Notre logique comme notre éthique reposent sur des liens,
ceux de nos syntaxes et ceux de nos solidarités. Ces liens qui sont aussi la
structure même de l’organisation du web avec les hyperliens, constituent
beaucoup plus qu’une métaphore. Ils sont à la base même de l’organisation de
notre cerveau, comme la neuroscience contemporaine le démontre. Et elle appelle
ligands ces liens neuronaux dont elle nous décrit la constitution et le mode de
fonctionnement chimico-électrique.
Comme une plaque argentique impressionnée par la lumière est
fixée chimiquement, ce sont dans le cerveau de l’enfant des configurations
neuro-électriques, celles du marquage indélébile des premières impressions de
la vie, qui deviennent durables, constituant ainsi une infrastructure
réseautique originelle des activités cognitives et affectives futures. Ce sont
ces premiers circuits acquis qui relient les neurones entre eux par les
dendrites et aux organes du corps humain par les axones. Ces ligands pourront
être réactivés automatiquement pour le gestuel du corps comme la marche, la
natation, la pratique du violon, etc. Ou ils le seront par la mémoire
involontaire en relation avec un contexte évocateur du passé, par exemple à
partir d’une odeur ou d’un goût (celui de la madeleine de Marcel Proust à la
recherche du temps perdu), rappelant à la conscience des souvenirs lointains
qu’on ignorait même avoir pu conserver. Bien entendu, la mémoire est aussi un
exercice volontaire.
Ces ligands sont donc les premiers liens, les premières
configurations sur lesquelles se construit notre structure mentale – logique et
syntaxe langagière - et c’est en ce sens que j’ai pu soutenir que la logique
est biologique autant que sociologique.
La science nous dit que ce marquage est créé par la
circulation des ions de neurone en neurone, selon des différences de potentiel
électrique. Leurs mouvements ouvrent puis renforcent des circuits par des
modifications chimiques locales, qui jouent un rôle de neurotransmetteurs
synaptiques. Ces traces chimiques sont en quelque sorte des facilitateurs des
liens de la conscience, des supraconducteurs acquis, qui favorisant la
réactivation des configurations originelles du cerveau. Les spécialistes ont
observé le rôle de plusieurs ions dans ce marquage chimique, notamment par
fixation de diverses concentrations de deux éléments chimiques courants, le
potassium (K+) et le sodium (Na+), dont les ions créent des polarisations
irréversibles, les LTP, ou Long Term Potentation – potentialisation à long
terme, liant des affects, des émotions et des idées pour longtemps, ou
inversement des LTD, ou Long Term
Depression, qui jouent en sens inverse. Bien sûr, il y a aussi des
conductivités suractivées qui créent des mémorisations cellulaires plus
éphémères selon les usages sociaux et individuels répétitifs ou occasionnels.
Aussi naïve qu’elle ait pu paraître, la métaphore cartésienne des petits trous
du cerveau par lesquels la pensée repasse et qui constituent notre mémoire, ne
manquait pas de vision!
Il faut y ajouter le rôle d’excitateurs disponibles
chimiquement dans le cerveau, tel que le glutamate et de multiples protéines et
enzymes, qu’on considère comme des facteurs transactiveurs subcellulaires.
Enfin d’autres substances neurotrophiques ont pour rôle de créer et faire
croître des dendrites et des arborisations de boutons synaptiques là où de
nombreuses activités neuronales exigent d’augmenter les connexions entre les
neurones.
On nous apprend aussi que cette circulation des ions diminue
avec la distance, de sorte que nous observons dans le cerveau des zones
spécialisées, correspondant à des secteurs associatifs de différents domaines
de mémoire ou d’actualisation fonctionnelle. Certains axones sont ouverts et
donc plus polyvalents, d’autres sont gainés de myéline, une substance qui les
isole et favorise leur spécialisation à distance, par exemple pour les
commandes musculaires.
Ce sont donc des mécanismes neurocérébraux extrêmement
sophistiqués, qui évoquent évidemment les hyperliens que nous créons selon les
besoins de nos recherches sur le web et le marquage de la mémoire artificielle
sur les supports synthétiques de nos ordinateurs, mais beaucoup plus complexes
comme chaque fois que la matière vivante est comparée aux algorithmes du
silicium. Et cela démontre la pertinence de la logique associative des liens
biologiques que j'ai déjà maintes fois évoquée, en relation avec la métaphore
des hyperliens, mais aussi de leur nature électronique, puisqu'on peut
rapprocher le rôle des ions dans les connexions neuronales avec celui des
circuits de transistors dans les puces.
Ces ligands créent des traces mnésiques infrastructurelles
selon lesquelles l’adulte configurera encore des années plus tard sa conscience
et la logique de ses pensées, selon ses émotions de naissance et les
impressions ses premières années.
Ainsi, on observe que chez le nouveau-né, ou chez le petit
animal, le rituel alimentaire crée un lien émotionnel ou affectif fort et
durable avec le parent nourricier. La tétée, le piètement du chat qui a massé
avec ses pattes les mamelles nourricières de sa mère pour augmenter le débit du
lait, la régurgitation de l’oiseau dans le bec des oisillons ne seront jamais
oubliés par l’être adulte, qu’il s’agisse du chat satisfait, de l’humain qui
suce des bonbons ou des gommes à mâcher, tête sa cigarette ou son téléphone
cellulaire, ou de l’oiseau adulte qui veut combler la femelle qu’il a séduite
en lui offrant de la nourriture régurgitée. Mes love birds le font aussi avec
moi, selon une sorte d’automatisme associé au lien affectif. De même, j’observe
chez eux qu’ils préféreront toujours à l’âge adulte une miette de gâteau dans
ma main au gâteau entier sur la table, assurément parce qu’ils ont été nourris
à la main quand ils étaient petits.
Et inversement, chez l’être humain adolescent ou adulte, la
boulimie pourra compenser un manque affectif grave de l’enfance, dans la mesure
où la nourriture demeure associée à l’amour parental, et joue physiologiquement
un rôle d’ersatz affectif de complétude dans une situation de manque et
d’anxiété. En ce sens, la boulimie et l’anorexie se traiteront autant par une
psychothérapie que par l’intervention chimique de tranquillisants ou
neutralisateurs synaptiques.
Ces connexions émotives premières constituent d’abord notre
première infrastructure cérébrale, d’autant plus fondamentale que nous allons
en nous en servant constamment l’oublier et perdre tout pouvoir de la modifier.
S’y ajoutent d’autres marquages, selon les événements de notre vie, qui vont aussi
inscrire des connexions, qu’on pourra considérer importantes, mais secondaires,
plus ou moins importantes et donc signifiantes, voire très occasionnelles et
dont notre mémoire n’a aucun intérêt à se surcharger.
Lorsque nous parlons de divergence, cela signifie à la
lettre que l’être humain sera capable requestionner des premiers ligands
cérébraux biologiquement acquis au cours de ses premières années de vie et
quasiment institués. Il sera capable de les modifier malgré leur force
d’inertie conformiste. Cela demande donc un véritable effort et éventuellement
de nouvelles émotions, une déstabilisation, des obsessions ou une grande
volonté, ou une situation de crise, pour qu’une personne se libère de ces
ligands et crée des liens inédits entre des idées, des valeurs, des
comportements, c’est-à-dire de nouvelles configurations conceptuelles ou
imaginaires, instigatrices de divergences innovatrices. La création humaine,
n’est donc possible que grâce à cette neuroplasticité du cerveau que les
neurologues ont démontrée récemment, et qui semble plus développée dans
l’espèce humaine que dans les autres espèces vivantes. Ces dernières sont
manifestement moins innovatrices et évoluent donc beaucoup plus lentement que
nous.
À travers la culture ambiante et l’éducation – l’Autre dans
la matrice parentale -, ces nouveaux liens, établis selon de nouvelles
configurations, pourront donc devenir aussi des ligands acquis durablement,
engageant des mutations neuronales chez l’être humain. Pensons au développement
de certaines zones neuronales, à la diminution d’autres – par exemple celles de
l’odorat –, à l’accroissement du volume du cerveau, à l’équilibre de la
locomotion verticale, etc. Et peut-être aujourd’hui, pour assurer notre survie,
pouvons nous espérer le développement de configurations associatives nouvelles,
dans une zone spécifique de notre cerveau, qui comporterait davantage de
ligands associant des valeurs d’éthique planétaire à nos comportements
individuels et collectifs, et qui augmenteraient notre volume cérébral avec une
zone spécialisée dédiée à l’éthique, qui semble encore bien réduite dans
l’humanité d’aujourd’hui! Ne dit-on pas que certains ont la bosse des
mathématiques, évoquant ainsi une augmentation du volume cérébral traitant de
pensée mathématiques? Il nous reste à espérer que ce qui vaut pour les
mathématiques vaille aussi pour l’éthique. Et décidément les hyperliens du
monde numérique ont plus qu’une valeur instrumentale et métaphorique. Ils
renouent avec la chimie et l’électricité même de la vie. Ce sont eux qui
désormais nous incitent à couper-coller, recycler, remixer des textes, et des
images, et donc des idées, des valeurs, des comportements désormais hybrides.
De quoi sommes-nous encore les créateurs et les auteurs individuels ? Est-ce
cela que nous devrions appeler l’intelligence collective dont on nous annonce
un grand développement à venir ? Cela est-il vraiment nouveau ? Faut-il remixer
les questions ?