2007-12-21

La Nouvelle naturalité


Logiciel d'analyse boursière

Notre image du monde a considérablement évolué depuis le paysagisme impressionniste. Après la dénonciation par Guy Debord de la société du spectacle, nous voilà rendus plus loin, ailleurs, dans la société écranique. On pourrait soutenir aisément que le monde n’est fait que d’écrans. Instruments de notre nouvelle puissance ubiquiste ou gadgets ubuesques d’un monde schopenhauerien comme jeu et comme représentation, les écrans de notre temps, dans toutes les variations de leurs colorations artificielles, de leurs fonctions interactives et de leur déréalisation, nous aspirent dans l’âge du numérique. Apparences qui nous cachent la réalité, ou rectangles cathodiques qui la modélisent, la projettent et lui donnent des significations symboliques nouvelles, les écrans déclinent toutes les métaphores de notre image du monde et nous donnent accès à un ailleurs virtuel. L’écran devient un média en soi, comme la radio ou le téléphone. On pourrait dire, à la manière de McLuhan : « l’écran, c’est le message ». Je propose d’appeler « nouvelle naturalité » ce monde écranique qui nous cannibalise.

- Le tout à l’écran. L’ontologie kantienne nous invitait à relativiser notre connaissance, au niveau perceptif des phénomènes et des formes a priori de la sensibilité. La philosophie phénoménologique nous a appris depuis, en suivant la pensée de Husserl et de Merleau-Ponty, à relativiser encore plus notre rapport au monde, comme l’avaient fait déjà les cubistes avant même les philosophes. Avec eux, notre perception est devenue imaginaire, parce qu’intentionnelle, instrumentale, psychologique, culturelle, sociologique, etc. Nous ne sommes plus dans le dispositif simple d’un observateur qui examine un objet extérieur à lui, mais dans un jeu bidirectionnel, en constante mouvance, l’objet observé étant lié à l’observateur et réciproquement. En d’autres termes, l’observateur appartient à l’objet qui dépend de l’observateur.

L’écran est un miroir humain, social, politique. Le réel s’est dissout simultanément dans les écrans des laboratoires de physique et de biologie, qui n’affichent plus que des fichiers numériques du réel. Toute notre connaissance astrophysique actuelle, la plus pointue, la plus instrumentale, se réduit paradoxalement à de l’imagerie scientifique produite à partir de nos instruments et de nos programmes informatiques. La perception tactile ou à l’œil nu n’a plus de valeur scientifique aujourd’hui. Toute notre connaissance est produite par des appareillages électroniques et des programmes algorithmiques.

- Le mythe de la surface. La réflexion impliquait jadis de la profondeur de pensée. La superficialité était une faute de l’esprit. On creusait la vérité, comme on explorait les arcanes de l’âme. La psychologie elle-même avait établi une topologie des profondeurs, et la psychanalyse freudienne retournait les pierres de nos traumatismes enfouis dans l’obscurité caverneuse de l’inconscient. C’est Lacan qui est remonté à la surface, comme un plongeur qui a donné un coup de talon, réduisant cette épaisseur des couches de la psyché à la surface du langage et des jeux de miroir. Surfant sur la toile sociale de la communication, il s’est intéressé aux mass media, où l’esprit dérive comme un bouchon au gré des ondes. Perte de quille, perte de racines, perte de profondeur : pourquoi pas? Au risque de l’obscurantisme émotif.

Déréalisation et nomadisme vont de pair, mais cumulent leurs effets psychologiques, qui se traduisent en une déchirure dramatique de la conscience par rapport à ses repères précédents. Non seulement l’homme renonce à son unité profonde, intégratrice, avec le monde, dont il jouissait dans les cosmogonies primitives, mais il perd le sens du réel, de la gravité qui assurait son équilibre, et les racines où il puisait sa sève. Il passe d’une identité psychologique à une identité électronique. C’est cette même apesanteur fantasmatique et vertigineuse, qu’on retrouve dans les métaphores du cybermonde, et qui est une sorte de catastrophe ontologique.

-La survalorisation du monde écranique. Les écrans, de toutes sortes, se multiplient dans notre environnement quotidien : écrans de montre, de compteur, de téléphone, de télévision, de cinéma, d’ordinateur, de borne publique, d’affichage, de signalisation, de recherche scientifique et médicale, et de jeux : le réel se décline sur tous les écrans de la vie avec une puissance conquérante, irrépressible. Les écrans publics deviennent de plus en plus grands et lumineux, lisibles même en plein soleil. Les écrans permettent la communication à distance, l’immersion perceptive, ils suscitent une délocalisation de la vie, un nomadisme des messages, une multifonctionnalité des informations, un hyperréalisme des images, et une interactivité quasi magique, qui transforme le monde en un caléidoscope d’écrans, comme un ensemble fragmenté de détails lisibles du réel, à la manière d’un hologramme de transmission, dont tous les fragments contiennent la totalité de l’image.

On dirait que toute l’humanité est passée de l’autre côté de l’écran, dans une sorte d’irréalité, dans la lumière du miroir numérique, et que les icônes et hyperliens de nos écrans cathodiques nous ramènent à un monde aussi symbolique que les vitraux du Moyen-âge.

Ce serait pourtant une erreur, de croire qu’avec la société de l’information, qui est évidemment de ce fait même aussi la société de l’écran, nous avons complètement basculé dans le virtuel. Il serait très présomptueux et encore plus imprudent d’affirmer que le réel est une illusion. Sa résistance à nos désirs et son poids de souffrance humaine en attestent. Nous gardons des attaches avec le réalisme, ne serait-ce que par instinct de conservation, et par un enracinement écologique. D’une certaine façon, qui devra être précisée, les écrans sont aussi des pièges à réalité, et lorsqu’ils sont numériques, on parle même de médias enrichis et de réalité augmentée, parce qu’ils acquièrent d’autant plus de densité ontologique qu’ils contiennent plus d’informations.

-Une contamination écranique. Une autre façon de le dire serait de souligner une sorte de contamination entre les écrans et le réel. De même que la diffusion de masse des cartes postales et des reproductions de paysages impressionnistes a modifié notre perception de la nature (dont on ne soulignera jamais assez à quel point elle est culturelle), de même, nous apprenons à voir le réel à travers les images virtuelles. Cette hybridation, c’est la même qui a donné une coloration animiste ou polythéiste ou touristique, ou écologique, ou productiviste à notre vision de la nature selon les cultures, les idéologies et les attitudes humaines, et qui crée aujourd’hui une nouvelle réalité, dite artificielle. Il est de plus en plus difficile, d’opposer la nature et l’artifice. C’est en ce sens qu’après avoir reconnu l’illusion du réalisme, laborieusement construit et tant célébré, nous admettons aujourd’hui l’évidence d’une « nouvelle naturalité ».

- Instrumentation. Il faut dire que l’écran est devenu aussi un outil, un dispositif d’interaction entre la nature et nous. Nous avons parlé déjà d’interface opérationnelle. C’est sur nos écrans de laboratoires scientifiques que nous modélisons de mieux en mieux la nature en fichiers numériques. C’est aussi sur les écrans que nous agissons, changeant ici un chiffre – par exemple le taux de base de la Banque centrale, le niveau de pression que nous insufflons dans une enceinte, la trajectoire d’un missile, la molécule ou le gène que nous ajoutons dans une expérience, etc. L’écran est devenu un tableau de bord. Il est quadrillé. On y agit à distance pour mener une opération chirurgicale robotisée. L’écran est dynamique, on y manipule des objets virtuels ou supposés réels, on zoome, on change les paramètres, on traduit un phénomène en fausses couleurs pour le lire sous divers angles. Il devient un lieu d’expérience, de manipulation virtuelle et de gestion, incluant de plus en plus de dimensions : le temps, la mémoire, la narration, et des instruments de contrôle cybernétique.

- Le cannibalisme de l’écran. Les écrans ont donc de plus en plus de présence et de pouvoir dans le monde du XXIe siècle. Il ne faut pas s’étonner alors que non seulement les gestionnaires et les scientifiques en usent et en abusent. Les artistes aussi investissent les écrans : des espaces imaginaires qui les appellent! Les écrans sont déjà connotés en tant qu’espaces cinématographiques, télévisuels, et donc narratifs. Les artistes peuvent en renforcer l’interactivité, mais ils ne peuvent plus en réduire la multisensorialité. En d’autres termes, l’écran exige l’image en mouvement et le son, autant dire le multimédia et l’événementiel. Les écrans sont devenus sonores. On a sans doute pas pris la mesure de ce grand changement, depuis que le cinéma n’est plus muet. Couper le son de la télévision ou d’une projection cinématographique, c’est déréaliser les images, quasiment les anéantir. Les arts visuels, au sens traditionnel et iconique du terme, s’accommodent mal de la dynamique de l’écran. La peinture, le dessin, la sculpture en subissent le contrecoup.

Avec les écrans dynamiques, le mouvement emporte l’image. Éphémère, il cannibalise, efface, comme un pétillement de l’instantanéité. La montée en puissance des écrans, dans la mesure où ils remplacent le papier, la toile, les matériaux inertes, a créé un choc dans l’histoire de l’art, une rupture qui pourrait paraître irréversible. Peut-on s’y résigner?

Hervé Fischer


2007-12-17

Les imaginaires numériques


Il n’existe pas actuellement de Théorie synthétique ou globale des imaginaires numériques, alors que ceux-ci jouent un rôle central dans les arts et les industries culturelles contemporains, donnant à penser que ces imaginaires réactivent des mythes archaïques ou en suscitent de nouveaux, qui ont un impact social, artistique et industriel majeur. Ce domaine de recherche est encore émergent, bien qu’il soit culturellement stratégique. Il existe, certes, une bibliographie d’une dizaine de titres significatifs sur l’imaginaire numérique, et un certain nombres d’articles, soit de gourous trop enthousiastes (par exemple de l’Américain du MIT Ray Kurzweil : Les machines intelligentes (1997) et Les machines spirituelles (1999), soit trop critiques (par exemple les Français Patrice Flichy (L’imaginaire d’internet, 2001), Philippe Breton (Du Golem aux créatures virtuelles, 1995; Le culte de l’internet, 2000),ou Alain Finkelkraut et Paul Soriano, Internet, l’inquiétante extase, 1999), mais ce sont des points de vue de technophiles, ou de technophobes excessifs, ou des déclarations fantasmes, et les points de vue publiés démontrent le manque général d’une théorie et d’un appareil conceptuel critique cohérent pour analyser les mythes sociaux actuels, qui inspirent ces imaginaires, comme aussi bien leur critique.

C’est aujourd’hui la technoscience qui a pris le relais des utopies sociales du XIXe siècle, et dans laquelle nous investissons nos visions du futur. Abandonnant le principe de l’adaptation darwinienne à la nature, nous voyons la technoscience comme le nouveau moteur prométhéen de notre évolution. Il est donc important de faire l’inventaire de ces imaginaires, selon leurs diverses facettes, d’en établir et analyser la configuration mythique générale, et de contribuer ainsi à une meilleure compréhension des imaginaires numériques et de leurs applications artistiques, sociales et industrielles.

Nos hypothèses nous incitent d’abord à repérer et caractériser des attitudes très significatives de ces imaginaires, tels que les explorent les artistes actuels:

- Ils dévalorisent le réalisme et le temps présent pour survaloriser des mondes numériques, dématérialisés, une hyperréalité futuriste dont les références traditionnelles d’espace-temps mutent en faveur de la vitesse, des transformations, de nouvelles logiques non linéaires. Ils sont fascinés par la nouveauté et les mondes futurs, ou la puissance est miniaturisée et s’exerce en temps réel.

- De ce fait, sans doute, ils sont fascinés par les imaginaires scientifiques, qui sont aujourd’hui d’une extrême audace. Ils s’inscrivent ainsi dans leur sillage – ce que j’appelle les «arts scientifiques» - et explorent les domaines de la génétique, de la biologie, des sciences neurocognitives, de la vie et de l’intelligence artificielles, des écosystèmes, de la physique et des mathématiques, des nanotechnologies et de la robotique. Beaucoup d’artistes sont Ils explorent toutes les déclinaisons de la convergence technologique et rêvent d’oeuvres multimédia, qui seraient donc multisensorielles, voire d’un art total et d’immersion dans des mondes virtuels, porteurs d’une nouvelle puissance d’évocation imaginaire.

- Ils abordent les valeurs humaines selon des logiques simplistes, binaires et ingénues, souvent ludiques, tantôt euphoriques, tantôt malignes et catastrophistes, de façon générale assez élémentaires en comparaison des complexités psychologiques qui dominent encore notre culture actuelle.

- Ils s’intéressent à l’interactivité et à tous les types d’interfaces homme/machine, dont les performances les fascinent comme de nouveaux pouvoirs magiques qu’aurait l’homo numericus, désormais dotés d’une puissance chamanique.

- Ils hybrident la captation réaliste et les images de synthèse, de même qu’ils s’intéressent à l’humanisation de la machine et la «machination» du corps humain, ainsi qu’à leur hybridation (empowerment et bionique) et a toutes les expressions de puissance surhumaine qui satisfont nos désirs et qui inspirent ces mondes imaginaires virtuels où nous évadons, comme pour échapper aux limites de notre corps et aux frustrations du monde réel. Explorant les limites de l’imaginaire technologique, ils se rapprochent de la science-fiction.

Ils sont fascinés par la puissance inédite des technologies numériques de communication; ils proposent de nouvelles formes narratives avec des personnages synthétiques, développent des œuvres d’art sur le web (net art), créent des communautés virtuelles, des univers irréels de rencontre, des plateformes collaboratives web 2.00, des expériences médiatiques participatives, etc., qui répondent manifestement à un besoin émotionnel de communication sociale compensatoire des solitudes urbaines. Nous constatons tous que ces médias numériques ont l’effet d’un psychotrope, qui excite l’imaginaire et crée souvent, de ce fait, une véritable dépendance.

Hervé Fischer

2007-12-08

Debate about scientific arts and science-fiction



Here is a contribution to the debate about scientific arts and science-fiction, which l launched at Mutamorphosis, the Prague Congress organized by CIANT in November 2007. HF

Scientific art or science fiction?

by Lubica Lacinova

Scientific fiction used to serve as a “bad conscience” of scientists. Sci-fi novels describe visions of future use of extended or yet non-existing technologies. Mostly, these visions are grim - Jules Verne belonging to rare exceptions. Suggesting “worst case scenarios” and showing them in a form accessible to lay public scientific fiction or scientific art used to warn about possible consequences of new technologies. During last 10-20 years this situation changed. Art started to adopt and embrace newly emerging technologies and use/apply them for their own aims. This way, scientific art contributes to creating positive public image of science and is actually serving to science as its PR-agent. Yet fast developing science does need negative feedback from people who are creative enough to envisage most wild future scenarios and to formulate them in a way, which is able to attract attention. If scientific art will fully resign on this role, we need to find adequate replacement and we do not have any yet.

In this respect the question if the imagination of scientist and sci-fi writer is the same is very relevant. I think it is not.

First, different people have different imagination. Part of it is probably inherited and part is influenced by family and formal education. This innate background does influence choice of career path – people opting for science are generally more practically oriented than people opting for art – like sci-fi writers. Of course, there are people engaged in both activities, occupying the middle ground between the two extremities – between pure scientists and pure artists. Yes, human nature creates a continuum rather than strictly / sharply defined groups.

Second, human brain is shaped by the way it is being used. Initial choice for science or for art is self-enforcing and if the brain of scientist and artist did differ slightly at the moment of choice, this difference is growing with the time. Not only people are formed by their everyday activities, their professional engagement influences also the choice of people with whom they interact and those people are again having an impact on the way they think and act. It influences the process in which they form their values and the scale of individual values creates a background for the way people are approaching the world, including the world of technologies. So, I think the imagination of scientist and sci-fi writer is different.

Lubica Lacinova: lubica.lacinova@savba.sk

2007-11-28

La brecha digital


El analfabetismo, quien resulto no solamente de la inigualdad social, si no también de una consecuencia inevitable de la invención de la imprenta hace cinco siglos se queda hoy con billones de seres humanos deshabilitados porque no saben leer y escribir. En una civilización oral esa desigualdad no ocurrió nunca.

Con la invención de las tecnologías digitales nos movemos, se podría decir, hacia una nueva era de comunicación multimedia muy semejante a la tradición oral primitiva. Es una comunicación plurisensorial. Y además entramos en una civilización con memoria cultural más frágil – es una paradoja – por su dependencia con los progresos de la tecnología y de los programas informáticos.

Más sofisticada se volvió la tecnología de la memoria artificial, mas rápidamente se volvió vieja, frágil y se pierde.

La brecha digital no es solamente una zanja que separa a los países ricos del Norte y los pobres del Sur en el desarrollo tecnocientífico y el acceso a las herramientas nuevas. Sí, es eso, pero es mucho más. Se debe ante todo entender como una brecha de civilización, que marca el fin del clasicismo, del racionalismo binario, del pensamiento lineal fundado en el tiempo del Quattrocento, y los primeros pasos en la Edad Digital. Esa nueva cosmogonía favorece un pensamiento en arabesco, las lógicas flojas, el principio de indeterminación, las leyes del caos, entonces una nueva imagen del mundo basada sobre algoritmos y computación. Se trata de un cambio que parece soft, pacifico, pero que es radical y muy extensivo. ¡Radical! Pues cambia nuestras estructuras de pensamiento – si, es posible, come lo subraya Marshall McLuhan, que una tecnología cambie nuestro cerebro y nuestra sensibilidad! -, y es muy extensiva. Cambia todo el caleidoscopio de nuestras actividades humanas, no solamente la ciencia, pero también la economía, la vida privada, la cultura, incluyendo el diseño arquitectónico e industrial!

Lo digital nos permite desarrollar un poder tecnológico de creación considerable. No hablo de un progreso estético, tampoco de un incremento de la inteligencia, sino de la posibilidad de dibujar una forma en tres dimensiones inmediatamente, de modificar sus características, sus colores, su textura, sus volúmenes en minutos y finalmente de elegir el diseño que nos interese más a partir de un conocimiento de otras posibilidades.

Un creador tradicional usando una pluma no podría hacerlo sin dedicar horas y horas fastidiosas a dibujar las otras posibles versiones. El diseño disfruta entonces no sólo un poder inédito de investigación muy poderosa y rápida, sino también un poder de decisión mucho más asegurado.

Y más que eso con lo digital, el creador es capaz de integrar el nuevo objeto – un vaso o un edificio, o un detalle en una captación fotográfica realista del medio ambiente, para mejorar su evaluación de los rasgos distintos, originales, o de su posible integración en el mundo real de una ciudad o de una mesa de comida, etc.

El creador puede trabajar a distancia sobre el mismo proyecto con colegas en otras ciudades, dibujar en tiempo real y discutir del resultado. También puede mandar al cliente a distancia imágenes, bosquejos, una seria de varias opciones, entender sus reacciones y comentarios en tiempo, antes que dedicar una noche de urgencia para finalizar propuestas visuales.

Claro que ese diseño virtual vale tanto como un modelo tradicional con madera, papel, yeso, etc, pero vale mucho más por eso que se constituye en archivos digitales capaz de traducción algorítmica en instrucciones de producción industrial automática con los robotes de manufactura.

Por eso esas nuevas herramientas digitales producen una brecha decisiva entre un team de producción que utiliza computadoras y software sofisticados, y un taller tradicional. Lo que vale para la investigación y la construcción del objeto científico, vale tanto para la creación y el grafismo visual, como para el diseño industrial o arquitectónico, o urbanístico.

Esas profesiones conocen una evolución radical, lo que realmente constituye un progreso de las herramientas de creación. Claro que el poder del programa no nos asegura el éxito final. No vamos a hablar de un diseño digital sin creación y talentos humanos, tampoco de una escuela sin profesores. Sería una utopía estúpida, pensar que el computador o el programa puede ser el artista. Pero se trata de un dispositivo aumentado de creación, de investigación asistida por computador y software.

Un riesgo se presenta, pues los programas proponen librerías de soluciones preprogramadas para los diferentes problemas posibles; proponen lenguajes ready made seductores, cuando se trataría mas de inventar nuevas ideas.

Para decirlo en una palabra, esa brecha digital se puede caracterizar como nueva flexibilidad. Flexibilidad no solamente en la investigación, en los métodos de creación y de intercambio entre los creadores mismos y entre ellos y los clientes, sino también en los estilos, en la audacia estética. Y en eso veo lo más importante. Lo que permite una evolución estética en relación con la nueva imaginen del mundo, su estructura, su sensibilidad, su interpretación filosófica y finalmente social.

En esa brecha digital del campo estético se encuentra ya el Postmodernismo, en el estilo híbrido del cortado-pegado de secuencias mezcladas de varios estilos, de varias culturas, de varias épocas, de varios materiales. El software de tratamiento de texto vale como paradigma de nuestro nuevo pensamiento, de nuestra sensibilidad contemporánea. Esa estética híbrida refleja una conciencia actualizada de la mundialización y de los encuentros de culturas muy diversas.

Otro rasgo de la creación de hoy es sin duda la flexibilidad en las formas. Podemos subrayar en varios edificios emblemáticos actuales, como el museo de Bilbao, pero también en puentes audaces el abandono de la geometría octogonal y lineal a favor de formas y volúmenes en arabescos, desafíos en la gravedad, la celebración formal de la ruptura, del desequilibrio, de la discontinuidad. Esos nuevos paradigmas del espíritu humano expresan claramente la liberación ¿post racional? de nuestra creatividad permitida por la nueva flexibilidad digital. De ella resulta la celebración de la innovación humana como nueva esperanza, nueva creencia humana en el futuro prometeano. Entramos en una edad de inteligencia, de vida, de creación artificial, con una fe utópica en la tecnociencia.

Vale lo que vale el ser humano. Vale más que las utopías políticas del siglo XIX. Vale más que las religiones monoteístas, por eso afirman nuestra capacidad y responsabilidad humana en la edificación del futuro, al contrario de la alienación religiosa y la sumisión trágica y resignada a una cosmogonía pesimista. Pero se debe olvidar que la idea de progreso no significa nada en el campo del arte. Vale solamente, como voluntad, en el campo de la responsabilidad ética.

Esa flexibilidad digital entonces no es una libertad cínica de decir y crear cualquier cosa con audacia, sino de respetar nuevos valores laicos de responsabilidad social para contribuir a la edificación de un futuro hiperhumanismo.

2007-11-26

McLuhan, ultimo gran pensador de la edad del fuego


La Fundación Telefónica de Buenos Aires ha organizado en octubre un seminario con el tema : En la estela de McLuhan. Esa invitación apoyada por la Embajada de Canadá en Argentina, me ha dado la oportunidad de subrayar unas ideas polémicas enfrente de McLuhan, uno de mis maestros mas importantes y provocadores en los anos 1970, pero que se necesita reconsiderar hoy con el tiempo pasado y el espectáculo de la globalización. Me parece importante contestar la interpretación y admiración que tenemos por McLuhan. El fue un genio extraordinario en su tiempo, el ultimo gran pensador de la edad del fuego, pues el funda su teoría sobre el poder de la luz, aquella parece como la mas reciente etapa de la edad del fuego. Y por eso, el habla del masaje mecánico que procura el médium; el sugiere que la pantalla de la televisión bombarda el espectador con partículas eléctricas; el se interesa a la tipografía tradicional, como en su libro Counterblast, que tiene un olor de plomo fundido. Su famosa teoría de las medias calientes y frías se base sobre una metáfora térmica que tiene mucha ambigüedad, incertidumbre sino una falta de sentido. Me recuerdo que cuando enseñe McLuhan en la Sorbona es los anos 1970, yo tenía siempre dificultad para explicarlo.

En el ultimo capitulo de Understanding Media (1964), hablando de automación, McLuhan presenta cibernética como el mayor desarrolló de la electricidad. ¡No es! Sin duda, McLuhan nos ha preparado para entender la importancia de las tecnologías de comunicación,

pero no ha entendido que la información es algo totalmente diferente de la electricidad. Del fuego hacia lo digital No podemos extender la electricidad a la información.

Información es una nueva metáfora para una nueva cosmogonía.

Tenemos que analizar esa mutación antropológica para llegar a Understanding Information.

Entrar en la edad digital, en la sociedad de información, nos invita analizar la estructura

y la sensibilidad de la información digital. Podemos decir, en su estilo que el médium es la sensibilidad, pero es inaceptable hoy de decir siguiendo como el, que el médium es el contenido. No estamos mas en la metáfora de las termodinámica. Estamos manejando informaciones, entonces: contenidos de nuevo! y a acceso a esos contenidos. Si se desvalorizan los contenidos, vamos a entrar en una edad de emociones puros, de manipulación, de pensamiento mágico y perder nuestro espíritu crítico, lo que seria un nuevo oscurantismo. Contenidos requieren más esfuerzos que ¡un sencillo clic!

Seguimos entonces en la crisis del pensamiento lineal debida a la posmodernidad y al posracionalismo.

Además no hay una aldea global, como lo anuncio McLuhan. Al contrario, buscamos diversidad y pluralidad. Las vemos como valores de alto nivel. Nos protegen del totalitarismo, del imperialismo y universalismo, de la uniformización, del pensamiento único. Estamos siempre entre caos y cosmos, donde la creación ocurre. No hay más una interpretación del mundo única, evidente, global, coherente. Estamos con la necesidad de dar sentido al mundo nosotros mismos, de dar al mundo un sentido humano. La aldea global de McLuhan es un sueno de América del Norte que legitima hoy al neoliberalismo y al imperialismo americano. Es hoy un sueno de business man. En realidad hay dos polos: la unidad virtual del planeta y la diversidad real de las aldeas. Vivimos en un mundo fragmentado, de comunitarismos, de neotribalismo, de brecha digital. La información en los media también es fragmentada, como una multitud de cápsulas.

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2007-11-25

Venezia Digitale: un grand projet


Le Québécois Pierre Villeneuve a développé un grand projet destiné à faire revivre l’ancien arsenal de Venise à l’âge du numérique.
Au-delà des Giardini, où se tient toujours la célèbre Biennale de Venise en arts visuels, le vaporetto nous conduit jusqu’à l’extrémité de l’île, où se situe l’ancien arsenal. C’est là que furent construits les bateaux de la république de Venise, qui parcoururent et dominèrent si longtemps la Méditerranée. Ce sont des architectures splendides, bâties sur de larges colonnes qui s’élèvent du sol et hors de l’eau et d’arches de pierre le plus souvent en briques, couronnées de vastes toitures. Il en sortait un nouveau bateau chaque semaine à la grande époque. L’activité y est aujourd’hui fort réduite. Le territoire demeure sous contrôle militaire, mais on n’y voit plus que de rares ouvriers s’affairer sur des coques de métal de petits bateaux rouillés. Un sous-marin calé sur la rive, et qui semble abandonné là à des touristes absents, prend une allure surréaliste.

On s’étonne de découvrir ainsi à Venise, sur une île si exigue conquise sur l’eau, un territoire si vaste mais apparemment oublié du monde, sur un site tellement extraordinaire, si inspirant, de part et d’autre d’un grand basin où la lumière vénitienne le dispute à l’eau que tant de bateaux ont sillonné jadis.

Pierre Villeneuve a répondu à la demande de la municipalité de Venise et notamment de Roberto d’Agostino, en proposant d’y développer un centre de la nouvelle économie numérique, un hub méditerranéen où les navigations numériques prendront la relève des flottes vénitiennes. Et il a amorcé le projet en y convoquant une première rencontre internationale de spécialistes, à laquelle il m’a invité à participer.

Les Canadiens ont de bonnes chances de se positionner, en raison de la réputation nord-américaine dans ce domaine, et de la neutralité canadienne qui séduit mieux que la superpuissance américaine.

Ce pourrait être un «port numérique franc», défiscalisé, jouant sur la convergence des nouveaux médias. On y trouverait des chercheurs, des entrepreneurs, des financiers, mais aussi des artistes et des philosophes. Le lieu invite à innover dans la vision, dans les idées, dans la création de contenus, dans la qualité esthétique et du design (à l’italienne). Situé près des Giardini de la Biennale de Venise, le site pourrait accueillir une biennale numérique associée à la Biennale actuelle, et qui la renouvellerait avec un volet actuel et futuriste.

On y imagine un vaste écran web public international, une salle d’art numérique, des salles de congrès, des chercheurs, un centre universitaire et de formation et un media lab, une cité du commerce électronique, une autre des jeux vidéo, un centre de téléenseignement, un Observatoire du numérique, une cité de PME de services et de contenus numériques. Un vaporetto relira directement le site à l’aéroport de Venise.

Pour réussir, il faut donner au site une différence qui s’inspire de son contexte local et une légitimité, qui permettra d’assurer son futur. Le projet exige du leadership politique, qui pourra s’inspirer des exemples de l’Irlande, des Émirats arabes unis ou de la Cité du multimédia de Montréal.

Une chance à saisir, pour toute l’Italie et l’Europe, qui devrait prendre conscience de l’enjeu symbolique, politique et économique de ce projet, et y apporter un soutien spécifique.

Hervé Fischer

2007-10-16

Le codage à barres de l'ADN

Je publie aujourd'hui ici un texte de Véronique Barker
à propos de Paul Hebert, inventeur du codage à barres
de l’ADN, qui se fait le chef de file d’un effort international
visant à rendre compte de la biodiversité de la Terre.

Ce texte a été publié sur le site d'Innovation Canada.

LE CODAGE À BARRE DE L'ADN
Par Véronique Barker

S’attaquer à la biodiversité

La terminologie propre au combat revient souvent
dans la bouche de Paul Hebert.
Il n’est certes pas pugiliste mais
même dans son champ de recherche, l’arène plutôt
paisible de la biodiversité moléculaire, des
affrontements se produisent. Son parcours montre
bien qu’il ne faut jamais jeter l’éponge.

Ce titulaire de la chaire de recherche du Canada en biodiversité
moléculaire a subi son premier revers alors qu’il n’avait que
quatre ans. Ayant capturé un bourdon dans un bocal, il se hâtait
de rentrer à la maison le montrer à sa mère quand il fit une chute
qui lui ouvrit la main gauche. « J’étais tellement fier de ma capture.
J’étais fasciné par les insectes et toutes les petites bêtes », nous
confie ce scientifique maintenant âgé de 60 ans en brandissant la

cicatrice sur sa main. « Enfant, j’étais attiré par les très petites
choses. Et je suis toujours resté un enfant », ajoute-t-il en éclatant
de rire. Le sang, l’hôpital et, plus tard, la cicatrice n’ont nullement
refroidi sa passion pour la biologie.

Au contraire, il a consacré au domaine la majeure partie de sa vie
et s’est donné pour mission de contribuer à la compréhension de
la biodiversité terrestre. Cette contribution a pris la forme du
codage à barres de l’ADN qui rend possible d’envisager
l’identification et le catalogage de toutes les espèces vivant sur
Terre d’ici quelques décennies. Une entreprise ambitieuse si l’on
considère que 10 millions d’espèces macroscopiques vivent sur
la planète et que moins de 10 % d’entre elles sont connues.

Mais comment ce scientifique est-il passé de la capture des
abeilles au codage à barres de l’ADN? Né à Kingston, en Ontario,
Hebert a démontré très tôt son talent en entreprenant des études
doctorales à Cambridge, en Angleterre, immédiatement après avoir
obtenu son baccalauréat à l’Université Queen’s. « Je voulais
étudierla biodiversité par l’entremise de la génétique des populations,
explique-t-il, mais au Canada il n’y avait pas à l’époque un programme
dans cette discipline. » Pendant ses années d’études à
Cambridge, il se penche sur l’évolution du système de reproduction
en eau douce tout en continuant à collecter des lépidoptères —
papillons et chenilles — dans ses temps libres. Titulaire d’une
bourse de recherche postdoctorale, il se concentre ensuite sur
les espèces tropicales de ce même groupe. Puis, au milieu de la
vingtaine, il reçoit une subvention de la Royal Society of Great Britain
« me permettant de faire ce que je voulais en Australie et en
Papouasie-Nouvelle-Guinée, ce qui était vraiment bien », se rappelle-t-il.
Mais son voyage d’étude ne se déroule pas comme prévu,
les espèces tropicales étant beaucoup trop diversifiées :
« Elles m’ont jeté au tapis! J’avais collecté assez de
spécimens pour m’occuper jusqu’à la fin de mes jours.
Mon cerveau n’aurait pas suffi à analyser la diversité
des espèces faisant partie de ces formations, admet-il
humblement. Quand je suis revenu au Canada,
j’ai donné ma collection d’insectes tropicaux
et j’ai abandonné jusqu’à l’idée même d’en poursuivre l’étude. »

Il oriente alors ses recherches sur les « systèmes beaucoup moins
diversifiés » du Nord canadien. « J’ai passé 20 ans de ma vie à
m’amuser dans l’Arctique », dit-il avec un sourire. Mais son
incapacité à identifier toute la vie qui l’entoure ne cessera jamais
de le contrarier. Quand, dans les années 1990, on découvre de
nouvelles méthodes qui simplifient à la fois la récupération et
le séquençage de l’ADN, Paul Hebert se dit que la technologie lui
permet enfin de poursuivre le projet que lui et beaucoup
d’autres caressent depuis si longtemps : mieux connaître les
espèces vivantes de notre planète. Il s’attelle donc à la tâche.
S’inspirant du système de code à barres utilisé pour les
produits alimentaires, le professeur de l’Université de Guelph
applique une approche similaire pour classifier les espèces à
l’aide d’un segment normalisé de l’ADN de chacune d’elles.
Le morceau d’ADN ciblé est choisi selon un processus rigoureux
afin d’assurer une identification appropriée de l’espèce.

Même après la mise en œuvre de l’initiative internationale
Barcode of Life — qui a réuni 75 scientifiques des quatre coins
de la planète en juin 2007 —, l’invention de Paul Hebert ne fait
toujours pas l’unanimité. « Il y a des poches de résistance,
admet-il. Certaines personnes mettent en doute l’efficacité de
cette approche. » Néanmoins, la méthode mise au point par le
chercheur semble prometteuse et rallie déjà bien des suffrages
malgré la critique. « Nous voyons le codage à barres de l’ADN
comme un moyen d’alimenter le système taxonomique. Il
permettra d’accélérer grandement la classification des
organismes vivants », affirme le scientifique sans se laisser
démonter. Il veut maintenant poursuivre ses travaux grâce
à un projet de recherche en biodiversité de 150 millions de
dollars au nouveau Biodiversity Institute of Ontario de
l’Université de Guelph, inauguré en mai dernier.

http://www.innovationcanada.ca/30/fr/articles/biodiversity.html

2007-08-19

Peinture, écriture et oralité


Guernica, de Picasso, 1937


The legible city, fom Jeffrey Shaw, installation with Dirk Groeneveld, 1989.

Le numérique, est-ce le simple progrès de ce qu’on appelait, il y a une génération, la révolution de l’audiovisuel ? Certes, mais d’une toute nouvelle puissance grâce à la convergence technologique des médias, à la capacité de produire des images de synthèse, à la flexibilité de l’accès en ligne généralisé et à l’interactivité. Ces différences sont si grandes par rapport à la radio et à la télévision traditionnelles, qu’on parle maintenant d’une nouvelle oralité multimédia, donc multisensorielle, qui remet en question la domination de l’écrit dans notre civilisation. Confrontés à ces médias enrichis, certains se sont même interrogés, comme l’anthropologue André Leroi-Gourhan, sur une disparition éventuelle de l’écriture : la lecture gardera pendant des siècles encore son importance, malgré une sensible régression pour la majorité des hommes, mais l’écriture est vraisemblablement appelée à disparaître rapidement, remplacée par des appareils dictaphones à impression automatique (Le geste et la parole, 1965).

D’autres, comme le futurologue américain Peter Drucker, ont prédit la disparition de l’imprimé et du papier face à l’écran. Ce qui a fait beaucoup réagir : on a craint alors un dark digital age, car a beaucoup basé le développement du rationalisme occidental et des Lumières sur l’écriture, puis sur l’imprimerie. Et il est vrai que le multimédia favorise l’expression des émotions sur la pensée rationnelle critique à laquelle nous devons la modernité et je suis de ceux qui, tout en célébrant le numérique, rappellent constamment les vertus du livre. Certes, on oppose fréquemment l’alphabet idéographique et l’alphabet phonétique, l’image et le texte, accordant même souvent une valeur ajoutée à l’écrit, qui favorise l’activité conceptuelle et réflexive par rapport à l’image, plus intuitive et subjective. Mais on se contente le plus souvent de préjugés sur ces sujets si stratégiques pour notre avenir, et cette opposition me semble erronée et abusive. Car, la pensée, qu’elle soit parlée, écrite ou peinte est la même activité mentale sophistiquée, et toujours abstraite. Ainsi, la pensée chinoise, liée à un alphabet idéographique et donc à des configurations associatives de sens, dont la structure agrégative est très différente de la pensée linéaire que suscite l’alphabet phonétique, n’est pas moins complexe que la pensée occidentale ! La calligraphie idéographique chinoise ou phonétique arabe rejettent cette différence que nous croyons pouvoir établir entre écriture et peinture.

Quant à l’opposition entre expressions orale et écrite, il me semble qu’elle est exagérée aussi. Les mouvements de la main qui écrit ou joue du violon, relèvent de la même motricité cérébrale, qui commande ceux du larynx, des cordes vocales et de la langue, lorsque nous parlons ou chantons. Et ils sont aussi complexes. Les mains du pianiste ou du sculpteur démontrent autant et plus de dextérité que celles de celui qui écrit à la plume ou avec un clavier. D.ailleurs, beaucoup d’écrivains dictent, comme Alain Fleischer. Des handicapés comme l’astrophysicien Stephan Hawkings, des aveugles ne semblent aucunement limités dans leurs capacités conceptuelles et créatrices.

Même si le support d’expression change, je ne crois donc pas, contrairement à notre manie institutionnelle de catégoriser et d’opposer, qu’il y ait une grande différence, ni de nature, ni d’intensité de l’activité cérébrale entre l’écriture, les beaux-arts et l’expression vocale. Personnellement, je pratique également l’écriture et la peinture sans avoir le sentiment de changer d’attitude, ni de thème. Et si je remplace les pinceaux et la toile par un clavier et un écran, pour me consacrer à une œuvre d’art numérique, cela non plus ne me semble pas non plus changer mon attitude mentale de création. Je n’opposerai donc pas l’oralité et l’écriture, ni les beaux-arts et les arts numériques, contrairement aux idées reçues actuellement.

La différence n’est pas là où on se plaît à la déclarer avec passion. Elle est cependant majeure. Et elle réside dans la durabilité du message. L’air n’a guère de mémoire, ni davantage les supports numériques, tandis que le papier, la toile, le métal, la terre ou la pierre bénéficient d’une probabilité de conservation considérable. Et je ne peux manquer de vouloir en tenir compte en tant que créateur. La musique classique, si elle avait été produite et enregistrée électroniquement, serait quasiment perdue aujourd’hui. L’éphémérité des arts numériques n’est déjà que trop démontrée et il faut être naïf pour croire qu’elle sera surmontée un jour prochain. Nouvelle oralité inflationniste et sans mémoire, la création numérique peut être certes riche de contenu et d’une puissante expressivité dans l’instant. Mais elle ne peut même pas se conserver comme la musique sur du papier, pour être restituée intégralement dans plusieurs siècles. Comme à toute oralité primitive, il lui manque un langage écrit, un alphabet, qu’il soit idéographique ou phonétique. Il faudrait en noter sur papier tous les algorithmes, en conserver toutes les fiches techniques, tous les croquis d’installation et tous les instruments électroniques et logiciels. C’est une tâche démesurée, imparfaite, parce qu’elle manque de codes et implique des complexités pour lesquelles nous ne pouvons pas investir en temps réel les ressources financières et humaines qui seraient requises. On est réduit à en confier la mémoire à l’instrument, l’ordinateur, comme si on confiait la mémoire des œuvres musicales à des violons, des pianos ou des trompettes. Et on se dit qu’on actualisera régulièrement les œuvres numériques aux nouveaux standards d’une industrie numérique qui, comme pour nous dissuader de tout effort de conservation, cultive légitimement l’accélération du changement au nom de son progrès et de son succès commercial.

Les émissions de radio et de télévision sont déjà disparues en grande majorité de nos silos à mémoire, alors qu’elles étaient beaucoup plus faciles à conserver, sur bande argentique ou magnétique. On a sélectionné, pas toujours à bon escient, quelques programmes vedettes, et c’est une lourde tâche que de les actualiser régulièrement sur de nouveaux supports numériques pour les conserver plus longtemps, alors qu’une lettre ou un dessin de Van Gogh ou d’Antonin Artaud sont encore là pour témoigner, sans aucun investissement. Une écriture sur une plaque d’argile d’il y a 3000 ans aussi, et même une peinture préhistorique d’il y a 32 000 ans !

Je me refuse à établir une hiérarchie de valeur artistique entre les technologies, entre un pipeau et un synthétiseur midi, entre la toile textile et la toile de l’internet, entre le crayon et l’ordinateur, quant à l’expressivité artistique et même quant à sa contemporanéité. Et il ne me déplairait pas de graver dans la glaise un mythogramme numérique, par exemple un code barre ou une séquence d’ADN. Inversement, nous avons vu trop de bouquets de fleurs et de nus féminins dessinés avec des ordinateurs sur des écrans, car il y a aussi peu de génies dans les arts numériques que dans les beaux-arts et inversement. La légitimité et la puissance d’expression artistique ne dépendent pas de l’outil d’expression, mais de l’artiste. Un artiste choisit librement ses outils d’expression, à contre courant s’il le juge utile; il peut créer avec de la glaise, de la toile ou avec des pixels au même degré de médiocrité ou de génie. Si c’est mauvais, il vaut mieux que ce soit avec des pixels, car cela se conservera moins longtemps. Si c’est génial, il vaudrait mieux que ce soit avec de la terre qu’avec des pixels ! Et s’il ne peut s’exprimer à sa convenance qu’avec le numérique, il doit malheureusement admettre – et nous, ses admirateurs aussi – que ce sera très difficile de conserver son œuvre autrement que sous forme documentaire.


Nous sommes donc aujourd’hui dans un débat sur la création contemporaine où nous nous fourvoyons totalement. Du point de vue artistique, il n’y a pas de différence significative a priori entre l’écriture, la peinture et l’oralité, ancienne ou numérique, mais en revanche, on ne peut nier le problème de la fragilité des supports et donc des œuvres. A cet égard, l’avantage n’est paradoxalement pas du côté de la technologie numérique, même si celle-ci symbolise le progrès et reflète la sensibilité contemporaine. Et le défi pour les arts traditionnels est d’explorer cet âge du numérique où l’humanité est aujourd’hui aspirée et qui constitue le plus important événement de notre aventure depuis des milliers d’années, donc un incontournable.

Hervé Fischer

2007-08-13

Hypernaturalité et algorithmes

peinture chinoise classique

construction algorithmique d'une molécule

Projetant leur propre conscience d’appartenir pleinement à la nature et d’avoir un esprit qui pense, souffre, agit, les premiers hommes ont imaginé que les animaux aussi, et les arbres, les montagnes, les rivières, le vent, les pierres, le feu, la terre, le soleil et la lune étaient animés comme nous de conscience, de pensée, de vie affective, d’émotions, et du pouvoir d’agir en conséquence (animisme). L’interface des premiers hommes à la nature s’est donc établi comme un dialogue avec elle, impliquant négociations, pensée et techniques magiques. Les liens que les hommes établissaient avec l’univers et avec ces autres esprits qui l’animent visèrent à se les allier, à s’en protéger, à les conjurer, les supplier, les combattre ou les neutraliser, selon leurs propres intérêts et émotions d’hommes. Aujourd’hui, à l’âge du numérique, il faut admettre que cela n’a guère changé, même si notre représentation de la nature a évolué avec les sciences numériques et la pensée économique dominante qui lui est liée.

Certes, de sacrée et animiste, la nature est devenue le simple décor matériel de la vie. Elle est devenue «naturelle», alors qu’elle était mystérieuse et symbolique. Elle nous apparaît comme la scène choséifiée que l’on peut désormais représenter de façon réaliste, ou objective, et exploiter. L’idée de nature a été radicalement transformée. Comparant la tradition chinoise du paysage, symbolique, au réalisme et à la perspective géométrique, avec des ombres, que nous avons inventé à la Renaissance en Occident, nous prenons conscience que la nature est toujours une représentation culturelle, une figuration idéologique et sociale, construite selon des conventions historiques. Au Quattrocento, en Italie, Alberti et Brunelleschi, avec l’optique et la géométrie soumettent la nature à une représentation en perspective triviale, dont la profondeur n’est plus transcendantale, mais géométrique, encore que le point de fuite garde une valeur symbolique de clef de voûte de l’univers évoquant encore métaphoriquement notre dépendance au dieu unique qui a créé ce monde et garde toute autorité sur son organisation. Ce géométrisme conventionnel, que nous avons pris pour un réalisme objectif, n’est qu’un simulacre des plus artificiels (optique). Les liens géométriques selon lesquels nous y construisons à la règle les proportions et le positionnement de chaque objet, de chaque être humain, constituent un «irréel» auquel nous avons appris à soumettre notre perception en Occident depuis quelque cinq siècles. En fait, notre représentation en perspective géométrique en trois dimensions de la nature est aussi irréaliste que le symbolisme qui l’a précédée. C’est un naturalisme bâti au compas, sur des rapports géométriques, qu’il faut bien appeler un hypernaturalisme, au sens d’une construction du réel, toujours basée sur des liens, qu’ils soient animistes, magiques, symboliques, religieux, géométriques, mathématiques, physiques (les forces), chimiques, utilitaires, ou intentionnels : ils relèvent toujours d’une construction humaine, selon une logique de liens. Si nous considérons donc les représentations symbolistes du Moyen-Âge ou des sociétés premières, ou de la tradition picturale chinoise comme un hypernaturalisme, celles du réalisme ne le sont pas moins, qu’il s’agisse de réalismes euclidiens, optiques, cubistes, chromatiques, etc. Et lorsque nous abordons la physique quantique ou la biotique, et leurs modélisations algorithmiques virtuelles, nous devons bien admettre que ces liens de la matière, de l’énergie, de nos utilités, de nos projets et de l’imaginaire de nos interprétations sont plus abstraits et conventionnels que jamais. Ils ne sont nullement «réalistes» ou objectifs, comme un monde matériel extérieur à nous et distancé, mais seulement phénoménologiques et imaginaires, comme l’ont clairement démontré la philosophie et la mythanalyse. Ce que nous voudrions appeler la nature naturelle, ou la nature naturaliste n’a jamais existé autrement que comme un mythe ou une représentation romantique et sociale, née à l’époque de notre urbanisation, comme un pôle compensatoire de son absence.

Et comment pourrait-il en être autrement? Que serait un réalisme intégral de la nature? Notre représentation de la nature est devenue technoscientifique (en perdant toute dimension perceptive), c’est-à-dire aujourd’hui informatique et algorithmique. Nous avons réinventé le matérialisme pour l’opposer à l’idéalisme religieux, mais cela n’enlève rien à son caractère de construction mentale, à son relativisme sociologique et mythique.

Et à force d’en explorer les liens (les lois), la nature est devenue essentiellement quantifiable. Sa matière est désormais sécable, manipulable, sujette à interprétation théorique en fonction de nos instruments électroniques et de notre science informatique actuels. Son invisibilité, son insaisibilité ne sont plus celle des esprits et des dieux qui l’animent, mais celles de ses lois scientifiques, de son infiniment petit ou lointain. C’est l’invisibilité – pour notre perception sensible - de ses atomes, de ses quarks, de ses gènes, de ses protéines, de ses enzymes, de ses énergies qui font de la nature technoscientifique actuelle le même être imaginaire, puissant et instrumentalisable qu’elle était déjà pour la magie et pour la religion, même si les modes de représentations et les techniques ont changé.

À l’âge du numérique, le réalisme a perdu toute crédibilité au profit de la modélisation virtuelle. C’est en ce sens que nous parlons d’hypernaturalité. Pour autant, nous ne saurions dire que la nature est devenue postnaturelle, ou transnaturelle, voire artificielle : elle l’a toujours été et la technoscience en est partie prenante tout autant que l’imaginaire et la logique cognitive des liens que nous y construisons dans nos interprétations.

C’est en ce sens que je la représente moi-même selon les codes binaires de ses interprétations numériques, selon les codes à quatre lettres des structures génétiques de l’ADN, selon les variations de nos représentations quantitatives ou ondulatoires. Ce sont autant de mythogrammes, ou images iconisées des mythes selon laquelle nous l'interprétons. Ainsi, la nature-paysage ou paysagée, décor cadre du récit humain, la nature impressionniste du plein air, la nature naturante de la création, la nature naturée par les hommes, toutes ces déclinaisons de l’idée de nature au cours de l’histoire relèvent de l’imaginaire métaphysique. Et elle a fourni un langage métaphorique de base à nos interprétations de la vie et de la destinée humaine.

Il faut donc prendre conscience de la cohérence ou de la pertinence entre notre figuration actuelle de la nature ou de l’univers, à l’âge du numérique, avec la méthode des hyperliens, et ne pas instituer d’opposition entre nature artificielle et nature vivante, nature scientifique et nature pure, entre nature et technologie, entre nature et culture, entre culture et technologie. Nous ne quittons jamais la nature matérielle et demeurons toujours dans une interprétation imaginaire construite sur des liens. Il y a là un rappel philosophique – de philosophie matérialiste – qu’on oublie trop souvent et qui permet d’échapper aux fausses oppositions si fréquentes actuellement entre nature et artifice, perception des sens et algorithmes.

Hervé Fischer

2007-08-12

L’âge du numérique : une révolution anthropologique


Nous avons vu se développer depuis un ou deux ans un regain exubérant de projets et de spéculations sur le potentiel des technologies numériques. La Silicon Valley bruisse à nouveau de toutes sortes de rumeurs et de fièvres entrepreneuriales, évoquant les bons vieux jours d’avant la bulle spéculative de 2000. Les grandes compagnies se consolident par des rachats souvent spectaculaires. Microsoft, soumis à la concurrence agressive de Google, veut racheter Yahoo, tandis que AOL peine à se redéfinir. Les petites entreprises de niche veulent imiter le succès de Youtube et autres innovateurs couronnés par le succès.


Robotique, bionique, biotique, empowerment, intelligence, mémoire et vie artificielles, data mining et télésurveillance progressent exponentiellement. Les moteurs de recherche sur le web sont les vedettes de l’industrie actuelle. Il faut souligner aussi que la technoscience est désormais entièrement numérique, que ce soient la physique, l’astrophysique, la modélisation moléculaire chimique et pharmaceutique, les reconstitutions archéologiques, les matériaux intelligents, la robotique, l’urbanisme, la météorologie ou l’écologie. Sans compter les armements militaires et l’exploration spatiale, qui sont évidemment très demandeurs en électronique et en informatique.

La vie quotidienne elle-même est de plus en plus arrimée aux technologies numériques, qu’il s’agisse de l’information politique, financière, bancaire, culturelle, éducative, du divertissement et du tourisme, des réservations de billets d’avion ou de train, comme de la vie familiale, privée et même intime. Les moyennes d’utilisation quotidienne de l’internet dans les pays développés sont en pleine croissance, atteignant souvent deux heures par jour. Beaucoup de foyers y comptent plusieurs ordinateurs, celui du père, celui de la mère et ceux des enfants (incluant les consoles de jeu, les lecteurs numériques de cédéroms et de DVD. Bref, toute la vie sociale, financière et industrielle est désormais dépendante de l’informatique. Nous sommes entrés de plain pied dans l’âge du numérique et on peut diagnostiquer sans risque de se tromper que nous sommes bien confrontés à une révolution anthropologique aussi importante que celle qu’initia l’âge du feu dans l’histoire de l’humanité.

Conséquemment, les outils numériques se banalisent déjà.

Les logiciels à code source ouverts gagnent du terrain, notamment grâce à leur adoption dans des pays comme la Chine, ou par des institutions et entreprises majeures. Mais nous n’assistons pas au balayage des logiciels à code propriétaire, que plusieurs espéraient, et cela tient beaucoup au fait que ces logiciels demeurent encore souvent peu conviviaux et constituent de pâles imitations des logiciels commerciaux, moins développés, moins performants, et moins compatibles avec les innombrables logiciels et plugs in disponibles sur le marché, souvent téléchargeables gratuitement.

Bien entendu, comme dans la société réelle, la criminalité s’y développe aussi plus vite que la police et le droit. Et cela constitue un très grave problème, dans la mesure ou les serveurs situés dans des pays échappant au contrôle international, et les dispositifs peer2peer quasiment insaisissables, sont abondamment utilisés par les mafias, les organisations de prostitution, les réseaux de pédophilie, les narcotrafiquants, les hackers, les terroristes, etc. Il est extrêmement difficile d’élaborer un droit, nécessairement international des usages licites et interdits sur le web, et encore plus de contrôler et sanctionner les délits et crimes. L’institution du droit est constamment en retard sur ce qu’il faut bien appeler un nouveau Far West, sans shérifs ou un no man’s land hors la loi. Trafics, harcèlements, vols d’identité y sont monnaie courante.

Il faut sociologiser le cybermonde, échapper tant que possible à l'apesanteur euphorisante qu'on croit y découvrir, et en mesurer les structurations politiques, les forces sociales, l'imbriquation instrumentale avec la réalité économique, utilitariste, voire perverse et criminelle qu'elle véhicule. Il s'agit bien d'une utopie technoscientifique, qui a pris le relais des utopies sociales et politiques du XIXe siècle, aujourd'hui abandonnées pour cause d'échec catastrophique, mais qui n'est pas davantage innocente. L'âge du numérique est porteur d'espoir, de progrès, certainement, mais aussi de tous les travers de l'humanité. Et il est de plus en plus puissant. Attention à CyberProméthée: l'homme créateur, mais aussi mi par un dangereux instinct de puissance, qu'il va falloir apprendre à maîtriser.

Hervé Fischer


2007-08-05

Peut-on parler d'intégrisme technoscientfique?

Face à l’énigme du monde, l’homme a souvent besoin de s’inventer une nouvelle religion capable de combler un vide de sens en suscitant une adhésion excessive. Les intégrismes remontent en puissance lorsque nous sommes confrontés à des crises de valeurs dues à des changements de civilisation. Et c’est bien le cas actuellement avec le postmodernisme. Certains se tournent alors vers le nihilisme ou la consommation, d’autres régressivement vers des dieux absolus, qu’ils soient chrétiens ou islamiques, d’autres vers les promesses utopiques de la technoscience. Ainsi voyons-nous des gourous, notamment américains et australiens, inventer des posthumanismes, des transhumanismes ou des postévolutionnismes, qui renient la vie et le carbone pour célébrer les artifices synthétiques et le silicium, dont dépendraient désormais notre bonheur et le futur de notre univers. Je dis univers, puisque nous, les êtres humains que nous sommes, dépassés par les machines n’y aurions plus de place, et j’ai mentionné notre bonheur avec quelque ironie, puisqu’il faudrait plutôt parler du bon fonctionnement de ces androïdes qui nous succéderaient, et pour lesquels les notions de bonheur, de sentiment, ou même de pensée, n’auraient plus de sens.

Nous avons souvent dénoncé les thèses naïves des champions du posthumanisme, notamment de Ray Kurzweil ou de Max More, ou, dans un autre registre, de notre effacement devant l’empire des mèmes, que nous a proposé Richard Dawkins – ces idées virales qui contamineraient tout et se serviraient de nous, les hommes, comme de simples supports pour établir leur règne. Il y a des fous de la technologie, ou de la sociobiologie, comme il y a des fous de dieu, capables de sacrifier leur propre corps et leur esprit à la technologie comme à dieu.

Des artistes se laissent évidemment fasciner par ces idées, notamment dans les arts scientifiques, en bioart, en intelligence artificielle ou en robotique. Et c’est bien le rôle des artistes que d’explorer ces limites. Ils développent ainsi des fantaisies ou des utopies jusqu’au-boutistes dont le radicalisme enthousiaste peut favoriser des questionnements philosophiques et éthiques et des retours de conscience éclairants.

L’artiste australien Stelarc mérite à cet égard toute notre attention. Par sa pratique de performances sur lui-même et en rejetant tout humanisme au nom d’un nouveau machinisme prophétique, il a été un pionnier de l’hybridation entre le corps et la technologie. Dans un texte publié par la revue Leonardo en 1991, il affirmait déjà : Il est temps de se demander si un corps bipède, aérobie, à vision binoculaire, et possédant un cerveau de 1400 cc est une forme biologique adéquate. Il considère donc des stratégies post-évolutionnistes. Rejetant la reproduction sexuée (cela rappelle la caricature du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley), il affirmait : ce qui a du sens, ce n’est plus le rapport homme-femme, mais l’interface homme-machine. Le corps est obsolète. Nous sommes à la fin de la philosophie et de la physiologie humaine. La pensée appartient maintenant au passé de l’humanité. Et il en a tiré depuis de nombreuses conséquences dans des déclarations provocatrices. Ne se contentant pas de discours et de pensée, il a soumis en effet son corps à des expériences limites, à des explorations machinales et s'est harnaché de prothèses visant à démontrer la supériorité, l’empowerment du corps artificiellement hybridé. Il a rejeté aussi toute idée de solidarité de l’espèce humaine pour célébrer sur un ton nietzschéen la technologie qui donne à chacun la possibilité de progresser individuellement dans son développement. Et il concluaitt, mettant le dernier clou au cercueil de l’humanité : la signification de la technologie pourrait être de finir dans une conscience étrangère – post-historique, transhumaine et même extra-terrestre. Rejetant donc la philosophie, il provoque la méditation philosophique ! Et son audace ne manque pas de panache. Peut-on parler dans un tel cas de sectarisme et d’intégrisme technologique ? Il est difficile, certes, d'être plus radical, mais du moins n’est-il pas prosélyte. Il parle plutôt d’une démarche de précurseur individualiste : la cohésion de l’espèce n’a plus d’importance dès lors que la technologie donne à chacun la possibilité de progresser individuellement dans son propre développement. En outre, il rejette évidemment toute idée de croyance en un dieu supérieur à l’homme, pour affirmer au contraire la capacité de l’homme lui-même de s’assumer librement et de poursuivre audacieusement sa création jusqu’au point de s’accomplir dans meilleur que lui-même. Sa pétition de principe est donc extrême, mais tournée vers le futur et radicalement opposée à l’attitude régressive de l’intégrisme religieux. Elle est une affirmation de liberté, et non d’aliénation. Elle est utopique et non religieuse.

Reste à examiner cette utopie machiniste avec esprit critique. Elle rejette frontalement l’utopie hyperhumaniste que je lui préfère. L’utopie technoscientique de Stelarc, si nous la mettons à plat sans lyrisme, repose sur sa croyance en la supériorité de la robotique future par rapport à aux limites d’un corps humain qu’il juge défectueux, obsolète et médiocre. C’est là une vision qu’on pourra juger très enthousiaste,mais ingénue. Certes, la robotique va connaître d’extraordinaires développements, dont nous tirerons de grands avantages. Mais la complexité du vivant nous demeurera encore longtemps inaccessible, et je dois dire qu’elle me fascine encore plus que celle de la robotique. On peut admirer les progrès de la technoscience – c’est évidemment mon cas -, sans l’opposer à la vie. Je ne défends pas archaïquement l’homme contre la machine, mais pas davantage la technologie future face à la nature comme le proclament Stelarc ou Ray Kurzweil, car la technologie actuelle et à venir fait partie de la nature et de notre humanisme. Aussi fascinante soit-elle, il est clair qu’elle n’imite encore que de très loin les dispositifs prodigieux de la vie. Notamment, l’intelligence artificielle et robotique est programmée par l’être humain et l’inverse n’a aucune chance crédible de jamais se produire, contrairement à la pétition de principe naïve de tous les intégristes de la technoscience, champions de la singularité et du mur du futur. Même lorsque nous serons capables de créer nous-mêmes la vie, non seulement par clonage, mais en combinant des éléments chimiques dans des machines, nous ne ferons encore que développer des scénarios de vie et de création qui sont déjà en nous et inclus dans l’intelligence et l’imagination créatrice de la nature. et procéderont de nous. Lorsque les artistes rejoignent la science-fiction, ils nous intéressent au même titre que des écrivains ou des cinéastes, ils provoquent le questionnement philosophique et l’imagination créatrice, mais leurs œuvres ne sont pas nécessairement prophétiques ! Et leurs rêveries ressemblent tout aussi souvent à des cauchemars qu’à des évocations de paradis terrestres. Entre les utopies, comme entre les mythes, il faut savoir choisir ceux qui peuvent inspirer un progrès possible de l’humanité, et critiquer ceux qui tourneraient au désastre.

Or l’un des problèmes fondamentaux de l’utopie technoscientifique, telle que la proclame Stelarc, c’est qu’elle renie la vie et la nature, dont l’homme, qui en est partie intégrante et un scénario avancé, mais aussi qu’elle ignore toute exigence éthique et de solidarité humaine. Ce dernier point est pour moi rédhibitoire. Je l’ai souvent dit, le progrès humain résidera beaucoup moins dans le développement de la technoscience que dans celui de notre éthique planétaire. Et ce n’est pas l’extrémisme des performances de Stelarc qui pourra évidemment garantir en aucune façon la pertinence de ses propos. Il n’affirme ainsi que son audace et sa conviction personnelle. C’est en ce sens que Stelarc est fascinant et nous aide à philosopher (malgré lui ? contre lui ?) Son excès nous permet de prendre la mesure de pensées ingénues qui sont aujourd’hui dans l’air du temps avec lesquelles nous flirtons aimablement souvent sans prendre assez la peine de les examiner jusqu’au bout, dans leurs conséquences, que Stelarc, lui, explicite et assume. Il nous aide ainsi à penser, à choisir et à raffermir nos valeurs hyperhumaines.

C’est le mérite et la dignité de l’homme créateur que de penser son évolution et d’imaginer son avenir. Et il faut souligner, que ces utopies actuelles sont infiniment moins dangereuses que les utopies politiques du XIXe siècle, et que les prosélytismes religieux et les intégrismes sectaires de ce début de XXIe siècle.

Hervé Fischer


2007-08-02

Ligands, hyperliens et création

J’ai souvent insisté sur le fait que notre logique comme notre éthique planétaire reposent sur des liens, ceux de nos syntaxes et ceux de nos solidarités humaines. Ces liens qui sont aussi la structure même de l’organisation du web avec les hyperliens, constituent beaucoup plus qu’une métaphore. Ils sont à la base même de l’organisation de notre cerveau, comme la neuroscience contemporaine le démontre. Et elle appelle ligands ces liens neuronaux dont elle nous décrit la constitution et le mode de fonctionnement chimico-électrique.

Comme une plaque argentique impressionnée est fixée chimiquement, ce sont dans le cerveau de l’enfant des configurations neuroélectriques, celles du marquage indélébile des premières impressions de la vie, qui deviennent durables, constituant ainsi une infrastructure réseautique originelle des activités cognitives et affectives futures. Ce sont ces premiers circuits acquis qui relient les neurones entre eux par les dendrites et aux organes du corps humain par les axones. Ces ligands pourront être réactivés automatiquement pour le gestuel du corps comme la marche, la natation, la pratique du violon, etc. Ou ils le seront par la mémoire involontaire en relation avec un contexte évocateur du passé, par exemple à partir d’un odeur ou d’un goût (celui de la madeleine de Marcel Proust à la recherche du temps perdu), rappelant à la conscience des souvenirs lointains qu’on ignorait même avoir pu conserver. Bien entendu, la mémoire est aussi un exercice volontaire.

Ces ligands sont donc les premiers liens, les premières configurations sur lesquelles se construit notre structure mentale – logique et syntaxe langagière - et c’est en ce sens que j’ai pu soutenir que la logique est biologique autant que sociologique.

La science nous dit que ce marquage est créé par la circulation des ions de neurone en neurone, selon des différences de potentiel électrique. Leurs mouvements ouvrent puis renforcent des circuits par des modifications chimiques locales, qui jouent un rôle de neurotransmetteurs synaptiques. Ces traces chimiques sont en quelque sorte des facilitateurs des liens de la conscience, des supraconducteurs acquis, qui favorisant la réactivation des configurations originelles du cerveau. Les spécialistes ont observé le rôle de plusieurs ions dans ce marquage chimique, notamment par fixation de diverses concentrations de deux éléments chimiques courants, le potassium (K+) et le sodium (Na+), dont les ions créent des polarisations irréversibles,les LTP, ou Long Term Potentation – potentialisation à long terme, liant des affects, des émotions et des idées pour longtemps, ou inversement des LTD, ou Long Term Depression, qui jouent en sens inverse. Bien sûr, il y a aussi des conductivités suractivées qui créent des mémorisations cellulaires plus éphémères selon les usages sociaux et individuels répétitifs ou occasionnels. Aussi naïve qu’elle ait pu paraître, la métaphore cartésienne des petits trous du cerveau par lesquels la pensée repasse et qui constituent notre mémoire, ne manquait pas de vision!

Il faut y ajouter le rôle d’excitateurs disponibles chimiquement dans le cerveau, tel que le glutamate et de multiples protéines et enzymes, qu’on considère comme des facteurs transactiveurs subcellulaires. Enfin d’autres substances neurotrophiques ont pour rôle de créer et faire croître des dendrites et des arborisations de boutons synaptiques là où de nombreuses activités neuronales exigent d’augmenter les connexions entre les neurones.

On nous apprend aussi que cette circulation des ions diminue avec la distance, de sorte que nous observons dans le cerveau des zones spécialisées, correspondant à des secteurs associatifs de différents domaines de mémoire ou d’actualisation fonctionnelle. Certains axones sont ouverts et donc plus polyvalents, d’autres sont gainés de myéline, une substance qui les isole et favorise leur spécialisation à distance, par exemple pour les commandes musculaires.

Ce sont donc des mécanismes neurocérébraux extrêmement sophistiqués, qui évoquent évidemment les hyperliens que nous créons selon les besoins de nos recherches sur le web et le marquage de la mémoire artificielle sur les supports synthétiques de nos ordinateurs, mais beaucoup plus complexes comme chaque fois que la matière vivante est comparée aux algorithmes du silicium. Et cela démontre la pertinence de la logique associative des liens biologiques que j'ai déjà maintes fois évoquée, en relation avec la métaphore des hyperliens, mais aussi de leur nature électronique, puisqu'on peut rapprocher le rôle des ions dans les connexions neuronales avec celui des circuits de transistors dans les puces.

Ces ligands créent des traces mnésiques infrastructurelles selon lesquelles l’adulte configurera encore des années plus tard sa conscience et la logique de ses pensées, selon ses émotions de naissance et les impressions ses premières années.

Ainsi, on observe que chez le nouveau-né, ou chez le petit animal, le rituel alimentaire crée un lien émotionnel ou affectif fort et durable avec le parent nourricier. La tétée, le piètement du chat qui a massé avec ses pattes les mamelles nourricières de sa mère pour augmenter le débit du lait, la régurgitation de l’oiseau dans le bec des oisillons ne seront jamais oubliés par l’être adulte, qu’il s’agisse du chat satisfait, de l’humain qui suce des bonbons ou des gommes à mâcher, tête sa cigarette ou son téléphone cellulaire, ou de l’oiseau adulte qui veut combler la femelle qu’il a séduite en lui offrant de la nourriture régurgitée. Mes love birds le font aussi avec moi, selon une sorte d’automatisme associé au lien affectif. De même, j’observe chez eux qu’ils préféreront toujours à l’âge adulte une miette de gâteau dans ma main au gâteau entier sur la table, assurément parce qu’ils ont été nourris à la main quand ils étaient petits.

Et inversement, chez l’être humain adolescent ou adulte, la boulimie pourra compenser un manque affectif grave de l’enfance, dans la mesure où la nourriture demeure associée à l’amour parental, et joue physiologiquement un rôle d’ersatz affectif de complétude dans une situation de manque et d’anxiété. En ce sens, la boulimie et l’anorexie se traiteront autant par une psychothérapie que par l’intervention chimique de tranquillisants ou neutralisateurs synaptiques.

Ces connexions émotives premières constituent d’abord notre première infrastructure cérébrale, d’autant plus fondamentale que nous allons en nous en servant constamment l’oublier et perdre tout pouvoir de la modifier. S’y ajoutent d’autres marquages, selon les événements de notre vie, qui vont aussi inscrire des connexions, qu’on pourra considérer importantes, mais secondaires, plus ou moins importantes et donc signifiantes, voire très occasionnelles et dont notre mémoire n’a aucun intérêt à se surcharger.

Lorsque nous parlons de divergence, cela signifie à la lettre que l’être humain sera capable requestionner des premiers ligands cérébraux biologiquement acquis au cours de ses premières années de vie et quasiment institués. Il sera capable de les modifier malgré leur force d’inertie conformiste. Cela demande donc un véritable effort et éventuellement de nouvelles émotions, une déstabilisation, des obsessions ou une grande volonté, ou une situation de crise, pour qu’une personne se libère de ces ligands et crée des liens inédits entre des idées, des valeurs, des comportements, c’est-à-dire de nouvelles configurations conceptuelles ou imaginaires, instigatrices de divergences innovatrices. La création humaine, n’est donc possible que grâce à cette neuroplasticité du cerveau que les neurologues ont démontrée récemment, et qui semble plus développée dans l’espèce humaine que dans les autres espèces vivantes. Ces dernières sont manifestement moins innovatrices et évoluent donc beaucoup plus lentement que nous.

À travers la culture ambiante et l’éducation – l’Autre dans la matrice parentale -, ces nouveaux liens, établis selon de nouvelles configurations, pourront donc devenir aussi des ligands acquis durablement,engageant des mutations neuronales chez l’être humain. Pensons au développement de certaines zones neuronales, à la diminution d’autres – par exemple celles de l’odorat –, à l’accroissement du volume du cerveau, à l’équilibre de la locomotion verticale, etc. Et peut-être aujourd’hui, pour assurer notre survie, pouvons nous espérer le développement de configurations associatives nouvelles, dans une zone spécifique de notre cerveau, qui comporterait davantage de ligands associant des valeurs d’éthique planétaire à nos comportements individuels et collectifs, et qui augmenteraient notre volume cérébral avec une zone spécialisée dédiée à l’éthique, qui semble encore bien réduite dans l’humanité d’aujourd’hui! Ne dit-on pas que certains ont la bosse des mathématiques, évoquant ainsi une augmentation du volume cérébral traitant de pensée mathématiques? Il nous reste à espérer que ce qui vaut pour les mathématiques vaille aussi pour l’éthique. Et décidément les hyperliens du monde numérique ont plus qu’une valeur instrumentale et métaphorique. Ils renouent avec la chimie et l’électricité même de la vie.

Hervé Fischer

2007-07-29

Réinventer l’art contemporain

L’art contemporain semble disparaître du radar. Il semble errer de crises en paradoxes. Que s’est-il passé ? Où en sommes-nous ? Quel avenir pouvons-nous entrevoir ? Pourquoi l’art technologique ne s’est-il pas encore inséré dans le circuit général de l’art contemporain?

Il est vrai que les artistes des beaux-arts et ceux des arts numériques ne se parlent pas. Il faut rappeler ici que les défenseurs des beaux-arts ont rejeté sans nuance les arts numériques dès leur émergence, et que les artistes multimédia, aujourd’hui célébrés, n’ont cessé en retour de dénoncer avec arrogance le passéisme de la peinture et de la sculpture. Il est devenu d’autant plus difficile de surmonter le fossé creusé par ces controverses, dignes d’une nouvelle bataille entre les anciens et les modernes, que l’art contemporain a été accusé de médiocrité par des intellectuels aussi connus que Jean Baudrillard, qui n’hésita pas à déclarer dans le journal Libération, en 1996, «L’art contemporain est nul», tandis que les arts numériques sont boudés par les musées et par le marché de l’art. Au-delà des polémiques, analysant ce qu’il faut bien appeler une double crise, celle des beaux-arts traditionnels et celle des arts numériques naissants,

il est grand temps que les raisons de cette mésentente soient abordées explicitement.

Après avoir mené la bataille en faveur des arts numériques depuis vingt-cinq ans, parfois même sur un ton polémique, je crois avoir acquis quelque légitimité à en proposer une analyse critique. Je suis aussi l’un des rares à avoir choisi de défendre aujourd’hui à la fois les arts numériques et les beaux-arts - et d'y dédier ma pratique artistique -, même si c’est une position encore très difficile, car il faut bien admettre que leurs différences paraissent au premier abord irréconciliables. En voici quelques-unes :

- La création traditionnelle semble s’en tenir à une esthétique spatialiste des arts visuels, tandis que les arts numériques explorent une esthétique temporelle, événementielle, multimédia et participative.

- Les concepts esthétiques des beaux-arts ne s’appliquent pas facilement aux arts numériques, sans que pour autant ceux-ci aient élaboré un nouveau système de concepts esthétiques critiques du multimédia et de l’interactivité, ce qui ne favorise pas l’émergence de critiques professionnels des arts numériques.

- Beaucoup ont le sentiment que la peinture et la sculpture sont des langages épuisés, impuissants à évoquer le monde actuel, qu’explorent au contraire audacieusement les arts numériques.

- Les beaux-arts étaient individualistes et légitimés par une signature fétiche, alors que les arts numériques sont des créations d’équipes pluridisciplinaires.

- Comme les arts numériques ne créent plus d’objet unique, mais élaborent des processus, des dispositifs immatériels et reproductibles sans distinction d’authenticité, ils ne peuvent être pris en considération par le marché de l’art.

- Comme ils ne bénéficient pas du financement et de la diffusion du marché de l’art, ils sont dépendants de la commande publique ou privée. Une situation qui a ses vertus, mais aussi ses limites, idéologiques, esthétiques et de disponibilité.

- La création des arts numériques est liée le plus souvent à la possibilité de leur diffusion.

- Les arts numériques sont très coûteux. Et il est devenu quasi impossible, contrairement à ce que l’histoire de l’art moderne démontre, que des artistes pauvres, individualistes, marginaux, asociaux puissent créer des œuvres d’art numériques, même s’ils sont géniaux.

- Les arts numériques à contenu critique deviennent de ce fait improbables.

- Liés à des technologies complexes et fragiles, les arts numériques ne sont pas admis dans les musées, qui n’ont les ressources ni financières, ni humaines de les exposer, d’en faire la maintenance régulière, et encore moins de les conserver.

- Événementiels et éphémères, les arts numériques présentent un problème majeur de conservation. Celle-ci ne peut consister actuellement qu’en une documentation, qui recourt aux médias traditionnels : fiches techniques, photos, films, vidéos, qui en trahissent donc inévitablement la spécificité et ne saurait remplacer l’œuvre originale.

- Liés aux technologies complexes les plus récentes et en constante évolution, les arts numériques ne peuvent être constamment actualisés au point de vue des équipements électroniques et des langages informatiques qu’ils utilisent. Paradoxalement, ils vieillissent mal, et beaucoup plus vite que les arts traditionnels.

- Les technologies sont soumises à une exigence incessante de progrès. Or les arts ne sauraient dépendre de cette logique de progrès. Une peinture préhistorique est aussi importante qu’une animation par ordinateur, une gravure de Dürer qu’une peinture de Picasso. Le concept de progrès n’a pas de sens en art. Ce n’est pas la puissance de l’ordinateur qui produit la valeur artistique, bien au contraire le plus souvent ! Nous rencontrons donc une sérieuse difficulté en liant la création artistique actuelle au progrès constant des ordinateurs et des logiciels.

- Paradoxalement, les arts numériques du XXIe siècle renouent avec la tradition orale collective, rituelle, éphémère, multisensorielle des arts primitifs, après cinq siècles de réduction de notre civilisation occidentale à une dominante visuelle et spatiale. C’est là une constatation fort intéressante, mais il faut aussi rappeler que les sociétés dites « premières» ne comportaient ni musées, ni galeries, ni signature individuelle, ni marché de l’art.

- Les sociétés tribales cultivaient cependant une mémoire orale sacralisée et durable, tandis que les technologies numériques actuelles, non seulement sont fragiles, mais revendiquent avec un excès évident de confiance la mémoire des machines. La neuvième des lois paradoxales du numérique que j’ai soulignées dans Le choc du numérique (2001) se formule ainsi : Plus les technologies numériques sont puissantes et sophistiquées, plus la mémoire artificielle qu’elles sont censées garantir risque de devenir éphémère.

- Les peintures préhistoriques d’il y a 32.000 ans dans la grotte de Chauvet sont demeurées intactes, tandis qu’un cd ou une page web d’il y a seulement dix ans sont déjà illisibles ou disparus. Il est assurément très préoccupant que nous créions ainsi aujourd’hui une culture artistique sans mémoire.

Quelles sont donc les options qui se présentent actuellement pour les arts numériques ?

On peut prévoir que les arts numériques se lient davantage aux industries culturelles dans une consommation ludique. Ils exprimeront alors la réconciliation tant désirée de l’art avec la société, celle de classe moyenne, mais se dilueront dans le flux éphémère des mass média, des jeux vidéo et de la société du divertissement, comme le cinéma hollywoodien, le cirque et les spectacles festifs.

On ne saurait prétendre que les arts numériques reconquièrent sans effort leur place dans le système des beaux-arts qu’ils ont rejeté, tout en s’en différenciant radicalement. Nous savons bien qu’il aurait été impensable que le cinéma réintègre le théâtre, ou que la télévision se fasse une niche dans le cinéma et la radio.

Une autre possibilité, celle qui nous intéresse le plus, consisterait à ce que les arts numériques renouent les liens brisés avec les beaux-arts en restaurant le dialogue nécessaire quant aux questions artistiques fondamentales explorées pendant des siècles par les beaux-arts. Ainsi, dans le domaine des transports, nous voyons avec intérêt le retour de la bicyclette et du tramway dans les villes, pour résoudre la même exigence de transport urbain qu’autrefois, en répondant au problème nouveau de pollution. et de style de vie. Nous apprenons même à recycler. Or les grandes questions esthétiques et mythiques de notre rapport au monde, de notre sensibilité, de la souffrance, nous opposent toujours les mêmes exigences que jadis, quelle que soit leur évolution sociologique, technologique et culturelle.

La première des lois paradoxales du numérique que j’ai formulée souligne que : La régression de la psyché est inversement proportionnelle au progrès de la puissance technologique. Le numérique est un psychotrope technologique. On le voit bien dans les pathologies de dépendance au virtuel. Et plusieurs artistes en ont fait le thème de leur création, tels Diana Domingues, au Brésil, qui crée des installations virtuelles évoquant la magie afro-indienne primitive. On ne peut nier la magie évidente de la communication à distance, des interfaces numériques, des consoles de jeu, des écrans tactiles, des capteurs de mouvement, des effets spéciaux au cinéma, et de la majorité des installations interactives dès les années 1980.

Quant aux problèmes d’expression, Oliver Grau a rappelé dans un livre récent (From illusion to immersion, MIT Press, 2003), qu’il n’y a pas de rupture, mais au contraire une continuité esthétique évidente entre les fresques des villas de Pompéi, les peintures en trompe-l’œil et panoramiques du XVIIe siècle et les œuvres actuelles d’immersion virtuelle. Et je soulignerai à mon tour qu’on oublie trop que l’art visuel a aussi remarquablement su exprimer le mouvement, que ce soit avec les animaux à pattes multiples des peintures préhistoriques, dans les luttes d’athlètes qui décorent les amphores grecques, dans les scènes de bataille, dans bien des œuvres de Rubens, de Delacroix, dans la peinture et la sculpture futuriste, dans l’art cinétique, etc.

De même, le silence des tableaux résonne dans les musées du fracas des armes, du hennissement des chevaux, du vacarme des tempêtes, des coups de feu du Tres de Mayo de Goya, qui y côtoient le bruissement des fêtes foraines, les jeux d’enfants, la musique des joueurs de pipeau ou de fifre, de violon, de piano et les batteries de tambour, la Liberté sur les barricades de Delacroix ou l’angélus de Millet, les confidences de Renoir, les conversations du déjeuner sur l’herbe ou du Moulin de la galette, le cri d’Edward Munch, les orchestrations sonores de Kandinsky, les stridences chromatiques de l’expressionnisme abstrait, les hurlements du Guernica de Picasso, , qui nous impose plus que la multisensorialité, car on y voit de la souffrance aïgue, même s, ce n'est pas une oeuvre multimédia. Et de la sentimentalité, on en retrouve plus récemment dans l’art narratif, comme dans les atmosphères de la littérature. C’est une étonnante exposition que j’aimerais consacrer un jour à ces tableaux si sonores, dont la bande son, à elle seule, pourrait servir de trame à un film numérique. Il y manque pourtant les bruits du monde actuel.

Même les odeurs suggérées par les peintures y sont fortes parfois, celles des gibiers ou du tabac des tavernes, des forêts humide, des fleurs ou des halles au poisson, sans oublier l’encens des intérieurs d’églises, ni les parfums acidulés des coquettes.

Quant au sens du toucher, on admettra que la matière de la peinture et de la sculpture est beaucoup plus tactile que les productions immatérielles des arts numériques, quelles que puissent être parfois les performaces des écrans tactiles et des effets kinesthésiques.

Inversement, cette fameuse interactivité, reconnue comme une extraordinaire vertu du numérique, est une fabuleuse commodité pour les usages sociaux, incluant la vie culturelle et l’enseignement, mais ne présente pas un grand intérêt, selon moi, du point de vue artistique, si ce n’est sous l’angle de l’illusion magique et de l’appropriation pédagogique de l’œuvre par le public. On sait à quel point cette pseudo-participation est préprogrammée et limitée. L’art optique l’a explorée avant même les arts numériques. L’œil et le cerveau humains sont naturellement plus interactifs, et toute œuvre d’art est mentalement d’une infinie interactivité. C’est le privilège du peintre, ancien ou contemporain, figuratif ou abstrait, de choisir finalement et de signer l’option qui a le plus de valeur pour lui.

On soulignera aussi que l’utopie de l’œuvre totale, qui hante les arts numériques sous le signe de la convergence technologique, est certes fascinante, mais souvent décevante dans ses effets. Nul n’est Wagner, Picasso, Merce Cunningham, Hemingway, René Clair et Steve Jobs tout à la fois. L’esthétique totalisante des arts numériques est encore loin de son aboutissement et les arts trouvent généralement leur perfection dans leur spécificité extrême plutôt que dans une mixité floue. D’ailleurs, s’il était vrai que l’art multimédia aurait ruiné la peinture et la sculpture, pourquoi ne serait-ce pas le cas pour la musique ou pour la littérature ?

Ce qui assure la force et la légitimité des arts numériques, c’est qu’ils nous parlent du monde contemporain, des codes binaires, des réseaux numériques, de la science et de la vie artificielle, qu’ils explorent les limites de notre imaginaire. Le problème des beaux-arts, ce n’est pas que le langage de la peinture est épuisé, c’est que la peinture ne nous parle que du vieux monde, du nu, des fleurs, des natures mortes, des états d’âme individualistes. C’est cela sa médiocrité.

On semble avoir oublié qu’une peinture, une sculpture nouvelles peuvent tout aussi bien que les arts numériques nous parler du cybermonde et de la domination idéologique de l’économie, avec un pouvoir d’expression iconique et critique égal à celui des arts numériques, tout en échappant à leurs limites. Les beaux-arts n’ont pas su évoluer avec le monde du XXIe siècle, comme ils avaient su le faire au XIX e siècle en abordant avec un langage nouveau les thèmes d'actualité, comme les impressionnistes ont su nous faire découvrir l’esthétique et la lumière du plein air, mais aussi de l’industrialisation, de l’urbanisation, la paupérisation, l’atomisation sociale, la montée des classes moyennes et l’anarchie, l’invention de la photographie, la vitesse, la psychologie et l’inconscient. Aujourd’hui, ils devraient pouvoir nous parler de biotique et d’ADN, des variations de Wall Street, de l’internet, de l’hyperhumain, des logiques floues, d’algorithmes et du mouvement brownien ; ils devraient questionner les mythes de la technoscience et de la pensée unique, dénoncer à nouveau la fracture entre les riches et les pauvres, célébrer la diversité culturelle et l’altermondialisme.

Et une peinture peut très bien se concevoir comme une icône, une condensation d’une oeuvre multimédia à son plus haut degré d’expressivité. La matière de la peinture, le travail manuel qu’elle implique valent bien les séductions de la technologie et le jeu du clavier d’ordinateur. Et l’arrêt sur image de la peinture ou de la sculpture favorisent davantage le questionnement que le flux de pixels du robinet numérique. Ce n’est pas la peinture qu’il faut dénoncer, mais le passéisme des artistes qui l’ont actuellement figée. Ce ne sont pas les technologies numériques qu’il faut célébrer, mais l’audace des artistes qui les explorent. Les défis ne sont pas dans les ordinateurs, mais dans la tête des artistes.

Une fois de plus, l’art est à réinventer. Et c’est tant mieux !

Hervé Fischer