Notre image du monde a considérablement évolué depuis le paysagisme impressionniste. Après la dénonciation par Guy Debord de la société du spectacle, nous voilà rendus plus loin, ailleurs, dans la société écranique. On pourrait soutenir aisément que le monde n’est fait que d’écrans. Instruments de notre nouvelle puissance ubiquiste ou gadgets ubuesques d’un monde schopenhauerien comme jeu et comme représentation, les écrans de notre temps, dans toutes les variations de leurs colorations artificielles, de leurs fonctions interactives et de leur déréalisation, nous aspirent dans l’âge du numérique. Apparences qui nous cachent la réalité, ou rectangles cathodiques qui la modélisent, la projettent et lui donnent des significations symboliques nouvelles, les écrans déclinent toutes les métaphores de notre image du monde et nous donnent accès à un ailleurs virtuel. L’écran devient un média en soi, comme la radio ou le téléphone. On pourrait dire, à la manière de McLuhan : « l’écran, c’est le message ». Je propose d’appeler « nouvelle naturalité » ce monde écranique qui nous cannibalise.
- Le tout à l’écran. L’ontologie kantienne nous invitait à relativiser notre connaissance, au niveau perceptif des phénomènes et des formes a priori de la sensibilité. La philosophie phénoménologique nous a appris depuis, en suivant la pensée de Husserl et de Merleau-Ponty, à relativiser encore plus notre rapport au monde, comme l’avaient fait déjà les cubistes avant même les philosophes. Avec eux, notre perception est devenue imaginaire, parce qu’intentionnelle, instrumentale, psychologique, culturelle, sociologique, etc. Nous ne sommes plus dans le dispositif simple d’un observateur qui examine un objet extérieur à lui, mais dans un jeu bidirectionnel, en constante mouvance, l’objet observé étant lié à l’observateur et réciproquement. En d’autres termes, l’observateur appartient à l’objet qui dépend de l’observateur.
L’écran est un miroir humain, social, politique. Le réel s’est dissout simultanément dans les écrans des laboratoires de physique et de biologie, qui n’affichent plus que des fichiers numériques du réel. Toute notre connaissance astrophysique actuelle, la plus pointue, la plus instrumentale, se réduit paradoxalement à de l’imagerie scientifique produite à partir de nos instruments et de nos programmes informatiques. La perception tactile ou à l’œil nu n’a plus de valeur scientifique aujourd’hui. Toute notre connaissance est produite par des appareillages électroniques et des programmes algorithmiques.
- Le mythe de la surface. La réflexion impliquait jadis de la profondeur de pensée. La superficialité était une faute de l’esprit. On creusait la vérité, comme on explorait les arcanes de l’âme. La psychologie elle-même avait établi une topologie des profondeurs, et la psychanalyse freudienne retournait les pierres de nos traumatismes enfouis dans l’obscurité caverneuse de l’inconscient. C’est Lacan qui est remonté à la surface, comme un plongeur qui a donné un coup de talon, réduisant cette épaisseur des couches de la psyché à la surface du langage et des jeux de miroir. Surfant sur la toile sociale de la communication, il s’est intéressé aux mass media, où l’esprit dérive comme un bouchon au gré des ondes. Perte de quille, perte de racines, perte de profondeur : pourquoi pas? Au risque de l’obscurantisme émotif.
Déréalisation et nomadisme vont de pair, mais cumulent leurs effets psychologiques, qui se traduisent en une déchirure dramatique de la conscience par rapport à ses repères précédents. Non seulement l’homme renonce à son unité profonde, intégratrice, avec le monde, dont il jouissait dans les cosmogonies primitives, mais il perd le sens du réel, de la gravité qui assurait son équilibre, et les racines où il puisait sa sève. Il passe d’une identité psychologique à une identité électronique. C’est cette même apesanteur fantasmatique et vertigineuse, qu’on retrouve dans les métaphores du cybermonde, et qui est une sorte de catastrophe ontologique.
-La survalorisation du monde écranique. Les écrans, de toutes sortes, se multiplient dans notre environnement quotidien : écrans de montre, de compteur, de téléphone, de télévision, de cinéma, d’ordinateur, de borne publique, d’affichage, de signalisation, de recherche scientifique et médicale, et de jeux : le réel se décline sur tous les écrans de la vie avec une puissance conquérante, irrépressible. Les écrans publics deviennent de plus en plus grands et lumineux, lisibles même en plein soleil. Les écrans permettent la communication à distance, l’immersion perceptive, ils suscitent une délocalisation de la vie, un nomadisme des messages, une multifonctionnalité des informations, un hyperréalisme des images, et une interactivité quasi magique, qui transforme le monde en un caléidoscope d’écrans, comme un ensemble fragmenté de détails lisibles du réel, à la manière d’un hologramme de transmission, dont tous les fragments contiennent la totalité de l’image.
On dirait que toute l’humanité est passée de l’autre côté de l’écran, dans une sorte d’irréalité, dans la lumière du miroir numérique, et que les icônes et hyperliens de nos écrans cathodiques nous ramènent à un monde aussi symbolique que les vitraux du Moyen-âge.
Ce serait pourtant une erreur, de croire qu’avec la société de l’information, qui est évidemment de ce fait même aussi la société de l’écran, nous avons complètement basculé dans le virtuel. Il serait très présomptueux et encore plus imprudent d’affirmer que le réel est une illusion. Sa résistance à nos désirs et son poids de souffrance humaine en attestent. Nous gardons des attaches avec le réalisme, ne serait-ce que par instinct de conservation, et par un enracinement écologique. D’une certaine façon, qui devra être précisée, les écrans sont aussi des pièges à réalité, et lorsqu’ils sont numériques, on parle même de médias enrichis et de réalité augmentée, parce qu’ils acquièrent d’autant plus de densité ontologique qu’ils contiennent plus d’informations.
-Une contamination écranique. Une autre façon de le dire serait de souligner une sorte de contamination entre les écrans et le réel. De même que la diffusion de masse des cartes postales et des reproductions de paysages impressionnistes a modifié notre perception de la nature (dont on ne soulignera jamais assez à quel point elle est culturelle), de même, nous apprenons à voir le réel à travers les images virtuelles. Cette hybridation, c’est la même qui a donné une coloration animiste ou polythéiste ou touristique, ou écologique, ou productiviste à notre vision de la nature selon les cultures, les idéologies et les attitudes humaines, et qui crée aujourd’hui une nouvelle réalité, dite artificielle. Il est de plus en plus difficile, d’opposer la nature et l’artifice. C’est en ce sens qu’après avoir reconnu l’illusion du réalisme, laborieusement construit et tant célébré, nous admettons aujourd’hui l’évidence d’une « nouvelle naturalité ».
- Instrumentation. Il faut dire que l’écran est devenu aussi un outil, un dispositif d’interaction entre la nature et nous. Nous avons parlé déjà d’interface opérationnelle. C’est sur nos écrans de laboratoires scientifiques que nous modélisons de mieux en mieux la nature en fichiers numériques. C’est aussi sur les écrans que nous agissons, changeant ici un chiffre – par exemple le taux de base de
- Le cannibalisme de l’écran. Les écrans ont donc de plus en plus de présence et de pouvoir dans le monde du XXIe siècle. Il ne faut pas s’étonner alors que non seulement les gestionnaires et les scientifiques en usent et en abusent. Les artistes aussi investissent les écrans : des espaces imaginaires qui les appellent! Les écrans sont déjà connotés en tant qu’espaces cinématographiques, télévisuels, et donc narratifs. Les artistes peuvent en renforcer l’interactivité, mais ils ne peuvent plus en réduire la multisensorialité. En d’autres termes, l’écran exige l’image en mouvement et le son, autant dire le multimédia et l’événementiel. Les écrans sont devenus sonores. On a sans doute pas pris la mesure de ce grand changement, depuis que le cinéma n’est plus muet. Couper le son de la télévision ou d’une projection cinématographique, c’est déréaliser les images, quasiment les anéantir. Les arts visuels, au sens traditionnel et iconique du terme, s’accommodent mal de la dynamique de l’écran. La peinture, le dessin, la sculpture en subissent le contrecoup.
Avec les écrans dynamiques, le mouvement emporte l’image. Éphémère, il cannibalise, efface, comme un pétillement de l’instantanéité. La montée en puissance des écrans, dans la mesure où ils remplacent le papier, la toile, les matériaux inertes, a créé un choc dans l’histoire de l’art, une rupture qui pourrait paraître irréversible. Peut-on s’y résigner?
Hervé Fischer