2007-05-23

Le web est la ville du XXIe siècle





J'ai précédemment souligné l'importance des métaphores océaniques du web. Elles sont significatives des références aquatiques de nos imaginaires sociaux. Un milieu liquide, bleuté, nourricier, doux et tiède, où nous évoluons sans effort, dans les arabesques de la plongée, comme dans la liquide amniotique du corps social.
En fait, il existe une autre métaphore, tout aussi significative et sans doute même plus pertinente de notre rapport au savoir et à nos désirs instrumentaux. C'est la métaphore du web comme une excroissance de la ville. Non pas une métaphore du "village planétaire" mcluhanien, qui date et est contredite par les mille fractures sociales et les diversités culturelles de notre planète, mais celle des villes actuelles, tentaculaires dans leur croissance désordonnée, avec ses suburbs et ses exurbs, comme on appelle désormais leurs banlieues excentriques centrifuges.
À bien des égards, les discours flamboyants d’aujourd’hui sur le cybermonde font penser au célèbre film de Fritz Lang de 1926, Metropolis, avec sa puissance mythique et son utopie salvatrice des cœurs. Et dans la série répétitive des grands rêves humains, on parle actuellement de la révolution du numérique dans des termes équivalents à ceux de Lewis Mumford, lorsqu’il présentait dans les années 1960 la révolution urbaine comme un changement radical de notre civilisation (The City in History, ou The Myth of Machine).

La ville hyper

réseau internet global


La métaphore a donc d'abord comparé la ville à un livre. La ville a toujours été un lieu de socialisation et d'échanges. On a pu considérer la ville comme un médium de communication spécifique. Et les historiens soulignent que c'est l'apparition de la ville, qui a favorisé en Mésopotamie, en Égypte et dans la vallée de l'Indus simultanément, vers 5500 avant J.-C., l'apparition de l'écriture. On fait aussi référence au poème épique Gilgamesh, peut-être la plus ancienne histoire écrite que nous ayans retrouvée, en écriture cunéiforme sur douze tablettes d'argile, et qui raconte l'histoire du roi Uruk, il y a quelques 2750 ans avant J.-C., dans l'ancienne Babylone, l'Irak d'aujourd'hui, pour attester de l'importance du lien entre ville et écriture.

Lewis Mumford, le plus important historien des villes, montre que la ville a certainement été traditionnellement un foyer essentiel au développement des échanges culturels. Ce sont les villes qui ont construit des marchés, des places, des théâtres et des bibliothèques comme celle d'Alexandrie Et aujourd'hui on l'identifie plutôt au web, à un hypertexte. L'image joue d'ailleurs dans les deux sens, puisqu'on compare aussi le web à une ville, avec son architecture, les échanges, ses domaines, ses inforoutes et routers, ses rues, ses circuits, ses réseaux, ses adresses électroniques et ses sites, la circulation, la vitesse, les ralentissements, les embouteillages, ses panneaux de signalisation pour le trafic que sont les icônes cathodiques et les hyperliens, ses places virtuelles, ses portails, ses banques, ses magasins, ses bibliothèques, ses cinémas, ses écoles, universités et musées virtuels, ses églises, son hôtel de ville et ses services publics (e-gouvernement, santé, éducation, etc.), mais aussi ses bannières, ses publicités, ses criminels, ses policiers et ses services très… privés. L’Argentin Alejandro Piscitelli parle même de l’internet comme la nouvelle imprimerie du XXIe siècle (Buenos Aires, 2005).

Une très belle œuvre des artistes Jeffrey Shaw et Dirk Groenveld, The Legible City (1988), nous proposait de circuler à bicyclette dans une ville textuelle virtuelle. On tournait le guidon à droite ou à gauche pour entrer dans des rues virtuelles formées de mots érigés en façades et lire ou organiser ainsi des sortes de phrases (une production du Zentrum für Kunst und Medientechnologie de Karlsruhe, Allemagne).

Derrick de Kerkhove, directeur du Programme McLuhan en culture et technologie à l'université de Toronto a entrepris en 2003, à l'inverse, un projet de Place du Village Global dédié à la mémoire de McLuhan, conçu comme une architecture virtuelle pour une communauté réelle. Il s'agit cette fois d'un dispositif de connections par visioconférence, offrant aux citoyens de villes distantes, comme Toronto, Milan, Naples, Varsovie ou Paris, la possibilité de se rencontrer et de se parler virtuellement en temps réel sur les écrans de places publiques: Le dispositif est une rotonde couverte qui protège huit grands écrans situés au centre. Chaque écran montre un des lieux en connexion. Une camera par écran enregistre et envoie l’image de ceux qui le regardent à un lieu correspondant ailleurs. Les gens peuvent ainsi se parler et s’entendre en toute liberté grâce à une zone sonore située à quelques mètres de chaque écran.

La ville lumière s’oppose à l’obscurité rurale, comme le Web écranique aux immenses territoires non connectés de la Terre.

Lewis Mumford était très préoccupé par la déshumanisation des grandes cités modernes, et il jugeait sévèrement les nouveaux projets par rapport à ce critère. En effet, la solitude urbaine est devenue un grand problème de notre époque. De multiples anecdotes sinistres en témoignent, parfois sur le même palier d'un immeuble. C'est pourquoi de plus en plus de municipalités voient dans les technologies numériques de nouveaux outils de développement de la solidarité et de l'intégration urbaine: portail municipal en ligne offrant de l'information et des services aux citoyens, forums de bavardage, dialogue entre les élus et les citoyens, etc.: e-démocratie et e-gouvernance sont en vogue. On valorise les idées de e-citoyen, d'internet citoyen coopératif et créatif, etc. Les villes des pays riches du Nord branchent leurs citoyens et se branchent. Il y a de plus en plus de communautés virtuelles de tous ordres, qui renforcent les solidarités, intègrent les citoyens, alors que l'architecture et l'urbanisme de nos métropoles ne semblent plus capables d'assurer, voire détruisent ce tissu social essentiel à la santé d'une ville. L'agora électronique complète la rue, la place, le centre commercial, les églises, les cafés, les maisons de la culture, etc. Beaucoup de municipalités comptent désormais un adjoint au maire chargé des technologies d'information.

D'autres villes se font fait connaître pour des branchements numériques moins conviviaux: les réseaux de webcams, ces caméras connectées au réseau de surveillance de la police, et qui permettent de contrôler à distance et en toute heure la circulation des personnes ou des automobiles. Et, dans le cas de la surveillance des personnes, il arrive que ces caméras soient couplées avec des logiciels de reconnaissance des visages ou d'identification de comportements classés suspects. Bref, de la convivialité à la surveillance, en passant par le voyeurisme ou la promotion touristique, tous les usages humains des sociétés urbaines, bons ou mauvais, se retrouvent éventuellement dans le cyberespace des hyperliens municipaux.

La métaphore urbaine du Web comme hypertexte planétaire

Et cette toile numérique, on se la représente aussi comme un hypertexte. La métaphore de la ville et des mots a rebondi dans le cybermonde, plus active que jamais. Nul doute que le développement des villes, comme celui du Web sont associés à un progrès de la civilisation. Et les comparaisons positives peuvent être multipliées. La ville, comme le Web font rêver ceux qui n’y sont pas et voudraient y accéder, y trouver fortune ou l’amour. Dans les deux cas, l’utopie technologique suggère un pouvoir magique, celui des villes, comme celui du numérique. Le cybermonde est un lieu de lumière, comme la ville, par rapport à l’obscurité rurale, un lieu d’information, de publicité, de communication. Un lieu d’échange et d’interactivité, un espace communautaire, libertaire, de nomadisme, d’excitation, de plaisirs, d’euphorisation, de pouvoir, d’abondance (presque gratuite dans le Web). La ville, comme le Web, sont des espaces de culture, de divertissement, de commerce et de finance, de consommation, d’éducation, mais aussi de sexe sous toutes ses formes et de criminalité. Ils soutiennent tous deux un style de vie qui reflètent en tout cette urbanité sophistiquée. Tous deux créent une dépendance, des apartheid, des solidarités et des solitudes. Tous deux sont des environnements d’où la nature est absente. Et pour reprendre les critiques des situationnistes et notamment la dénonciation par Guy Debord de la « société du spectacle » et de la marchandisation, on pourra souligner qu’avec le Web, nous passons à l’étape suivante, plus extrême, celle d’une société de l’écran, d'une société cathodique, qui ressemble même à une caricature de la ville!
(Hervé Fischer)

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