2009-05-31

Chiens lumineux


L’Université nationale de Séoul, en Corée du Sud, s’est fait remarquer une fois de plus par les médias internationaux. Des chercheurs y ont fait naître quatre chiens beagles qui brillent dans le noir. On se souvient qu’en 2000 l’artiste brésilien Eduardo Kac s’était rendu célèbre en signant et en médiatisant la naissance d’un lapin fluorescent en France à L’INRA – l’Institut National de la Recherche Agronomique. Il avait été doté du fameux gène « fluo ». Voilà donc maintenant quatre chiens transgéniques, dotés du même gène qui, sous les rayons ultraviolets, deviennent lumineux ! Peut-on les qualifier de chiens chimériques? On appelle « chimère » un animal conçu à partir de deux espèces différentes. En l’occurrence, il s’agit dans le cas de ces chiens, de l’ajout d’un seul gène, emprunté à une méduse. L’hybridation étant très limitée, nous ne parlerons que de chiens transgéniques. Il demeure que c’est là une fois de plus la démonstration d’une nouvelle orientation très fascinante de la génétique, qui n’a certainement pas fini de nous étonner. Même si l’utilité de chiens lumineux dans le noir n’est pas évidente, la mise au point de la technique, elle, l’est. Et dans un pays comme la Corée du Sud, qui s’est déjà fait connaître par de nombreuses recherches sur les manipulations géniques, y compris dans le clonage d’embryons de chiots, et par une escroquerie, celle du professeur Woo Suk Hwang, qui avait faussement prétendu avoir réalisé un clonage humain en 2004, en falsifiant des résultats scientifiques et qui espérait obtenir ainsi un Prix Nobel pour la Corée du Sud, la quête continuera certainement. Jusqu’où ? Est-il possible de la réglementer éthiquement? On justifie assurément les usages thérapeutiques dans beaucoup de pays, en les encadrant pour les limiter selon des principes bioéthiques. En Corée du Sud, toujours dans la même université nationale de Séoul, on a cloné aussi des chiens renifleurs de drogue pour les contrôles douaniers : six Toppy identiques, pour l’équivalent de moins de 250 000 euros. Cela peut encore se justifier, sans doute, puisque c’est pour une bonne cause. Mais qui ne voit le glissant de la pente sur laquelle on s’engage ainsi? Pourquoi ne pas isoler divers gènes de l’intelligence, de la mémoire, de la force physique, etc., et avec cette boîte à outils génétiques, si je puis dire, tenter de créer des chiens pour les aveugles, ou des Saint-Bernard pour les alpinistes perdus, puis des chiens savants pour les cirques, puis des chiens policiers contre les émeutiers? On produit déjà beaucoup d’animaux de laboratoires, fort utiles. Les végétaux et les races animales sont manipulées génétiquement depuis toujours, pour le lait ou pour la viande, pour la résistance ou pour la beauté. Les vaches, les chevaux, le maïs, les pommes de terre, le blé, les roses, les chats, etc. Malgré les polémiques, les OGM sont de plus en plus acceptés et généralisés. Il est clair que la Nature, si je puis dire, ne nous a pas attendu pour modifier et même pour créer de nouveaux génomes! Toute l’histoire de la création repose sur la multiplication des espèces, sur la diversification génomique. Les humains y ont abondamment contribué depuis plusieurs milliers d’années. Aujourd’hui on accélère les croisements naturels en usant de chocs électriques pour fusionner des noyaux et des chromosomes dans des laboratoires sophistiqués, avec des équipements électroniques puissants. Il est évident qu’on n’arrêtera pas cette évolution de... la technoscience, qui prend la relève de la nature. Demeure la nécessité de réfléchir davantage aux conséquences perverses possibles et aux règlements bioéthiques nécessaires pour faire prévaloir le principe de prudence requis. Lorsqu’on joue aux dés, rien ne sert de prendre son temps. Mais, justement, en génétique, il ne faudrait pas jouer aux dés. L’aventure humaine devient prodigieuse, mais elle implique un sens de la responsabilité collective nouveau, que la compétition scientifique actuelle, sous les signes pervers de l’aspiration à la gloire, de la recherche de financement et de la logique commerciale, met à rude épreuve. L’humanité sera-t-elle à la hauteur de ses nouveaux pouvoirs? Intelligence et éthique vont-ils de pair? Cela ne semble pas acquis. Il devient donc nécessaire de les hybrider étroitement ! La nature n’y pourvoie pas et le choc du numérique n’y suffira pas. Cela va nécessiter une mutation de l’espèce.
Hervé Fischer

2009-05-24

Guerre et paix numériques



Depuis les guerres napoléoniennes contre la Russie que décrivait Tolstoï dans son célèbre roman Guerre et paix, les technologies militaires ont changé du tout au tout. Oubliez les chevaux et les boulets de canons : nous sommes passés au numérique. McLuhan l’a souligné : c’est la guerre qui fait le plus progresser les technologies. Ce fut vrai avec la maîtrise du feu, puis du fer. Il en est de même aujourd'hui avec l’âge du numérique.
On a pu comparer les guerres actuelles à des jeux vidéos. Le général américain Schwarzkopf, responsable des opérations lors de la première guerre contre l’Irak, avait lui-même fait la comparaison lors d’une entrevue à la télévision et évoqué les militaires commandant à distance, à partir des États-Unis, les opérations sur le terrain, quasiment avec des joysticks. On sait d’ailleurs que l’entraînement des soldats se fait, comme pour les pilotes d’avion, beaucoup à partir de jeux vidéo et d’écrans de simulation. Eux-mêmes seront un jour sans doute équipés d’exosquelettes capable de décupler leurs forces physiques. Et les marines sont dotés de prothèses numériques leur permettant d’être branchés en permanence entre eux et avec leur commandement, de voir la nuit et de détecter des déplacements d’objets ou d’être humains cachés (vision intelligente et global positionning systems), etc. On utilise des drones espions, qui sont de avions sans pilote, télécommandés, qui prennent des photos ou qui bombardent, et on imagine déjà des guerres menées sans humains, par des soldats-robots.
Les guerres sont aussi des guerres de communication. L’internet a été d’abord développé par les militaires américains pour s’assurer de réseaux de communications afocaux que l’ennemi ne pourrait pas détruire. On utilise désormais des satellites espions permettant une surveillance globale et de grande envergure des communications ennemies(le réseau Echelon, mis en place dès les années 1990 par les Américains et les pays du Commonwealth, et son pendant européen Galileo. Il s’agit notamment de surveiller touts les messages sensibles en les scannant et de satisfaire ainsi aux demandes d’intelligence des services secrets. Face aux menaces terroristes, ces infrastructures de cybersurveillance militaire et même civile (Patriot Act)ont été puissamment renforcées. Lors de la guerre de Yougoslavie de 1999, les Américains ont utilisé des bombes au graphite pour brouiller les communications ennemies, notamment au-dessus de Belgrade, et rendre ainsi les états-majors serbes inopérants.
Nous sommes donc passés à la cyberguerre, celle qui se joue constamment entre pays qui tentent réciproquement de pénétrer les réseaux numériques stratégiques des défenses potentiellement adverses. Les hackers professionnels sont désormais au service des Chinois, des Russes et des Américains, qui s’envoient secrètement des virus, des logiciels espions, et s’efforcent en permanence de déchiffrer les mots de passe des armées ou des réseaux électriques, soit pour les pénétrer, soit pour les paralyser. Cette cyberguerre est devenue permanente; et elle a été par moments très virulente. Les bunkers de béton armé de la deuxième guerre mondiale ont laissé place aux Firewalls sophistiqués des réseaux numériques actuels, que les adversaires tentent sans interruption de percer. Nous sommes désormais à l’âge de la i-Defense et de la guerre électronique. Le sujet est inépuisable et les technologies en constant développement.
Et la paix numérique?
Nous n’avons parlé que de guerre. Et la paix? Bénéficie-t-elle, elle aussi, des progrès du numérique? Sans doute la parité des capacités numériques de chaque grande puissance assure-t-elle une sorte d’équilibre, comme celle des armes nucléaires. La dissuasion numérique existe, chacun se sentant vulnérable à l’autre. Mais en termes de paix, le numérique est manifestement aussi un outil de démocratie, de développement et d’éducation de plus en plus efficace. Les organismes humanitaires, qu’ils se consacrent à la défense des droits de l’homme , aux luttes écologiques, ou à l’aide aux populations démunies, recourent de plus en plus au numérique et en tirent une efficacité nettement accrue. Les laboratoires biologiques ne servent pas seulement à amasser des armes biologiques – théoriquement interdites -, mais aussi à développer des médicaments et des vaccins. Mais même en incluant la médecine dans les activités humanitaires, même en comptant l’UNESCO et les Nations Unies dans leur ensemble, qui oserait penser que les investissements dans le numérique pour la paix comptent pour plus de 5%, alors que ceux pour la guerre frisent sans doute les 95%. Le numérique n’est pas un outil magique de progrès éthique. Il reflète les réalités humaines qui demeurent, hélas, de ce point de vue, à un stade primitif. Il faut être un optimiste convaincu pour croire que cette sinistre proportion évoluera peu à peu en faveur d’un âge du numérique pacifiste. La paix demeure une conquête plus difficile et incertaine que celle du numérique, même si elle serait pour l’humanité un bienfait infiniment supérieur au progrès technologique lui-même. L’algorithme de la paix reste à inventer. Il nous faudrait... une volonté numérique, mais sans devenir des cyborgs!
Hervé Fischer

2009-05-23

Les moulins à vent du virtuel


On rencontre encore souvent des intellectuels qui identifient le virtuel à du pelletage de nuages pour en dénoncer l’inutilité et les illusions, voire les erreurs dont le web regorgerait. Ils en soulignent donc les dangers insidieux. Le principe du réel s’y engloutirait dans un tourbillon fatal. Jean Baudrillard est de ceux-là. Certes le plus brillant des philosophes de la postmodernité, il fait pourtant penser à un Don Quichotte qui lancerait ses textes aigus et tranchants contre les moulins à vent du virtuel. Il le dénonce avec le même radicalisme situationniste que Guy Debord proférait contre la société du spectacle. Il refuse d’écrire avec un ordinateur, estimant que le texte sur un écran deient une image et perd ainsi tout pouvoir critique (1). Il mène la bataille contre ce qu’il croit être une disparition du réel dans la surface écranique, une déréalisation où tout devient équivalent, interchangeable, indifférent, où le sens et les valeurs s’effacent, où le principe du réel se dilue dans un mouvement brownien. C’est une bien étonnante nostalgie pour un esprit par ailleurs si critique du réel, lui qui s'était montré si désabusé, si désenchanté dans Le système des objets ou La société de consommation. Dans Télémorphose (2) il dénonce l’absorption du réel par l’écran de télévision : La télévision a réussi une opération fantastique de consensualisation dirigée. un véritable coup de force, une OPA sur la société entière, un kidnapping – formidable réussite dans la voie d’une télémorphose intégrale de la société. Et allant jusqu’au bout de sa condamnation rageuse, il conclut à un chassé-croisé entre l’écran et la réalité, qui serait déjà dépassé : Aujourd’hui, l’écran n’est plus celui de la télévision, c’est celui de la réalité même. On le voit bien : L’excès du libelle rôle l’hystérie et il perd lui-même tout sens du réel. De quel réel hypothétiquement plus réel, plus valable, quasi paradisiaque, se réclame-t-il? Aussi surréaliste que le situationnisme, nostalgique d’une réalité perdue, qui n’a jamais existé, Baudrillard, comme Debord, rencontre finalement la limite d’un sophisme qu’une analyse plus nuancée et plus relativiste lui aurait permis d’éviter, et qui n’aurait pas manqué d’intérêt Car les rapports entre le réel et le virtuel sont complexes. Nous y avons nous-même consacré toute notre attention (3), mais ils n’appellent certainement pas l’anathème. Je ne cherche certainement pas à jouer les Sancho Pança, mais Baudrillard, qui a été un analyste précurseur et génial du simulacre, de ce qu’il a appelé la pornographie du réel, a complètement manqué sa cible en ce qui concerne les écrans de télévision et d’ordinateur.
Aussi fascinants soient-ils du point de vue mythanalytique qui est le nôtre, car ils mettent en jeu des imaginaires ontologiques, les textes de Baudrillard sur le virtuel sont faibles du point de vue critique, car il n’est pas prêt à admettre que les écrans ne sont que des outils, et non un simulacre, encore moins un substitut du réel. Il en fait des monstres pour mieux les dénoncer. De même que les enfants ne prennent pas habituellement les jeux vidéos pour la réalité, nous apprenons à relativiser l’effet magique des écrans et à démystifier leur pouvoir, qui constitue surtout un progrès technologique extrêmement intéressant. Lui-même a maintes fois relativisé l’effet de réalisme des images de synthèse, les jugeant par exemple trop vraies pour être vraies (1). Il sait bien que nous n’en sommes généralement pas dupes. Alors est-ce par volonté de radicalisme, d’originalité intellectuelle jusqu’auboutiste, pour faire sa marque, qu’il se livre à ces dénonciations sur un ton aussi tragique que désabusé? Il diabolise ce qu’il croit être un cannibalisme du virtuel qui dévorerait le réel devant nos yeux; et il chevauche sa plume comme Don Quichotte sa jument pour s’attaquer au malin esprit du virtuel.
Défenseur d’un réel imaginaire contre les simulacres écraniques, il voit même dans le virtuel un cancer qui se développe à grande vitesse et conduit à la disparition du réel. Bien malheureusement, ce cancer, il a dû l’assumer lui-même et le combattre dans son propre corps, comme si cette pathologie avait finit par avoir raison de lui-même.
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(1)Le paroxiste indifférent, édition Grasset, Paris, 1977.
(2)Télémorphose, édition Sens&tTonka, Paris, 2001.
(3)Hervé Fischer, Le choc du numérique, vlb, Montréal, 2001.

2009-05-22

L'art change le monde


Mondrian, Composition
Je ne crains pas de l’affirmer, contrairement au slogan habituel des intellectuels de bon ton : l’art change le monde. Un artiste peut changer le monde au moins autant que tel chef d'État, tel philosophe ou tel scientifique que l’histoire célèbre légitimement. Les esprits brillants qui le nient avec un sourire désolé, en s’en remettant à leur scepticisme habituel, qu’ils prennent pour de l’intelligence, feraient mieux d’y réfléchir. L’art change le monde autant que les idées, aussi peu et tout autant, c’est-à-dire beaucoup. Avec cette différence que les idées ne changent pas toujours le monde pour le meilleur, il s’en faut de beaucoup. La politique change le monde, mais souvent pour le pire. Les fascismes et les dictatures détruisent le monde. Ce n’est jamais le cas de l’art. Lorsqu’il a une influence, c’est toujours pour le meilleur.
Je ne reconnais pas de différence de nature entre l’art et la philosophie. Sans nier, bien au contraire, leur différence de moyens d’analyse et d’expression. En tant que peintre je me sens souvent proche de l’écriture. Je sais que je viens encore d’énoncer deux idées à contre-courant de l’évidence qui circule, et qui me condamnent aux yeux des adeptes de catégorisations. Ce sont eux qui s’en remettent à des lieux communs anciens, du rationalisme le plus classique et le plus réducteur.
Pourquoi cette obsession de changer le monde? Parce qu’il est aujourd’hui un scandale permanent du point de vue éthique.
Artiste, philosophe, chercheur scientifique ou dirigeant politique, c’est l’homme qui change le monde. Dans le domaine artistique, cela ne suppose pas de faire de l’art politique, que ce soit de propagande réaliste socialiste. L’art change le monde lorsqu’il explore notre image du monde, notre sensibilité et les rend visibles; lorsqu’il en déchiffre les structures et les valeurs, et prend position visuellement à leur égard, soit en les célébrant, soit en les refusant, soit en en proposant de nouvelles. Il n’est pas nécessaire qu’il dénonce explicitement la guerre, la misère, l’exploitation humaine, l’injustice ou l’hypocrisie. Il suffit qu’il mette à nu les structures mentales et les valeurs dont découlent ces situations inacceptables.
Et pour y parvenir, toutes les technologies sont légitimes, que ce soient la danse ou la sculpture, l’architecture ou la musique, la peinture ou l’informatique. Les arts numériques ont le mérite d’explorer la technoscience et l’âge du numérique. C’est une vertu majeure. Mis ils tombent souvent dans le travers des communications de masse, de l’interactivité ludique et de la culture de distraction. Tel n’est pas le cas des arts scientifiques, qui contribuent significativement aux grands débats de société de notre époque et à des prises de conscience au niveau bioéthique.
Il faut cependant sans cesse rappeler que l’art ne peut pas devenir dépendant du progrès technologique. Il peut, il doit s’y intéresser, mais ce n’est pas la technologie qui fait l’art, qui détermine la valeur, ni la puissance d’expression de l’art.Ce n'est pas un thème central de l'art, comme plusieurs l'affirment aujourd'hui avec un zèle prosélytique. L’art est une création du cerveau et de la psyché de l’homme, pas d’un ordinateur, ni d’un algorithme, aussi puissants et actuels puissent-ils paraître. Au contraire : plus la technologie informatique est sophistiquée, plus l’art qui y recourt est éphémère et perd de son efficacité.
Le lien qui compte, c’est celui entre l’art et le degré de conscience de l’homme, ou, en d’autres termes, entre l’art et l’humanisme, entre l’art et le progrès humain.
Nous abordons ainsi les rapports entre l’art, le beau et le bien : un thème ancien, sur lequel nous reviendrons, car il demeure des plus actuels. Il faut le rappeler aux créateurs qui se consacrent aux arts numériques.
Hervé Fischer

2009-05-16

Darwin numérique




En cette année Darwin où nous célébrons le 200e anniversaire de sa naissance et le 150e de «De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle», nous nous devons de reconnaître que la théorie darwinienne de l’évolution naturelle constituait une formidable rupture par rapport à la croyance en Dieu qui dominait alors l’Occident.
Cet hommage admiratif étant rendu, force est de constater que sa théorie demeure fondamentale pour comprendre l’évolution du règne animal, mais ne permet pas d’expliquer le développement de l’espèce humaine. En comparaison des autres mammifères, nous avons connu une évolution si rapide qu’on ne peut plus parler d’adaptation et de sélection naturelle, mais qu’il faut considérer des mutations dramatiques et répétées. À plusieurs reprises déjà j’ai souligné qu’il est nécessaire d’envisager une Loi de la divergence, qui est le contraire de la Loi de l’adaptation (1). Le génie de Darwin lui-même en constitue un exemple indéniable, en un temps où Dieu et la création divine – le créationnisme – s’imposait à tous. La transformation rapide et majeure de l’espèce humaine, par rapport aux autres espèces vivantes, s’est faite par mutations biologiques qui ont moins répondu à des contraintes extérieures, écologiques, qu’à des projets spontanés du cerveau humain. Si nous nous référons à l’histoire récente, nous constatons que l’invention de la roue, ou la maîtrise du feu, de l’électricité ou du nucléaire ont résulté d’un développement des capacités cérébrales conceptuelles de notre espèce. Sans doute ce pouvoir n’est-il pas unique. Plusieurs espèces animales conçoivent aussi des outils. Le castor construit des barrages, les fourmis et les abeilles créent des sociétés industrieuses ; et nous pourrions citer mille exemples qui contredisent la différence radicale de nature entre l’homme et l’animal affirmée à tort par tant de philosophes et d’anthropologues, célèbres, mais ethnocentristes. De fait, l’homme procède systématiquement par divergence. Son histoire le démontre. L’invention grecque du rationalisme, les monothéismes, les théories scientifiques, les révolutions sociales, l’histoire de la peinture, celle des technologies et l’invention du verre, du béton ou du plastique. On pourrait y consacrer des milliers de pages admiratives. Ce n’est jamais par adaptation que l’histoire humaine procède, mais par volonté de rupture, au risque que leurs auteurs soient d’abord marginalisés, honnis, martyrisés, tués, ou se condamnent eux-mêmes à la folie, tant l’écart qu’ils doivent assumer solitairement est démesuré. La plupart des grandes idées qui ont fait notre histoire ont été d’abord condamnées avant d’être admises, puis de s’imposer aux majorités qui s’y sont adaptées.
Bien que nous soyons des animaux, incluant des animaux philosophes ou des mathématiciens animaux, nous sommes capables de diverger des lois connues de la nature, comme si nous en étions une tête chercheuse, une intelligence avancée, un organe créatif capable d’en accélérer la transformation en inventant des scénarios alternatifs. Notre espèce est fascinée par l’artifice, au point où elle semble se séparer audacieusement de la nature. La loi de la divergence est le fondement même de la création – que ce soit celle que la Bible attribue à un dieu, ou le pouvoir de création que nous devons nous reconnaître à nous-mêmes (2).
L’espèce humaine évolue au rythme des divergences créatrices de ses imaginations, de ses idées, de ses projets, de ses nouvelles logiques, de ses innovations technologiques, de ses projections dans des utopies. Sans cela, nous n’aurions pas inventé les avions. Et chaque fois qu’il y a un saut, l’être humain, voire le groupe, voire l’espèce humaine elle-même mettent en jeu leur survie. Ainsi, l’énergie nucléaire, ou la seule transformation industrielle de notre environnement mettent en péril la survie de notre planète. Faut-il demeurer darwinien et croire, comme on l’a dit parfois, que la nature vise ainsi à éliminer l’espèce humaine pour assurer sa propre survie ? On ne saurait en tout cas affirmer alors que la loi darwinienne s’applique à l’espèce humaine. Et c’est bien ce que je veux souligner. Car en devenant créatrice, notre espèce prend le risque radical de sa propre extinction.
Dès le moment où l’homme descend des arbres et adopte une posture verticale pour se déplacer, à la différence des autres primates, puis spécialise son évolution en développant des capacités cérébrales qu’on n’observe pas chez les autres animaux, il est clair que cette divergence se traduit par des mutations mentales, psychologiques, sociales qui s’inscrivent biologiquement dans le corps (colonne vertébrale, cerveau, habileté manuelle, etc.). Irions-nous jusqu’à parler alors de transformations génétiques ? Oui : l’évolution de notre corps actuel le confirme. Mais à la différence de Darwin, nous ne l’attribuons pas à une sélection naturelle opportuniste, qui élimine les désadaptés et assure la survie de ceux qui ont des écarts génétiques accidentels devenus utiles. Il s’agit de mutations génétiques résultant de projets humains, d’imaginations alternatives, de conceptualisations de l’avenir, bref d’une conscience et d’une volonté proactive d’évolution. La loi de la divergence diverge donc radicalement de la loi darwinienne. Irions-nous donc jusqu’à penser que les idées peuvent provoquer des mutations génétiques ? On hésite certes à faire le saut avec une telle affirmation, qui fait peur, car elle véhicule aussi la possibilité de ses effets pervers : toutes les idées ne sont pas bonnes. Allons-nous admettre que le déisme, les superstitions, le racisme, le fascisme, l’injustice, l’exploitation, le sadisme, le crime peuvent créer des mutations génétiques ? Et inversement faudrait-il admettre que l’inclination au crime serait due à un gène ? L’idée va manifestement plus loin que nous ne sommes prêts à l’accepter. Cependant il est simpliste de parler seulement de génétique, les gènes ne constituant certainement qu’un niveau élémentaire («squelettique») de description des déterminants de notre évolution et de nos comportements. Ainsi, lorsque nous admettons la légitimité des orientations sexuelles, il n’est pas nécessaire d’invoquer une différence génétique, là où des diversités hormonales où socio-culturelles suffisent sans doute à expliquer des différences de comportements. Par prudence par rapport au vocabulaire scientifique contemporain, et pour éviter de fausses polémiques, nous nous limiterons à affirmer que les idées et l’imaginaire humains (ce sont deux déclinaisons de la même activité cérébrale, soit plus conceptuelle, soit plus imagée) créent des mutations biologiques de l’espèce, qui déterminent, voire accélèrent son évolution.
J’en donnerai aussitôt un exemple très significatif. Quoiqu’en ait dit Jean-Jacques Rousseau en un temps d’utopie libératrice, il est évident que l’éthique n’existe pas dans l’état de nature. C’est la loi de la jungle ou loi du plus fort qui y règne. Qu’importe la violence ou la modération dont la nature fait preuve, les valeurs du bien et du mal ne s’y rencontrent pas. L’éthique est une invention humaine, spécifique à notre espèce, et sans doute récente dans notre évolution. Or l’éthique, telle que nous la concevons, et telle que nous l’appliquons – encore trop peu et trop rarement – constitue une divergence radicale par rapport à la loi darwinienne de l’évolution naturelle. Elle implique que nous ayons de la compassion pour les faibles, les malades, les infirmes et tentions de les protéger, voire de les sauver, au risque même qu’ils se reproduisent et transmettent leurs gènes qui constitueront éventuellement un maillon faible dans notre chaîne évolutive. La loi de l’adaptation naturelle voudrait au contraire que nous les éliminions, comme s’y est employé le nazisme dans sa politique eugéniste. D’ailleurs, les fascismes ne se contentent pas de mettre en prison, mais s’assurent d’éliminer les individus porteurs d’idées différentes, comme s’ils avaient des gènes dangereux pour l’avenir. L’invention de l’éthique et nos efforts communs pour en généraliser le respect sont inexplicables par la loi darwinienne de l’évolution des espèces ; elle en sont même la négation évidente. Pourtant, nous affirmons – au risque de passer pour des naïfs marginaux – son importance pour le progrès de notre espèce, voire pour sa survie.
Et voici un deuxième exemple. Il est de plus en plus évident que la technoscience est aujourd’hui en compétition directe, voire en opposition déclarée, avec la nature en tant que nouveau moteur de l’évolution de notre espèce. Même sans succomber aux discours des gourous utopistes, nous allons devoir admettre de plus en plus que l’invention des technologies numériques déclanche une révolution anthropologique aussi marquante que la maîtrise du feu en son temps (3). L’âge du numérique dans lequel nous entrons, et dont nous ne comprenons encore que les prémisses, annonce aussi ce qu’on peut appeler l’anthropocène : l’âge de l’homme. Plusieurs spécialistes veulent dire ainsi que notre planète porte désormais la signature de notre espèce, dont l’activité transforme désormais les paramètres plus que ne le font la géologie, la météorologie et tous les autres déterminants naturels. Les technologies numériques nous permettent de développer de nouveaux paradigmes : la nature, la vie, l’intelligence et la mémoire artificielles. Nous passons de la domination de la biosphère à des utopies numériques. Je ne suis certes pas de ceux qui proposent de généraliser la loi de Moore (la puissance, la mémoire et la vitesse de nos ordinateurs doublent tous les dix-huit mois) à l’évolution humaine. Mais nous pourrions affirmer que ce n’est plus Dieu, ni la Nature qui expliquent notre évolution. Le numérique remplace la Nature aussi bien que Dieu. Devons-nous mettre une majuscule au numérique et en faire une nouvelle religion, comme plusieurs prêcheurs actuels ? Dieu nous garde de toute religion et de leurs faux prophètes, même s’ils sont reconnus et célébrés à l’envi. Les êtres humains faibles d’esprit ont toujours tendance à renoncer à leur liberté de pensée et à leur dignité, pour s’en remettre à une intelligence supérieure, qu’elle soit naturelle, divine, ou aujourd’hui artificielle.
Mais il serait tout aussi ingénu de nier que le numérique provoque aujourd’hui une transformation accélérée de nos structures mentales, psychiques, cognitives et sociales. Nous passons manifestement de la rigidité à la flexibilité de la pensée, du raisonnement linéaire à la configuration en arabesque, de la causalité à la sérendipité. Notre syntaxe est devenue associative, comme les idéogrammes chinois. Dans nos bibliothèques virtuelles, nous avons remplacé nos tiroirs à fiches alphabétiques par des moteurs de recherche traquant à haute vitesse les hyperliens. Les classifications aristotéliciennes par catégories et ensembles ont cédé la place aux liens et aux hyperliens. Nos modes de communication individuelle et sociale sont en pleine mutation eux aussi. Nous passons d’un monde basé sur le temps lent et répétitif, sur la mémoire et l’expérience, à un monde caractérisé par la fragmentation, la vitesse et l’agitation. Ce sont certes de nouveaux concepts psychologiques, sociaux et physiques difficiles à cerner et manipuler du point de vue épistémologiques, mais nous devons relever ce défi. Nous entrons dans le postrationalisme (4). Nous pouvons parler d’un mouvement social brownien des particules, tout autant que de société de masses et de globalisation. C’est ce que j’ai appelé la conscience impressionniste de notre image du monde et de notre conscience sociale. Dans ce désordre, voire dans ce chaos, c’est par association d’individus (petits groupes) et par association d’idées, que nous pensons et que nous vivons, donc par liens et hyperliens. À cet égard, le web n’est pas seulement un exemple évident de notre nouveau mode de pensée et de communication : c’est la métaphore même de notre monde contemporain, si paradoxal : écranique, irréel et trop réel, fragmenté et global, chaotique et contraignant, ludique, euphorique et incontrôlable, où nous tentons de construire du sens et des valeurs et de nous orienter au hasard de mos navigations. S’orienter n’est aussi qu’une métaphore : c’est regarder vers l’orient, du côté où la lumière se lève. Et nous sommes devenus dépendants de la lumière bleutée de nos écrans.
Nous vivons de plus en plus sur une planète hyper. Il nous faut passer de la solitude à la solidarité des liens. Nous redécouvrons ainsi le sens de la morale confucéenne, celle des liens sociaux, qui fait écho aux liens des idéogrammes. Nous prenons ainsi conscience de la nécessité d’une éthique planétaire. Une éthique qui est la base de l’hyperhumanisme auquel nous aspirons et qui devient plus important que la technoscience elle-même comme moteur d’évolution de notre espèce – et sans doute même pour sauver notre planète et notre espèce de l’auto-destruction. Je n’ai pas de doute que la technoscience va poursuivre glorieusement sa lancée, selon sa propre logique de compétition intellectuelle, commerciale et politique. J3e n’ai donc pas d’inquiétude pour elle et il n’y a pas lieu de la défendre, du moins dans la pensée occidentale. Il n’en est pas de même de la morale planétaire, qui a tant de mal à s’imposer dans les esprits. En évoquant une planète hyper, je dis hyper tout à la fois pour souligner l’augmentation de la conscience humaniste dont nous avons besoin et pour reconnaître l’importance des hyperliens comme structures mentales, psychiques, cognitives et sociales.
En ce sens, le web n’est pas qu’un instrument, ni seulement une métaphore pour penser le monde. Il devient aussi un laboratoire populaire, partagé, d’informations, d’échanges, de solidarités, de conscience et d’innovation. Voilà une technologie qu’on pourrait qualifier de triviale, et qui constitue pourtant une divergence majeure en soi ; plus encore : elle devient un outil de progrès humain et finalement d’hyperhumanisme.
Le génie de Darwin était grand. Aujourd’hui, il penserait l’évolution en numérique.
Hervé Fischer (5)
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(1). Voir La société sur le divan, vlb, Montréal, 2007.
(2 ) Voir Nous serons des dieux, vlb, Montréal, 2006.
(3) Voir Le choc du numérique, vlb, Montréal, 2001.
(4) Voir La planète hyper. De la pensée linéaire à la pensée en arabesque, vol, 2003.
((5) Cette conférence a été donnée lors du Webcom, le 13 mai 2009.

2009-05-12

Vive la culture libre!


Claude Gosselin a choisi de consacrer la Biennale de Montréal cette année au thème de la « culture libre ». On rêve de plus en plus de culture libre, comme on fait l’éloge du logiciel libre, dont le code source est accessible à tous, ce qui permet à chacun de contribuer à son développement et de s’en servir gratuitement, au lieu de dépendre d’une compagnie propriétaire qui le vend. Sans doute faut-il donc entendre par là une culture qui échappe aux technostructures commerciales d’édition et qui est partagée par tous gratuitement, du moins en principe. Comment ne pas s’interroger tout d’abord sur le concept même. Certes, toute culture contemporaine prétend contribuer à la liberté de chacun, même si les nombreux déterminants économiques et sociaux qui formatent la culture ne peuvent manquer d’en relativiser la liberté à laquelle elle prétend contribuer. Les rapports de force politiques, économiques et idéologiques qui entrelacent la production et la diffusion culturelles ne vont pas s’évanouir soudain dans une culture dite libre, qui serait asociologique, en apesanteur dans le virtuel.
Si nous passons outre cette objection préalable, nous pouvons admettre que les échanges entre acteurs culturels en ligne grâce aux outils participatifs du Web 2.0 invitent chacun à devenir non seulement consommateur, mais aussi producteur de contenus culturels interactifs en ligne.
Je suis de ceux qui affirmaient dans les années 1970 que « chacun de nous peut être un artiste ». Cette idée défendue par l’art sociologique et promue aussi par Joseph Beuys tend évidemment à se réclamer d’une utopie culturelle exaltante. Et il est difficile de parler contre la vertu. De nombreuses expériences de culture et de création participative – y compris les infatigables démarches d’art sociologique où je me suis engagé moi-même depuis les années 1970 - attestent de la richesse de cette posture. Serions-nous alors aujourd’hui, avec ce qu’on appellerait la culture 2.0, enfin en mesure, grâce aux technologies numériques, de réaliser cette utopie à une grande échelle? À l’échelle de la planète?
Méfions-nous des mirages numériques! Nous ne sommes certes pas prêts de renoncer au rêve libertaire des fondateurs de la New Electronic Frontier, dont cette idée de culture libre en ligne est la directe héritière. Bien sûr, la liberté est un concept dont il est fort difficile de démontrer la réalité, mais nous n’évoquerons ici que de liberté relative, plus grande éventuellement grâce au numérique. Si nous parlons de diffusion, nous devons admettre que l’internet est un outil d’accès à la culture d’une puissance quasi magique. Si nous parlons de création, je doute fort qu’on puisse démontrer que le numérique permettrait d’en augmenter la qualité. Faut-il réduire ce concept de culture libre à l’interactivité et à la démocratisation? Je ne crois pas que l’interactivité soit un concept intéressant en art, même s’il l’est indubitablement au point de vue intellectuel.
Quant à la démocratisation, elle ne fait pas de doute. Mais dans ce ruissellement culturel du robinet 2.0, dans cette culture liquide, comme certains l’appellent, que dire de l’intérêt de la culture qui se répand et s’échange? Elle est certes souvent insipide, désolante de vide, voire nauséabonde. Est-elle pour autant indéfendable? On espère plutôt qu’elle constitue un terrain humide qui favorisera la croissance de belles plantes. La démocratisation de la culture est un mal nécessaire, donc un bien. On espère qu’après s’être répandue sans qualité, elle prendra du mieux progressivement pour tous. Les filtres éditoriaux de qualité manquent? Certes, mais les mass médias ne font souvent pas mieux.
Alors vive la culture libre! Ce n’est pas démagogique de l’affirmer. Non seulement la culture libre ne fait aucunement obstacle à la culture institutionnelle, filtrée, élitiste, et même de très haut niveau qui continuera demain comme hier à dominer. Mais d’elle naîtront certainement de nouveaux créateurs et de nouveaux publics qui s’éduqueront progressivement grâce à l’information et aux stimulants qu’elle véhicule et contribueront à leur tour à la culture libre et de qualité à laquelle nous aspirons.
Hervé Fischer