Mes trois philosophes préférés sont Confucius pour l’éthique, Spinoza pour le matérialisme et Nietzsche pour la démystification de la pensée. On admettra donc que ce n’est pas pour les vertus d’innovation, ni de divergence que je chéris Confucius. J’admire plutôt la sagesse avec laquelle il osa, dans une période de trouble de la Chine, il y a plus de 2500 ans, réclamer l’instauration du respect de l’autre, comme principe d’organisation sociale. Penseur encore plus ancien que Socrate (*), il a d’ailleurs eu de son vivant autant de difficultés avec les pouvoirs en place.
De quel droit lui attribuer un préfixe en e- pour électronique aujourd’hui? Parce que sa philosophie morale reposait sur l’importance du respect des liens entre les personnes et entre toutes choses. Cette morale confucéenne fonde en fait une logique des liens qui constituent des ensembles interdépendants de personnes, d’objets ou d’idées. Confucius ne développa pas une pensée linéaire, comme le fit Socrate, qui devient inévitablement binaire et simpliste. Il opta plutôt pour les configurations, qui préfigurent la complexité et la richesse féconde de ce que j’ai appelé la pensée en arabesque. Tout idéogramme chinois est une configuration de liens qui créent un récit, un sens ou l’évocation d’une idée en agrégeant les signes visuels de plusieurs constituants, par exemple un poisson, un bateau et un homme pour désigner un pêcheur. C’est toujours ainsi, par configurations d’images que nous pensons. La langue chinoise et le confucianisme sont fondamentalement liés, et ce mode de pensée redevient important aujourd’hui au cœur même de la science, dans ses explorations et ses audaces postrationalistes, non linéaires.
La nature et les sociétés sont des hypertextes
Confucius affirme que chacun doit respecter les liens qui l’attachent à ses proches, mais aussi à l’autorité des pouvoirs en place et à la nature. Bien entendu, il faut faire la part du contexte historique de la fondation du confucianisme, et aujourd’hui je ne retiendrai pas cette idée du respect dû au pouvoir sans faire de nuances. Reprenons la métaphore des liens. Je peux considérer la société où je vis et même l’humanité comme un hypertexte. Je peux penser la nature et l’univers de même, comme des hypertextes, c’est-à-dire comme des configurations de liens. Certes, le maoïsme, dans son binarisme linéaire et sa volonté de rupture avec le passé, a honni le confucianisme. Mais celui-ci revient aujourd’hui avec force (**), alors que nous découvrons l’importance incontournable des liens, cette fois planétaires, entre le développement de nos métropoles et de nos industries avec les équilibres de nos écosystèmes, entre le développement et l’éducation, entre nos institutions bancaires, etc.
Le respect des rituels
Un des autres principes que Confucius enseignait était, on le sait, un rigoureux respect des rites,notamment dans les cérémonies. Sans doute jugera-t-on aujourd'hui sévèrement cette exigence ringarde, d'un autre temps. Mais n'est-ce pas précisément la même posture que nous devons adopter dans le cérémoniel souvent lent et laborieux de tout ordinateur, qui nous impose une obéissance rigoureuse à ses nombreuses procédures informatiquess, sans permettre aucun écart, aucune fantaisie sous peine d'échec de nos intentions?
e-planète
Les technologies numériques ont institué cette même structure de liens dans nos navigations sur l’internet, dans la programmation de nos algorithmes, dans la recherche biologique, physique ou astrophysique. Le numérique nous apprend de plus en plus à penser par liens, non seulement du point de vue épistémologique, mais aussi dans nos relations sociales, tant interindividuelles que globales.
Et plus encore, nous redécouvrons l’importance fondamentale, fondatrice, des liens de solidarité, comme une morale qui prend pouvoir de contrepoison politique face à l’anonymat dangereux des masses, aux manipulations et aux fascismes qui peuvent en résulter, comme l’histoire récente et l’expérience quotidienne nous le démontrent. Et si nous avons appris l’importance de contrôler démocratiquement et de contester les abus de pouvoir de ceux qui nous gouvernent, nous prenons aussi conscience de la nécessité de soutenir des institutions planétaires, notamment sous l’égide des Nations-Unies, qui peuvent nous permettre d’établir une meilleure gouvernance internationale. Nous appuyons de plus en plus vigoureusement les organismes humanitaires qui mettent en œuvre nos exigences de solidarité. Bref, nous militons de plus en plus activement pour une éthique planétaire qui cible notre salut collectif par le respect des liens qui nous unissent chacun à chacun, par-delà les différences culturelles et identitaires. La planète devient un hypertexte. Les technologies numériques resserrent nos liens mutuels, favorisent nos compréhensions réciproques. En ce sens, e-Confucius devient le symbole de notre e-planète, notre hyperplanète (***).
Hervé Fischer
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(*) Confucius a vécu de 551 à 479 et Socrate de 470 à 399 avant J.-C.
(**) Le bonheur selon Confucius (2006) de Yu Dan a été vendu à plus de dix millions d'exemplaires en Chine. Traduit en français chez Belfond et en anglais chez Macmillan Ltd, en 2009
(***) Hervé Fischer, Hyperplanète, de la pensée linéaire à la pensée en arabesque, vlb, 2003.