
Divergences, peintures acryliques sur toile, 2004
Personne ne nous libérera jamais de notre liberté
Le rythme de l'évolution de notre espèce est devenu prodigieux. Personne ne nous libérera jamais de notre liberté. On comprend que des gourous nous imaginent bientôt en cyborgs. Comment allons-nous nous adapter à cette accélération de notre révolution anthropologique? L'inertie de notre linéarité s'évapore. Toutes les directions s'ouvrent et virevoltent. Notre esquif spatial a-t-il encore une quille? Il ne s’agit pas de cartographier les cartes des espaces inconnus vers lesquels nous fonçons. Il s’agit de dessiner les territoires nouveaux que nous concevons. L’immense difficulté tient au fait que nous les concevons souvent à notre insu, n’ayant pas vraiment pris la conscience précise des conséquences pour demain de ce que nous décidons aujourd’hui. Le progrès technique nous a conduit à la maîtrise d’une telle puissance instrumentale que l’homme ne peut plus s’en remettre à un prétendu destin et invoquer la miséricorde de Dieu ou d’Allah, même si nous entendons encore chaque jour cette vieille ritournelle. L’homme d’aujourd’hui est face à sa liberté, qui est un chant nouveau. Et il faut aller jusqu’au bout de cette affirmation. Comment la maintenir, alors que sociologie et mythanalyse tendraient plutôt à la relativiser. Parce nous démystifions tout autant les archétypes de Jung ou les invariants de Lévi-Strauss que les monothéismes. On ne saurait croire plus aux universels qu'à un Dieu, qui ne sont que des aliénations résiduelles des religions et des conquêtes militaires de notre histoire passée. N’est-ce pas alors une totale contradiction que de maintenir envers et contre tout l’adhésion à l’idée de progrès? Serais-je de ceux qui croient encore, comme la plupart des hommes, à des forces supérieures. Il est vrai que nous avons tous en commun cette expérience du nouveau-né dont la totale dépendance a inévitablement structuré le psychisme dans ses émotions et la structure même de sa logique. C’est ce que nous rappelle la mythanalyse, dont j’ai énoncé les fondements théoriques dans La société sur le divan (2007). Mais nous ne réagissons pas tous de la même façon à cette situation de faiblesse initiale. Les uns pensent devoir définitivement se soumettre à leur destin et cultivent le fatalisme, tandis que les autres se rebellent et cherchent leur liberté. Destin et liberté sont deux croyances opposées, deux mythes, aussi bien d’ordre individuel que collectif. Le fatalisme n’est pas une sagesse, pas une modestie, mais une impuissance, qui s’exprime culturellement dans une soumission aux dieux. On la reconnaît dans le mythe biblique et notamment au cœur de l’islam. La liberté, au contraire, est toujours divergente et audacieuse. Elle triomphe dans le mythe grec de Prométhée. Elle vole le feu des dieux. Le débat est clair : soit l’homme croit en un dieu, soit il croit en lui-même. Le progrès n’est pas une croyance ingénue, mais une volonté humaine dans laquelle on veut persévérer. C’est en ce sens qu’il devient une option qu’on adopte et un mythe qu’on invente pour l’opposer au fatalisme. Nous ne savons pas penser en dehors des mythes. Toute pensée tend à la magie. Mais entre les mythes, bons et mauvais, il faut savoir choisir et inventer ceux qui nous ouvrent des voies meilleures. L’homme du passé a été généralement plus fataliste et passif que l’homme de demain, qui s’annonce libertaire et proactif. C’est lui qui décidera de son avenir. L’homme est ainsi passé de la soumission à la maîtrise, de la fatalité à l’aventure. Objet, il est devenu sujet. Individuellement, mais aussi collectivement. L’homme des vallées est monté sur les cimes, dirait Zarathoustra. Mais il n’est pas surhumain. Il est Sisyphe, le jamais fataliste. Il remet sur ses épaules chaque matin une charge qui balance entre le poids des siècles et le désir du futur. Certes, la postmodernité actuelle, telle que la décrit Michel Maffesoli, tend aussi à nous réconcilier avec une vision archaïque, païenne et polythéiste de la nature, y compris humaine. Mais elle implique notre acceptation du Destin, alors que l’âge émergent du numérique diverge manifestement de ce fatalisme, fût-il accepté avec sérénité ou résignation. La construction du monde numérique est manifestement volontariste, créatrice et optimiste. Et puisque la lucidité critique nous oblige à admettre qu’il n’existe ni dieu, ni vérité éternelle, puisque la sociologie et la mythanalyse nous imposent leur relativisme, il ne nous reste plus qu’à constater l’immensité de notre liberté et à reconnaître qu’il ne nous reste plus qu’une seule issue : décider du sens des choses, du sens de notre aventure humaine et nous orienter pour décider de notre futur.
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