2008-02-14

La génétique virtuelle


Mycroplasma genitalium

La dépendance de la science actuelle vis-à-vis des ordinateurs et des programmes informatiques n’est plus à démontrer. Nous travaillons sur l’invisible, traduit en fichiers numériques, qu’il s’agisse de corps célestes en astrophysique, ou de génétique en biologie. Jadis basée sur l’observation et l’expérimentation physique, la science d’aujourd’hui programme et construit ses objets d’études sur les écrans cathodiques. Elle s’est paradoxalement dématérialisée, en ce sens qu’elle ne traite plus la matière, ni même les forces, mais beaucoup plus des informations traduites en codes binaires et affichées en fausses couleurs. Elle manipulait des électrons et des champs magnétiques, des molécules chimiques et des tissus vivants. Désormais, elle manipule des algorithmes. Elle tend à confondre de plus en plus informatique et vie, par exemple en bioinformatique. Ne parle-t-on pas d’ailleurs couramment aujourd’hui de virus et de contamination virale en informatique? Et cela vaut comme un fondamental en physique ou en astrophysique, désormais entièrement médiatisées par les langages virtuels. Dieu, grand informaticien de l’origine du monde? Certes. Mais ce sont désormais nos chercheurs scientifiques qui programment et qui modélisent. Ils combinent, ils inventent, ils imaginent les objets qu’ils étudient! On pourra parler de programmation scientifique, ou de génétique virtuelle, au sens où nous générons des fichiers numériques et en programmons le développement ou les actions.

Ainsi, on répétait souvent que l’homme ne pourrait jamais recréer artificiellement la vie. Pourtant, la revue Science de janvier 2008 a annoncé que l’Institut Craig Venter, au Maryland, avait réussi à créer un génome synthétique de bactérie, le plus petit connu, le Mycoplasma genitalium. On parle alors d’ « un organisme de synthèse autonome, qui peut croître et se reproduire ». Est-ce déjà cette fameuse vie artificielle? Ou plus modestement de la « vie synthétique »? Quelle est la différence? Celle de la complexité qui distingue une bactérie rudimentaire d’un être humain. Il semble que ce ne soit pas une différence radicale, mais seulement de degré. Allons-nous alors créer un jour un homme synthétique? Du moins une première cellule susceptible de se multiplier et de donner naissance à un être humain? Cela ne paraît plus radicalement impensable.

Les cellules synthétiques remplaceront bientôt les fameuses cellules souches, mettant fin à un grand débat d’éthique. Mais ce sera pour lancer un nouveau débat de société, qui fascine beaucoup d’artistes et de philosophes actuellement. M. Venter ou son successeur obtiendra-t-il alors un brevet de propriété intellectuelle sur la vie? Beaucoup de questions absolument nouvelles se posent. Et la moindre n’est pas la possibilité de faire du couper-coller génétique, de la génétique virtuelle. La porte est ouverte à l’eugénisme, mais aussi à la fabrication d’organes de remplacement, de défunts dont on réactive l’ADN, d’espèces nouvelles, de chimères, d’androïdes esclaves ou soldats. J’évoquais récemment l’économie imaginaire, l’i-économie, pour décrire les dérapages que permet la programmation financière, lorsqu’elle est confondue avec la spéculation boursière. Nous avons vu un courtier de la Banque Nationale en France fabriquer des fichiers numériques de numéraire fictif et les déplacer dans le monopoly réel des transactions boursières, sans qu’il y paraisse, jusqu’à ce qu’on découvre un manque bien réel de 4,9 milliards d’euros dans la caisse de la banque.

Qui nous dit que de tels dérapages, fraudes ou folies ne sont pas possibles dans la science d’aujourd’hui, tellement virtuelle? Il devient possible de créer des fichiers numériques de molécules ou de galaxies fictives et de les mêler aux données familières. La science est désormais une technoscience, asservie aux programmes et instruments de l’informatique. Elle peut devenir aussi de la science imaginaire. On a pu déjà le constater dans quelques scandales récents. Mais le sait-on toujours? Serait-elle encore instrumentale par rapport au monde réel, ou inoffensive? Voilà bien des défis. Quelques surprises nous attendent certainement dans l’avenir. Et on ne s’étonnera pas que les artistes soient fascinés par le pouvoir créatif de ces manipulations, par la vie, la nature et l’intelligence artificielles auxquelles la technoscience donne de plus en plus de réalité. Lorsque l’homme sera vraiment capable de créer couramment la vie dans ses laboratoires informatiques, nous aurons franchi une étape vertigineuse de notre évolution anthropologique. La capacité de création de la science aura dépassé celle de l’art. L’homme pourrait devenir un agent proactif de l’évolution de la nature, dont il est lui-même le produit. L’idée est vertigineuse, comme une nouvelle révolution copernicienne, cette fois non plus en astronomie, mais en biologie. Dieu est mort, disait Nietzsche. Et maintenant, c’est l’homme qui devient le créateur de lui-même. Pourrons-nous faire confiance à cet imaginaire cyberprométhéen ?

2008-02-12

Les émotions numériques



Il est d’usage d’opposer les technologies et les sentiments, le froid et le chaud. Voilà une grande erreur ! J’ai déjà eu l’occasion de parler de romantisme numérique*. J’évoquais ainsi cette fébrilité quasi religieuse de quelques gourous qui font de l’internet une question de foi et de religion, dans la lignée de Teilhard de Chardin revisité par une spiritualité numérique. Et Derrick de Kerckhove, l’un de nos meilleurs philosophes canadiens des technologies numériques, directeur du Programme McLuhan de l’Université York de Toronto, a plusieurs fois souligné l’importance du psychotechnique.

De façon générale, notre poussée occidentale de rationalisme nous a incités depuis des siècles à éliminer les émotions et les sentiments de nos connaissances dites objectives. Ils sont interdits dans la recherche scientifique et dans la technologie. La science serait la raison sans cœur. Plusieurs théoriciens ont redécouvert, il est vrai, depuis quelques années, l’importance de l’intelligence émotionnelle, plus intuitive et compréhensive. Allons plus loin. Il est temps de reconnaître l’importance dans le monde contemporain de la technosentimentalité ou du psychonumérique.

La première des lois paradoxales que j’ai énoncées dans Le choc du numérique ** s’énonce ainsi : La régression de la psyché est inversement proportionnelle au progrès de la puissance technologique. Les émotions sont parties prenantes de nos rapports au monde, aux autres et à nous-mêmes. Elles déterminent constamment nos attitudes et nos actes, souvent à notre insu. Inversement, elles affectent nos rapports avec les technologies numériques, et en particulier avec les gadgets. Nous y satisfaisons nos désirs de puissance ou d’évasion, nos désirs ludiques ou communicationnels, nos désirs amoureux ou de destruction. Eros et Thanatos s’exacerbent dans le numérique. C’est ce que concrétisent les logiciels de clavardage, les sites de socialisation, les jeux vidéo, notamment de rôles et de violence, les sites adultes. Bien des histoires d’amour, éphémères ou durables, et bien des adultères virtuels sont nés de ces rencontres sur l’internet. Catharsis de nos instincts, thérapie de nos inconscients, ces technologies sont le terrain de jeu de nos psychés, parfois les plus débridées. Et de plus en plus de psychanalystes étudient les vertus du numérique pour mener des thérapies à distance.

Voilà longtemps que les médias de masse nous ont habitués à identifier des objets technologiques à des émotions. Il suffit de penser à la publicité qui évoque la puissance virile en identifiant des voitures à des femmes. C’est de ces émotions bien connues, mais qui sont démultipliées par la magie des technologies numériques, des consoles de jeux, des sites de rencontres, des multiples navigations de l’internet, que vivent beaucoup d’industries culturelles actuelles. Le numérique catalyse nos émois. On peut parler d’émotions numériques comme des émotions cinématographiques. Mais elles sont décuplées par l’interactivité, qui crée une implication personnelle dans ces univers de désirs et d’actions. Nous nous y projetons, nous y investissons nos imaginaires les plus personnels et les plus émotifs. Ce sont autant de stimuli de la psyché.

Nous nous y libérons des entraves du réel. Mais inversement, nous sommes pris dans l’entrelacs des hyperliens du numérique que nous tissons sur la toile, comme des attachements qui nous y retiennent jusqu’à la dépendance. Car ce sont les émotions qui créent les liens. Autrement dit la technologie numérique crée des charges émotionnelles humaines, telles des charges électriques. Et ignorant tout des algorithmes prosaïques qui les régissent nous leur prêtons des forces irrationnelles. Voilà la magie du numérique. Une magie ordinaire déjà, surtout pour les nouvelles générations, si familières avec tous ces écrans et ces consoles, mais qui tend à modifier d’autant plus nos comportements de base. Le numérique, malgré son apparence technologique utilitaire, se déploie paradoxalement dans le registre de la subjectivité, de l’affectivité, que renforce notre intimité avec l’écran cathodique. On observe d’ailleurs que bien des personnes confient au rectangle de lumière bleutée, dans le clavardage ou dans des courriels, bien des confidences ou des propos transgressifs qu’elles n’oseraient pas exprimer de vive voix à leurs interlocuteurs. Et nous tolérons dans notre boîte à lettres virtuelle avec le spam d’internet bien des publicités et des images qui feraient scandale dans notre boîte à lettre de maison.

Mais reprenons de la hauteur ! Oublions aussi les sites de transactions bancaires et autres utilités, encore qu’ils aient aussi leur magie. Le virtuel bleuté nous ouvre un espace d’apparitions, de rêves, d’images esthétiques, de symboles qui font de nous des rêveurs éveillés devant nos écrans. Le virtuel est un monde émotionnel, tel un monde intérieur du social où nous pénétrons, en perte du principe de réalité, ou en réalité augmentée par nos sentiments et nos désirs. Et les réseaux numériques où nous côtoyons les attitudes subjectives des autres, démultiplient nos propres émotions. Et voilà que des gourous, tels Ray Kurzweil, prennent ces observations à la lettre, hypostasiant nos émotions numériques pour les prêter aux technologies elles-mêmes, qui deviennent anthropomorphiques. Et il écrit de gros ouvrages sur les machines intelligentes, puis sur les machines spirituelles, bientôt sur les machines sentimentales. Les Japonais aiment tant leurs petits chiens robots, les Tamagochis, les Furbies et autres peluches numériques !

* Le romantisme numérique, édition FIDES, Musée de la civilisation de Québec, 2003.

** Le choc du numérique, vlb, Montréal, 2001.
(images de Furbies)

2008-02-11

Ensemble/ailleurs : le psychotrope numérique



Les technologies numériques nous permettent un don d’ubiquité dont les plus grands sorciers n'auraient pas même oser rêver il y a cent ans, favorisent la création de communautés virtuelles, ou permettent des rencontres amoureuses. Et tel est le thème du colloque Ensemble/ailleurs*, qui vient de réunir fin janvier à Toronto des chercheurs et créateurs de l’université du Québec à Montréal, du Centre de création cinématographique du Fresnoy à Lille-Tourcoing en France, et de l’université Ryerson. Louise Poissant, Pierre Tremblay et Alain Fleischer ont donné le coup d’envoi des interventions, qui ont tenté de mettre en évidence les paramètres de cette nouvelle déclinaison de l’espace-temps à l’âge du numérique.

En fait, il était important de rappeler que cette problématique n’est pas nouvelle, si l’on en juge par l’archaïsme des désirs humains de communication et de présence à distance, et des réponses que nous avons pu leur donner avec les technologies de la magie et de la religion. Mais il convenait de citer aussi des technologies plus récentes, comme celle du cinéma ou de la vidéoconférence. La présentation du documentaire sur Jean-Luc Godard réalisé par Alain Fleischer était du plus grand intérêt. Godard nous suggère de considérer la caméra et le projecteur de cinéma comme des outils de vision pour scruter le monde, au même titre que le microscope ou le télescope. L’idée est intéressante en soi. Mais elle explique aussi la nature des productions de Godart, si prosaïques et finalement ennuyeuses, à l’opposé de la lanterne magique d’un Mélies et du cinéma de fiction qui inventent d’autres mondes plus fascinants que le cinéma vérité et que ce réalisme plat qui fit brièvement fureur. Nous voyons bien aujourd’hui, avec l’importance des technologies numériques et des effets spéciaux au cinéma, que Mélies avait raison dès l’origine du cinéma contre la diversion raliste de Godart, parce qu’il était capable de nous transporter ensemble ailleurs à travers un écran cinématographique. Nous comprenons aussi l'un des secrets du succès du cinéma.

Bien entendu, le numérique change tout à cet égard, comme dans tant d’autres modes de pensée et de comportement de notre espèce. Nous pouvons désormais clavarder en temps réel à distance, collaborer simultanément à distance à un projet d’architecture, crayon à la main. Nous pouvons nous rencontrer à travers nos avatars dans un espace collaboratif de jeu ou de vie, tel que Second Life, et nous activer sur des plateformes numériques de socialisation comme MySpace ou FaceBook, parmi tant d’autres.

Ces nouvelles possibilités interpellent évidemment les philosophes, mais aussi les psychologues, les sociologues et les phénoménologues. Et plus que tous, les artistes, qui créent ces espaces virtuels, leur donnent forme et les animent. Le succès faramineux de FaceBook, qui en quatre ans a été capable de réunir sur son site quelques 60 millions de participants, de valoir tout aussi vite plus d’un milliard de dollars, et de dériver dans les marchés publicitaires, constitue non seulement un exemple extraordinaire d’innovation psycho-numérique, mais nous apparaît aussi comme un symptôme criant de la perte de solidarité organique de nos sociétés de masse actuelles. Seul un profond sentiment de solitude peut inciter des jeunes et maintenant des citoyens de tous âges à aller mettre sur une plateforme d’échanges toutes sortes d’informations personnelles au vu de tous et sur lesquelles ils perdent contractuellement tout pouvoir. Quelle compensation espèrent-ils de ces mondes virtuels, par rapport aux déceptions et aux résistances du monde réel?

Dans la vraie vie, celle du quotidien, celle des foules sentimentales que chante Alain Souchon, malgré les promiscuités urbaines, nous ne sommes jamais vraiment ensemble, tant nos solitudes existentielles sont insurmontables, et peut-être même sont-elles nécessaires, car fondatrices de nos autonomies. Nous ne sommes jamais vraiment ailleurs, tant nous sommes liés affectivement à nos proches et étroitement à l’Autre – le langage social, les structures de la vie collective. Au-delà de ces liens biologiques, psychologiques, et sociaux, voilà que les hyperliens du numérique donnent réalité à nos anciennes sorcelleries. La magie digitale permet ces évasions du réel immédiat, ces rencontres à distance dans des communautés virtuelles, où nous imaginons participer à des fusions multiples impossibles ici-bas. C'est l'euphorie du virtuel. C'est aussi l'opium numérique du peuple. Des gourous prétendent même que ces hyperliens nous rattachent à un cybercortex planétaire. Nous voilà plongés dans l’intelligence collective, comme les neurones d’un immense cerveau numérique transculturel et transpolitique. Aussi étrange que puisse paraître ce fantasme, il a le mérite de célébrer la qualité de certains des nouveaux échanges que nous pouvons développer grâce au web. Permettons-nous ici de faire des nuances discriminatoires, car la bêtise n'a pas attendu le numérique pour être plus répandue que le bon sens cartésien.

Allons-nous, grâce au web développer de nouvelles solidarités humaines? Il est permis d’en douter, bien que ce village planétaire mcluhanien ne manque pas de charmes, quelles qu’en soient les illusions politiques.

Sommes nous en manque de cette Seconde Vie que nous offrent les jeux multi-usagers de rôles et de compensations ? Il semble bien que oui. Le cordon ombilycal du numérique nous rassure en nous reconnectant au corps maternel de la société.

Cet ensemble/ailleurs, est fort incertain, ou volatile. Il flotte dans un irréel hors gravité. Mais nos cadres sociaux traditionnels de l’espace et du temps éclatent réellement sous la pression des technologies numériques. Nous croyons naviguer dans le cyberespace pour les utilités, mais nous y aimons surtout ce flottement qui nous libère des lourdeurs du réel, comme si, dans l'apesanteur, nous étions heureux ensembles. Voilà l’un des imaginaires numériques les plus efficaces, mais peut-être aussi les plus trompeurs! Attention à la dépendance et au réveil ici-bas!

*Voir le programme à www.imagearts.ryerson.ca/torontomontreallille/

** image de Second Life: http://blogs.reuters.com/wp-content/uploads/2007/03/SecondLife_Me_and_My_New_Husband.jpg

2008-02-10

Philosophie de l’innovation



Tandis que le monde technoscientifique *, aussi bien qu’économique et financier, change autour de nous plus vite que nous-mêmes – plus vite que notre conscience du changement, plus vite que nos idées, que nos valeurs et que nos savoir-faire, nous sommes confrontés à des défis inédits. Pour les uns, il s’agit d’une crise, qui nous insécurise ; pour les autres, c’est le progrès qui nous interpelle et nous offre de nouvelles chances ; pour d’autres encore face à la compétition mondiale des sociétés du savoir, nous vivons de plus en plus dangereusement. La vitesse, voir l’accélération des changements met les uns sur la défensive et excite les autres.

Nous sommes entrés dans une ère de capitalisme effréné, dont la logique semble à la fois innovatrice et inhumaine. Et nous pouvons citer ici aussi bien les OGM, que les technologies numériques, l’écologie que la violence, l’exploitation de la nature autant que celle des hommes. Il ne suffit pas de courir. Encore faut-il savoir où nous courrons si vite et pourquoi.

Innover, c’est aussi arrimer la liberté et la créativité de l’imagination aux exigences du réalisme et du rationalisme. On ne saurait les opposer comme jadis. Et aujourd’hui, la créativité ou l’innovation ne sont plus des qualités réservées aux artistes et aux chercheurs scientifiques. J’ai déjà souligné dans Le choc du numérique*, parlant des «laboratoires du futur», que c’est une exigence aussi et une vertu pour les financiers, pour les industriels, pour les entrepreneurs, pour les financiers, mais aussi pour les artisans, pour les gestionnaires, pour les fonctionnaires de l’État, pour les agriculteurs autant que pour les médecins. Tous sont confrontés à la nécessité d’innover. Les malades consultent l’internet avant de prendre rendez-vous chez leur médecin et lui objectent éventuellement les informations qu’ils ont lues sur le web. Les producteurs agricoles, aussi bien que les pêcheurs suivent les cours des marchés en ligne, tant pour les fruits et légumes, que pour la volaille ou le poisson et confient à des ordinateurs le contrôle de leurs bâtiments d’élevage et pour la chaîne du froid. Les financiers sont soumis à la vitesse et à la nervosité des réseaux numériques où s’affichent les variations boursières en temps réel. Les sportifs contrôlent leur entraînement, leur diète et leurs performances sur les écrans cathodiques. Et les industries culturelles sont devenues des domaines d’innovation qui dépendent de plus en plus des performances et de l’innovation dans les technologies numériques. Personne n’y échappe désormais.

L’idée est nouvelle. Elle fait partie de la modernité. Ainsi un artiste de la Renaissance italienne, tel Leonardo da Vinci se flattait d’avoir inventé toutes sortes de machines, et aussi d’avoir fait quelques peintures. Plus récemment, les artistes du Bauhaus n’ont pas jugé indigne d’eux de se consacrer à l’innovation dans les formes et les fonctions des objets de la vie quotidienne, chaises, tables, cuillers, fourchettes, casseroles, aussi bien que des machines industrielles, voire des automobiles. Aujourd’hui, cela étant acquis, on s’attend à ce que les artistes travaillent aussi pour les industries du cinéma, de la télévision, des textiles et de la mode. C’est l’enjeu de l’avenir d’Hexagram, l’Institut des nouveaux médias de Montréal. Et demain, on peut prévoir que les artistes actuels vont s’intéresser à la vie rurale aussi bien qu’à la vie urbaine, aux biotechnologies humaines, animales et végétales, et de façon générale à la recherche et développement scientifique et technique.

L'innovation est un exemple incontournable de la loi de la divergence, dont je souligne le rôle moteur dans notre évolution humaine**.

On admettra que les technologies numériques sont le domaine par excellence de l’innovation, tant les développements technologiques y ont été rapides, puissants et extensifs. Et l’âge du numérique n’en est encore qu’aux premiers balbutiements. Il faut s’attendre à des innovations spectaculaires, dont nous n’avons encore aucune idée.

Mais il ne faut pas limiter l’innovation aux technologies numériques. Elle concerne fondamentalement aussi la vie sociale et politique, nos valeurs et notre éthique, comme le révèlent les enjeux de plus en plus fondamentaux de nos débats de société actuels.

Ce que je veux souligner ainsi, c’est qu’il faut cesser de cloisonner nos catégories professionnelles, culturelles, politiques, le réel et l’imaginaire, les peurs et les espoirs. Nous sommes tous liés, quel que soit notre champ d’activité, notre lieu de vie, notre éducation, tous sur le même navire, qui est petit. Un paysan et un artiste, un scientifique et un financier, un médecin et un malade, un pilote d’avion et un passager sont des variations du seul et même homme, qui est en chacun de nous, et qui se doit d’exercer le même niveau de talent, d’innovation et de respect des autres, chacun dans son domaine d’expertise. Personne d’autre ne le fera pour lui. C’est le même homme qui pilote et qui voyage, qui est malade et qui guérit, qui nourrit et qui mange. Il faut réunifier l’homme avec lui-même, dans ce qu’il a de meilleur, de plus créatif.

Et les technologies numériques deviennent aujourd’hui un catalyseur puissant de cette réunification de l’homme créateur avec lui-même, parce qu’elles favorisent nos échanges personnels, notre information, donc nos capacités de gestion autant que d’innovation, et de notre sens des responsabilités.

Nous ne devrions aucunement en avoir peur, ni opposer humanisme, technologie et culture. Ce sont nous-mêmes, les hommes, qui créent et partagent toutes ces déclinaisons de nos besoins et de nos réponses. L’innovation, ce n’est pas une spécialisation. C’est le meilleur de l’homme, en chacun de nous et dans tout ce que nous faisons. Non pas parce que nous condamnons le passé, mais parce que nous avons pleinement conscience que nous sommes encore loin de nous-mêmes, de ce que nous pouvons accomplir ensemble. Dans notre époque de désenchantement postmoderne, il faut relever le nez et rappeler que le progrès existe, qu’il est une nécessité humaine. L’innovation n’est pas que le moteur du progrès technoscientifique. Il est aussi le moteur du progrès humain.

* http://www.mind-mapping.co.uk/mind-maps-examples.htm

** Le choc du numérique, éditions vlb, Montréal, 2001.

*** La société sur le divan. Éléments de mythanalyse, vlb, Montréal, 2007