiquée, et toujours abstraite. Ainsi, la pensée chinoise, liée à un alphabet idéographique et donc à des configurations associatives de sens, dont la structure agrégative est très différente de la pensée linéaire que suscite l’alphabet phonétique, n’est pas moins complexe que la pensée occidentale ! La calligraphie idéographique chinoise ou phonétique arabe rejettent cette différence que nous croyons pouvoir établir entre écriture et peinture.
Quant à l’opposition entre expressions orale et écrite, il me semble qu’elle est exagérée aussi. Les mouvements de la main qui écrit ou joue du violon, relèvent de la même motricité cérébrale, qui commande ceux du larynx, des cordes vocales et de la langue, lorsque nous parlons ou chantons. Et ils sont aussi complexes. Les mains du pianiste ou du sculpteur démontrent autant et plus de dextérité que celles de celui qui écrit à la plume ou avec un clavier. D.ailleurs, beaucoup d’écrivains dictent, comme Alain Fleischer. Des handicapés comme l’astrophysicien Stephan Hawkings, des aveugles ne semblent aucunement limités dans leurs capacités conceptuelles et créatrices.
Même si le support d’expression change, je ne crois donc pas, contrairement à notre manie institutionnelle de catégoriser et d’opposer, qu’il y ait une grande différence, ni de nature, ni d’intensité de l’activité cérébrale entre l’écriture, les beaux-arts et l’expression vocale. Personnellement, je pratique également l’écriture et la peinture sans avoir le sentiment de changer d’attitude, ni de thème. Et si je remplace les pinceaux et la toile par un clavier et un écran, pour me consacrer à une œuvre d’art numérique, cela non plus ne me semble pas non plus changer mon attitude mentale de création. Je n’opposerai donc pas l’oralité et l’écriture, ni les beaux-arts et les arts numériques, contrairement aux idées reçues actuellement.
La différence n’est pas là où on se plaît à la déclarer avec passion. Elle est cependant majeure. Et elle réside dans la durabilité du message. L’air n’a guère de mémoire, ni davantage les supports numériques, tandis que le papier, la toile, le métal, la terre ou la pierre bénéficient d’une probabilité de conservation considérable. Et je ne peux manquer de vouloir en tenir compte en tant que créateur. La musique classique, si elle avait été produite et enregistrée électroniquement, serait quasiment perdue aujourd’hui. L’éphémérité des arts numériques n’est déjà que trop démontrée et il faut être naïf pour croire qu’elle sera surmontée un jour prochain. Nouvelle oralité inflationniste et sans mémoire, la création numérique peut être certes riche de contenu et d’une puissante expressivité dans l’instant. Mais elle ne peut même pas se conserver comme la musique sur du papier, pour être restituée intégralement dans plusieurs siècles. Comme à toute oralité primitive, il lui manque un langage écrit, un alphabet, qu’il soit idéographique ou phonétique. Il faudrait en noter sur papier tous les algorithmes, en conserver toutes les fiches techniques, tous les croquis d’installation et tous les instruments électroniques et logiciels. C’est une tâche démesurée, imparfaite, parce qu’elle manque de codes et implique des complexités pour lesquelles nous ne pouvons pas investir en temps réel les ressources financières et humaines qui seraient requises. On est réduit à en confier la mémoire à l’instrument, l’ordinateur, comme si on confiait la mémoire des œuvres musicales à des violons, des pianos ou des trompettes. Et on se dit qu’on actualisera régulièrement les œuvres numériques aux nouveaux standards d’une industrie numérique qui, comme pour nous dissuader de tout effort de conservation, cultive légitimement l’accélération du changement au nom de son progrès et de son succès commercial.
Les émissions de radio et de télévision sont déjà disparues en grande majorité de nos silos à mémoire, alors qu’elles étaient beaucoup plus faciles à conserver, sur bande argentique ou magnétique. On a sélectionné, pas toujours à bon escient, quelques programmes vedettes, et c’est une lourde tâche que de les actualiser régulièrement sur de nouveaux supports numériques pour les conserver plus longtemps, alors qu’une lettre ou un dessin de Van Gogh ou d’Antonin Artaud sont encore là pour témoigner, sans aucun investissement. Une écriture sur une plaque d’argile d’il y a 3000 ans aussi, et même une peinture préhistorique d’il y a 32 000 ans !
Je me refuse à établir une hiérarchie de valeur artistique entre les technologies, entre un pipeau et un synthétiseur midi, entre la toile textile et la toile de l’internet, entre le crayon et l’ordinateur, quant à l’expressivité artistique et même quant à sa contemporanéité. Et il ne me déplairait pas de graver dans la glaise un mythogramme numérique, par exemple un code barre ou une séquence d’ADN. Inversement, nous avons vu trop de bouquets de fleurs et de nus féminins dessinés avec des ordinateurs sur des écrans, car il y a aussi peu de génies dans les arts numériques que dans les beaux-arts et inversement. La légitimité et la puissance d’expression artistique ne dépendent pas de l’outil d’expression, mais de l’artiste. Un artiste choisit librement ses outils d’expression, à contre courant s’il le juge utile; il peut créer avec de la glaise, de la toile ou avec des pixels au même degré de médiocrité ou de génie. Si c’est mauvais, il vaut mieux que ce soit avec des pixels, car cela se conservera moins longtemps. Si c’est génial, il vaudrait mieux que ce soit avec de la terre qu’avec des pixels ! Et s’il ne peut s’exprimer à sa convenance qu’avec le numérique, il doit malheureusement admettre – et nous, ses admirateurs aussi – que ce sera très difficile de conserver son œuvre autrement que sous forme documentaire.
Nous sommes donc aujourd’hui dans un débat sur la création contemporaine où nous nous fourvoyons totalement. Du point de vue artistique, il n’y a pas de différence significative a priori entre l’écriture, la peinture et l’oralité, ancienne ou numérique, mais en revanche, on ne peut nier le problème de la fragilité des supports et donc des œuvres. A cet égard, l’avantage n’est paradoxalement pas du côté de la technologie numérique, même si celle-ci symbolise le progrès et reflète la sensibilité contemporaine. Et le défi pour les arts traditionnels est d’explorer cet âge du numérique où l’humanité est aujourd’hui aspirée et qui constitue le plus important événement de notre aventure depuis des milliers d’années, donc un incontournable.
Hervé Fischer