2008-12-16

NUMÉRAIRE & NUMÉRIQUE


Pour expliquer la crise financière actuelle, on accuse à bon droit la déréglementation néolibérale et la cupidité des spéculateurs aux États-Unis. Mais ce qui est vraiment nouveau, c’est que la généralisation des technologies numériques dans les opérations boursières semble avoir aussi largement contribué à la gravité de cette crise. En effet, elles déréalisent l’économie, dont les produits et services sont de plus en plus fondés sur l’information planétaire et immédiate. Le temps‚ c’est plus que jamais de l’argent. Et il s’est accéléré.
L’économie est donc devenue très nerveuse‚ évoluant à la vitesse de l’informatique, alors que les flux des monnaies de la vieille économie‚ fondée sur le travail, les matières premières et sur des systèmes de communication lents‚ étaient beaucoup plus étanches les uns par rapport aux autres et beaucoup plus inertes. La cyberéconomie est devenue un espace-temps hypersensible.
Cette virtualisation de l’économie favorise certes la fluidité des échanges‚ mais aussi l’emprise des pulsions que l’imaginaire peut exercer sur elle, et donc sa volatilité. De fait, ses monnaies ne sont plus des unités de mesure et d’échange du réel, mais la matière première elle-même, numérique, d’une économie soumise aux aléas du gambling. L’accélération des flux de ce jeu financier active aussi sa dynamique événementielle et en fait palpiter intensément les rêves de puissance. Et ses produits toxiques peuvent contaminer la planète entière en un temps record en créant des remous d’une ampleur redoutable. L’économie numérique devient ainsi plus vulnérable à la panique.
Le numérique est un excitant psychologique, un psychotrope qui abolit la résistance du réel, euphorise et invite à devenir proactif. Faut-il s’étonner alors que le jeu prenne de plus en plus de place dans ce qu’il faut bien appeler une économie imaginaire? Là où le numéraire circule à la vitesse du numérique‚ de façon quasi interchangeable‚ les imaginations s’excitent et les rythmes cardiaques s’accélèrent avec des rêves d’enrichissement facile et immédiat. Dans le domaine de la comptabilité et de la spéculation financière, comme dans le jeu vidéo, le numérique nous propose de cliquer sur le clavier sans le moindre effort, sans échange avec d’autres humains, dans l’intimité de l’écran. Il tend à induire une créativité réactionnelle et des comportements déréalisés. Il excite le désir et neutralise le principe de réalité. Dans les jeux vidéo, on peut perdre, gagner, tuer ou être tué, sans que cela soit réel. Et dans les opérations financières, on peut de même déplacer, modifier ou créer des fichiers financiers, comme dans un jeu, en apesanteur. En spéculant, on ne devient peut-être pas tant immoral que tout simplement un joueur cynique. Ainsi, on vient de découvrir qu’un spéculateur qui disposait d’une excellente crédibilité à Wall Street depuis des années, a pu frauder les investisseurs les plus expérimentés pour un montant qu’on évalue à cinquante milliards de dollars ! Et ce n’est pas le premier. Depuis deux ans l’actualité a déjà braqué ses projecteurs sur plusieurs cas semblables, qui chaque fois atteignaient de nouveaux sommets dans la falsification des comptes de grandes institutions financières. Combien d’autres baroudeurs numériques la crise va-t-elle nous révéler ? Ils jouent pour jouer, en espérant bien sûr toujours gagner, et vivre comme des milliardaires. Et conséquemment, le numérique déresponsabilise. Il favorise la triche, les fausses comptabilités, les fausses stratégies et la dépendance. Et on perd la conscience des conséquences réelles, éventuellement dramatiques, de ces jeux, sans penser aux ouvriers qui vont perdre leur emploi, aux familles qui ont acheté leur maison avec des hypothèques irréalistes, aux personnes âgées qui ont placé leurs fonds de retraite dans des institutions qu’ils croyaient sécuritaires.
Nous avions déjà assisté en 2000 aux États-Unis à l’effondrement de la bulle spéculative des entreprises.com. L’argent numérique était devenu de l’argent de monopoly. C’est le cas encore aujourd’hui. Et on s’étonne de voir surgir sur le tapis vert des banques centrales des milliards de dollars et d’euros soudain disponibles pour relancer la partie. D’où viennent-ils ? Ils n’existaient pas la veille pour les besoins de l’emploi, de la formation, de la recherche, de la culture, du développement. À se demander s’ils ne sont pas eux aussi de simples fichiers numériques, vite introduits dans les réseaux d’une économie décidément plus imaginaire que créative. Rien ne sert de diaboliser le capitalisme et le numérique, mais nous allons devoir apprendre à réguler le numérique et à encadrer l’économie imaginaire, pour qu’elle décolle moins dangereusement du réel.
Pour autant, notre avenir dépend de plus en plus, de notre maîtrise des technologies numériques, ce qui requiert une sensibilisation, une éducation et un soutien au développement des entreprises. Il nous faut nous alphabétiser numériquement. Curieusement, en cette période de grand remous économiques et financiers, que tous les gouvernements veulent surmonter, personne ne parle de notre entrée dans l’âge du numérique. Il s’agit pourtant, comme pour l’environnement, d’un enjeu stratégique beaucoup plus durable et structurant à moyen et long terme que la crise financière, qui ne durera que le temps d’un crise. Est-ce parce que les nouvelles générations ne votent pas encore ? Existe-t-il un parti politique assez clairvoyant pour s’en faire le champion ?

2008-11-08

Psychonumérique




La puissance imaginaire du numérique tient au mythe de l’abondance communicationnelle, de la fluidité des liens et de l’échange fusionnel qu’il exploite. Cette technologie, qui est capable de réactiver, voir de bouleverser intimement notre vie, est décidément sentimentale. Les liens interindividuels que nous développons si facilement grâce à l’internet nous offrent l’euphorie d’un échange ombilical de fluides; ils nous rassurent en nous reconnectant au corps maternel de la société. Nous pouvons désormais clavarder en temps réel à distance, nous exercer à la téléprésence, ou nous rencontrer à travers nos avatars dans un espace collaboratif de jeu ou de vie, tel que Second Life, et nous activer sur des plateformes numériques de socialisation comme MySpace ou FaceBook. Sommes-nous dans la vie réelle en manque de cette Seconde Vie que nous offrent les jeux multi-usagers de rôles et de compensations ? Il semble bien que oui. Ces nouvelles possibilités interpellent évidemment les philosophes, mais aussi les psychologues et les psychanalystes, les sociologues et les phénoménologues. Et plus que tous, les artistes, qui créent ces espaces virtuels, leur donnent forme et les animent. Le succès faramineux de FaceBook, qui en quatre ans a été capable de réunir sur son site quelques 60 millions de participants, de valoir tout aussi vite plus d’un milliard de dollars, et de dériver dans les marchés publicitaires, constitue un exemple extraordinaire d’innovation psycho-numérique. Mais a contrario, il nous apparaît aussi comme un symptôme criant de la perte de solidarité organique de nos sociétés de masse actuelles. Seul un profond sentiment de solitude peut inciter des jeunes et maintenant des citoyens de tous âges à aller mettre sur une plateforme publique d’échanges toutes sortes d’informations personnelles au vu de tous et sur lesquelles ils perdent contractuellement tout contrôle.

Une technologie sentimentale

Comment expliquer précisément cette illusion magique? Elle tient à son pouvoir de guérisseur. Car si nous rêvons d’être ensemble ailleurs, c’est d’abord parce que nous souffrons d’une séparation que nous rêvons de surmonter en nous unissant à un autre être ou en nous intégrant à une communauté. Et c’est aussi parce que nous aspirons à nous distancer des frustrations du réel et à être téléportés dans une plénitude. Ce désir d’une unité retrouvée naît de la conscience d’une unité perdue. Laquelle? La question n’est pas seulement individuelle, puisque cet état d’esprit est très répandu chez les humains. Et il se manifeste de diverses manières dans les comportements de nos contemporains.
L’un est nomade. Il a un besoin constant de voyager et n’est jamais plus heureux que dans les aéroports et les avions. Il rêve même d’être pilote. L’autre ne se fixe jamais, ni dans une maison, ni dans un couple, ni dans son travail. Il a la bougeotte, il déménage souvent et en accepte sans broncher le coût et les inconvénients. Ce nomadisme semble constituer une sorte de recherche d’équilibre dans le mouvement qui aide à échapper à l’angoisse de soi-même. La solitude, que beaucoup de personnes supportent si mal, c’est donc le pôle opposé à cet ensemble ailleurs dont nous rêvons, comme d’une unité retrouvée de l’être avec soi-même.
D’ou vient ce mythe de l’unité, que nous nous employons obsessionnellement à retrouver? Il est bien sûr primitif, au sens où il met en jeu les figures de l’origine et de la création. La première unité perdue de l’être humain est évidemment toujours fœtale. C’est celle de l’appartenance originelle au corps maternel. Elle est la matrice biologique du mythe élémentaire. Et la séparation, lorsque le cordon ombilical est coupé, créera une durable nostalgie organique et psychique. Le rapport au père n’est pas moins biologique, même s’il trouve son expression sociale davantage à un niveau symbolique. Et ce mythe élémentaire de l’unité perdue est déterminant dans l’image du monde qu’imagine chaque enfant. Il perdure et suscite encore chez l’adulte de fortes représentations compensatrices qui détermineront ses comportements et ses désirs fondamentaux. Nous en observons l’effet puissant dans une déclinaison de mythes secondaires, qui varient selon les sociétés, les époques, les cultures, et donc les religions. Nous le transposons par exemple dans notre nostalgie vis-à-vis de la Nature panthéiste, ou dans l’invention biblique du paradis terrestre et du lien fusionnel avec un Dieu qui nous en a chassé, ou dans notre intégration au corps social au sein d’une communauté familiale, religieuse, politique, d’une bande, d’un club, etc., ou plus universellement dans le désir amoureux (1).
Au niveau individuel, cette séparation originelle se traduit par un sentiment de manque d’être, une aspiration à une plénitude dont on se sent frustré, autrement dit un mal d’être, voire une scission en soi qui peut tendre à la schizophrénie. On observe divers niveaux d’intensité. L’individu qui n’a pas obtenu assez d’affection et d’attention parentale passera éventuellement sa vie à tenter de compenser cette souffrance. Il manquera de confiance en lui, il ne réussira éventuellement pas à se centrer sur lui-même et à construire son autonomie. Il sera constamment en demande d’un ailleurs amoureux, affectif, géographique, professionnel pour remplira son défaut d’être, et qu’il cherche par le nomadisme et les communications. Décalé par rapport à lui-même, en quête latérale de ce qui pourrait le rendre heureux en lui conférant une plénitude, il éprouvera une anxiété constante sur ce qu’il est et sur ce qu’il pourrait faire dans la vie; il compensera éventuellement ce manque par une suraffirmation de lui-même. Tout être humain semble ressentir à des degrés divers ce besoin ou cette aspiration à rétablir en lui l’unité perdue.
Dès lors, nous comprenons mieux la puissance mythique de l’internet, dont les hyperliens nous offrent un cordon ombilical numérique avec le corps social virtuel. Et c’est bien là l’une des causes principales du succès de toutes les plateformes de communication et de socialisation qu’elles proposent, incluant le clavardage, l’interactivité du web 2.0, les blogues, et toutes les déclinaisons des Face Books.
Les hyperliens du numérique, que nous avons magnifiés, dont nous tirons tant de plaisir, et que nous avons en quelque sorte doté de puissance magique, que nous théorisons de façon fantasque dans la métaphore si répandue de l’hypertexte, ne relèvent donc pas seulement de l’efficace d’un code binaire trivial. Ces liens ont pris la relève des formules, évocations, invocations, philtres, convocation des esprits, et autres techniques magiques, à la mesure de leur puissance électronique sans effort et à distance, de leur miniaturisation et de leur invisibilité. Et si nous évoquons les nanotechnologies numériques, les dispositifs RFID (identification par radio fréquence), le sans fil et le bluetooth, nous ne pouvons pas nous y tromper. D’ailleurs les téléphones cellulaires, les écouteurs mains-libres ou les clés USB ressemblent de plus en plus à des objets fétiches ou à des grigris. Les Japonais, qui demeurent particulièrement infantiles dans leur amour de tous ces gadgets, leur ajoutent des perles, des plumes et des figurines, ou leur parlent et les chérissent comme des petits animaux (2) qu’ils traitent comme des esprits sacrés (tamagochis, furby, robopets,etc.). Étonnamment, cette Nature maternelle dont nous gardons le marquage biologique dans notre inconscient, se technologise aujourd’hui. Nous parlerons ici d’une nouvelle naturalité. Et elle n’est pas moins imaginaire que jadis, bien que sous de nouvelles représentations technoscientifiques. L’organique maternel, le végétal et le numérique sont autant de métaphores du même désir d’unité harmonieuse et de plénitude.
Hervé Fischer
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(1) J’ai développé ces idées dans La société sur le divan. Éléments de mythanalyse, vlb, 2007.
(2) Voir Hervé Fischer, CyberProméthée, l’instinct de puissance à l’âge du numérique, vlb, 2003.

2008-09-18

Le ruissellement numérique


Data tron, de Ryoji Ikeda, qui travaille sur la théorie du chaos


Nous usons souvent de métaphores aquatiques pour évoquer le surf sur la toile océanique, ou les profondeurs du web caché. Nous naviguons sur l’internet. Nous piratons des fichiers. Il est vrai que les flux numériques sont envahissants et puissants. Comme l’eau, ils se répandent partout, inondent le réel, traversent les frontières, et fécondent même les dunes de sable des Émirats arabes unis, où numéraire et numérique fusionnent dans des cités du multimédia innovatrices.

Et les flots de pixels bigarrés qui coulent sans cesse des robinets de la communication nous noient quotidiennement. Je ne parlerai pas encore d’un déluge, mais nous sommes confrontés à un numérique liquide et envahissant, ou à un ruissellement numérique incessant, qui ramollit le réel, ou l’entraîne, et nous avec lui, vers des deltas incertains.

Je ne pense pas ici seulement aux médias de masse, mais aussi aux arts dits numériques, dont les images ont désormais la fluidité insaisissable d’un fleuve qui nous noie. Nous ne pouvons plus même y naviguer et nous orienter. Ces flots d’images interchangeables, transparentes, qui se mêlent comme des gouttes d’eau mobiles d’un torrent impétueux, perdent souvent toute existence réelle et tournent vertigineusement, indistinctement dans les siphons cathodiques de nos écrans.

Le mouvement et la vitesse détruisent les images. Nous ne sommes plus dans la société de l’image, mais dans celle des flots chromatiques. Il suffit de tenter de suivre du regard l’histoire et les images d’un vidéo clip, pour prendre conscience de notre impuissance à ce débordement stochastique de pixels. Guimauve numérique? Chaos irisé? En tout cas, plus d’image. Le rythme les cannibalise, et c’est leur seul message, car les images cannibalisent le sens, et nous avec elles, si nous n’y prenons garde, dans un massage émotif qui frise l’obscurantisme.

L’interactivité éventuelle que des artistes multimédia leur imposent ne fait qu’ajouter au divertissement ou à la performance d’effets spéciaux écraniques ou rétinienne qu’il est vain de vouloir ralentir, ordonner ou interpréter.

Je suis de ceux qui résistent et suggèrent de redécouvrir les vertus iconiques de l’arrêt sur image. Je ne suis pas prêt à renoncer à l’image au nom de la vitesse. Face au flot chaotique des impressions que captent nos sens, la vue, l’ouie, le toucher, l’odorat, notre cerveau, a appris au cours des millénaires à distinguer des formes, les séparer du fond confus dans le quel elles circulent, à les construire, les structurer, les catégoriser, les lire et leur donner un sens. Ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas seulement culturel. C’est un comportement biologique, que nous partageons avec les animaux, et sans lequel nous ne pourrions survivre. Les expériences avec les champignons hallucinatoires que décrit Adoux Huxley nous le confirment. Nous allons devoir apprendre à nouveau, face au ruissellement d’octets, à faire émerger un cosmos, un ordre et un sens de ce chaos numérique. C’est précisément le rôle des artistes. Ainsi, le monde numérique, en ce stade primitif, se présente à nous comme une nouvelle et fascinante aventure. Mais l’art n’est pas celui qu’on croie. Ou, en d’autres termes, après avoir détruit l’image, les artistes vont devoir la reconstruire. Après nous avoir plongé dans la confusion chaotique du multimédia, les artistes vont devoir réinventer le système des beaux-arts!

Hervé Fischer

2008-08-30

La Torre de Babel del arte contemporaneo


La Torre de Babel se presenta hoy como el primer mito de la sociedad de la informacion. El puede simbolizar la multipolarización y emergencia de las periferias en el arte contemporaneo y en su crisis.
La globalización que se denuncia hoy y sufrimos en el campo del arte, es a continuación de la tradición de imperialismo y colonización metropolitana. Solamente que parece hoy dominada por los Estados Unidos. Se ha identificado también con la tradición occidental del universalismo. Las luchas dentro del mercado unificado europeo –norteamericano entre galerías y museos poderosos fue espectacular en el siglo XX, y especialmente en los años 1960-1970.
Pero la crisis de la vanguardia en los años 1970-1980, la exacerbación fatal del valor de novedad, la crisis misma del posmodernismo han fragilizado la legitimidad ideológica del arte como mercancía de especulación durable y relativizado la creencia artística, permitiendo la expresión de nuevas propuestas centrifugas en varios sentidos, que sean el arte africano, precolombino o bruto, la diversificación y trasgresión de las expresiones, la lucha de artistas periféricos y el éxito del selfmedia gracias a las tecnologías digitales. Es parte también de la nueva afirmación a favor de la diversidad cultural (UNESCO). Las artes periféricos sacan aventaje de los extravíos, de las incertidumbres del arte metropolitano. Se observa que el arte (su promoción, su valor comercial, su institucionalización) se presentan en dependencia directa de relaciones de fuerzas políticas y económicas. Se debe hablar entonces de relaciones de fuerzas artísticas!
Encontramos hoy un nuevo momentum de multipolarización del planeta con la emergencia de China, India y otros, y las dificultades de Europa y de los Estados Unidos para comprometerse con más esperanza en un mundo de más equilibrio en la diversidad cultural, el despierto de las culturales y de los valores regionales y locales.
El momento estratégico ha venido para todas sociedades, usando de esa reconfiguración del planeta de usar de la educación, de las nuevas tecnologías, de una reafirmación de sus identidades, de sus rasgos específicos, como esperanza colectiva y como riqueza mundial. Esa dinámica de creación permite intercambios culturales más igualitarios o equitativos.
Eso fue el tema muy relevante de un seminario organisado por la Universidad del Tres de Febrero en Buenos Aires fin de agosto, sobre el tema del arte enfrente a la globalización *. Las tecnologias digitales han contribuido mucho al fenomeno.
Hervé Fischer
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* Simoisio «Desafios que plantea la globalización en las artes visuales»
www.untref.edu.ar/simposio_artes_visuales.htm




2008-08-24

De la tragédie grecque à la violence des jeux vidéo



Nous sommes de plus en plus dangereusement étrangers à nous-mêmes dans notre propre technoculture. Bien des signes sont préoccupants, pour celui qui
regarde autour de lui les flux tumultueux de destruction. Mais il ne suffit pas d’observer, car l’imaginaire déborde constamment l’empirisme. Il faut aussi philosopher, car le pragmatisme n’est qu’une des valeurs à considérer. Et il faut choisir et décider, car aucun progrès, ni aucune fatalité ne le fera à notre place. C’est dans le passé que nous cherchons l’imagination du futur, celle des gourous les plus optimistes, comme celle de la science-fiction la plus ténébreuse. Les films et les jeux vidéo d’extrême violence qui envahissent nos écrans ne sont que des déclinaisons des tragédies grecques anciennes, au goût technoscientifique du jour. Sans doute est-ce par nécessité biologique, qu’elles continuent à nous assurer la même catharsis de l’horreur qui est toujours en nous. Comme il est étrange que nous nous soyons crus modernes, nous qui concevons des guerres mondiales et des shoahs ! La puissance du numérique réactive tant d’instincts compulsifs dans la psyché humaine, que ses codes binaires frôlent l’ambiguïté. Quel est donc l’algorithme de ces immenses pulsions de violence qui circulent dans les mass médias ? Sommes-nous capables de nous sauver de nous-mêmes et de nouvelles destructions ? D’opter ingénument pour le progrès humain? Nous ne pouvons pas persévérer dans la crise postmoderne comme si c’était une base permanente. Ce ne sont pas le réalisme politique, ni le pragmatisme économique qui nous tireront d’affaire. Pris par la vitesse, désorientés par l’agitation brownienne de l’humanité, nous sommes face à la nécessité de construire un nouveau sens et décider d’une nouvelle orientation qui puisse nous permettre de poursuivre notre évolution. Au-delà de l’hétérogénéité de notre cosmogonie et de la fragmentation de notre conscience, s’offre à nous la possibilité de muter de la solitude à la solidarité, et d’assumer collectivement nos responsabilités humaines. C’est ce que j’appelle l’hyperhumanisme, qui est une conscience augmentée des liens qui unissent les hommes. Nous savons désormais que nous sommes tous dans le même avion, qui n’est qu’une planète fragile au sein d’un immense univers. Mais nous ne croyons plus à la Providence, ni à celle de la nature, ni à celle de Dieu. Nous savons que le sens de la vie ne nous est pas donné d’avance, mais que c’est à nous de le construire. Nous voyons bien qu’il n’y a pas de pilote, ni de navigateur dans l’avion de l’humanité. Il nous faut donc apprendre rapidement à le diriger nous-mêmes. Encore faut-il que nous sachions où nous voulons aller, donc que nous donnions nous-mêmes un sens à notre aventure collective, que nous choisissions ensemble une direction et des valeurs que nous puissions partager. Les enjeux ne sont plus seulement épistémologiques ou sociologiques, ou esthétiques. Ils sont devenus éthiques. L’objectif prioritaire de notre évolution n’est désormais plus la puissance de la technoscience, mais notre capacité à faire prévaloir une divergence qui paraîtra d’abord naïve et irréaliste, mais qui monte à l’horizon de notre avenir : la nécessité d’une éthique planétaire. Je n’évoque ainsi, bien entendu que les droits élémentaires de chaque être humain à boire de l’eau potable, à manger à sa faim, à disposer d’un toit et d’une sécurité physique minimale, à recevoir des soins médicaux et une éducation de base. Je ne parle que de ces droits de l’homme si souvent déclarés et constamment bafoués. Cette éthique planétaire est la seule valeur, la seule vérité universelle que nous puissions réaffirmer face au relativisme généralisé de notre temps. La divergence n’est pas dans la conception de cette éthique planétaire, déjà connue ; elle est dans la volonté partagée de la faire prévaloir. Et c’est en cela qu’elle est jugée impossible et risible par la majorité des gens. C’est aussi pour cela qu’elle constitue une bifurcation aujourd’hui aussi marginale que radicale et nécessaire. Ce sera certes un grand changement dans notre évolution. Mais elle est possible, par étapes sans doute, puisque notre espèce s’est constituée à la suite de nombreuses mutations de notre cerveau. L’éthique planétaire demeure-t-elle notre plus grand défi humain ? Sans aucun doute, c’est le plus difficile à relever, mais le plus important. Certes, c’est une vue de l’esprit, presque une attitude de désadaptation aux pressions économiques et à la realpolitik. Pourtant, elle ne s’impose pas seulement pour des raisons morales, mais aussi pour des raisons de survie, qui sont d’ordre biologique. L’éthique planétaire nous viendra par nécessité, comme notre queue de primate nous a quitté par inutilité. C’est pour cela que je crois à cette mutation de notre cerveau et à l’émergence de l’hyperhumanisme. Si non, je garderais peut-être des doutes insurmontables sur notre avenir.

Hervé Fischer

2008-08-15

L'alzheimer numérique


La culture migre-t-elle dans les réseaux numériques? J'en évoquais dans mon blog précédent la prétendue merveille. Mais je suis certes de ceux qui se méfient de l'intégrisme technonumérique, comme de toute utopie trop radicale, même si je milite pour le numérique en art et dans les productions culturelles depuis les années 1980. Et ce n’est pas sans raison. Car, il faut voir aussi le talon d’Achille du numérique. Et l’enjeu est important. Nous avons tous encore les oreilles qui bourdonnent de ce refrain des naïfs du numérique, qui dénonçaient si récemment encore la fragilité du papier et du celluloïd pour réclamer que tous les livres et tous les films soient enfin numérisés. Cela ressemblait à une course contre la montre visant à sauver nos mémoires culturelles grâce à la magie du numérique. Nous y avons investi beaucoup de conviction et d’argent, dans un domaine où les budgets sont pourtant limités. Mais il faut aujourd’hui l’admettre : jusqu’à preuve du contraire, il n’y a rien de plus vulnérable et éphémère que la mémoire numérique. Lui faire confiance, c’est presser le pas vers une culture destinée à l’oubli. Un danger majeur, car nous avons perdu aussi les vertus de mémoire des civilisations orales.

Une culture sans mémoire?

N’oubliez pas, vous tous qui avez en main ces petites merveilles que sont les appareils photos numériques, d’imprimer vos photos souvenir sur du simple papier, sous peine de ne plus avoir rien à montrer à vos enfants, qui vous demanderons des photos de leur enfance. Dans l’état actuel, le numérique est le moins recommandable des supports de conservation. Il est amusant de voir l’évolution technique des machines à numériser depuis une vingtaine d’années : les premiers scanners ressemblent à des machines antédiluviennes; le futur est ce qui vieillit le plus vite!Mais cette histoire des technologies ne serait qu’anecdotique, si elle ne reflétait pas la même accélération du progrès des logiciels et des supports électroniques, qui deviennent désuets à peine nés. Le progrès cannibalise la technologie et détruit ce que nous lui confions. Les lois du marché y ont aussi leur rôle.

La vertu du numérique

La vertu du numérique n’est aucunement dans la conservation. Elle est dans l’accès. À cet égard, on ne dira jamais assez que l’internet est un fabuleux outil d’accès individuel. Son interactivité, dont le web 2.0 et les logiciels wiki sont devenus une sorte de slogan magique, ses moteurs de recherche qui nous donnent accès en quelques dixièmes de seconde à des mots, à des images, à des livres, à des films, à des fichiers musicaux, sa capacité de zoomer, de consulter des manuscrits rares, de constituer des cyberfolios personnels, ses communautés de pratique, son extension planétaire font désormais l’unanimité, même pour les langues rares, pour les sciences pointues, pour les cultures savantes, comme pour les cultures populaires. Nous avons des images en trois dimensions, en temps réel, de n’importe quel point de la planète, nous pouvons couper, coller, retravailler sur nos écrans individuels toutes ces images, tous ces textes. Nous avons des boîtes à outils pour modéliser, recolorer, faire pivoter tous ces fichiers. Nous pouvons tout mettre en ligne, effacer, récupérer, indexer, attacher à des liens interactifs. L’internet est manifestement devenu, en infiniment plus puissant, l’imprimerie du XXIe siècle, comme le souligne le spécialiste argentin Alejandro Piscitelli. Tim Berners-Lee mérite la même reconnaissance historique que nous accordons à Gutenberg. Aucun magicien classique n’aurait pu rêver mieux, et pourtant nous sommes déjà presque blasés de tous ces pouvoirs mirifiques du numérique. Nous pouvons connecter nos ordinateurs, nos téléphones cellulaires, nos balladodiffuseurs, nos iPods, nos GPS, nos montres, et faire migrer d’un écran à un autre toutes ces informations, d’un simple clic. Notre planète compte déjà un milliard d’ordinateurs et 3,3 milliards de téléphones cellulaires. Des réseaux numériques haute vitesse, à large bande, sécurisés, de multiples connexions par satellites. La flexibilité, les arborescences, la rapidité du numérique sont une révolution par rapport à l’artisanat des presses à imprimer. Le numérique produit et diffuse à l’échelle planétaire de façon immédiate. Et tout cela est apparu en une dizaine d’années. Imaginer ce qu’il en sera dans vingt ou trente ans dépasse même nos capacités. Ceux qui demeurent sceptiques, les immigrants du numérique, que nous sommes, nous les baby-boomers, et qui reconnaissent les vertus de la révolution technologique à reculons, nous devons nous incliner, pour le meilleur et pour le pire, devant la nouvelle évidence, voire banalité du numérique pour les nouvelles générations. Les natifs de l’internet ne se posent éventuellement même plus la moindre question à leur sujet, si ce n’est pour demander toujours plus de vitesse en temps réel et plus de puissance miniaturisée.

L'homme lettré

Alors, est-ce pour de bon la fin du papier, de l’écrivain papier, du livre papier, et des bibliothèques? Les avons-nous construites, ces dernières années, avec tous ces budgets douloureux à obtenir, à contre-courant de l’évolution, de l’évidence des nouvelles merveilles du numérique et des besoins des nouvelles générations? Le livre va-t-il devenir un simple artefact de collection, de musée, de décoration, comme dans cette colonne de livres dressée dans l’entrée de la vieille bibliothèque de Prague, que les groupes d’écoliers photographient avec leur téléphone cellulaire, comme un zèbre dans un zoo? L’homme lettré cède la place à l’homme numérique, l’alphabet même va-t-il céder à la pression incessante et aux flux omniprésents de l’image, qui vaut désormais plus que mille mots?

Hervé Fischer

2008-08-14

L’avenir des bibliothèques publiques à l’âge du numérique


Le congrès mondial des bibliothèques publiques, organisé par l'IFLA et l'ASTED vient de se tenir à Québec* Le grand enjeu actuel est évidemment le défi des technologies numériques, qui semble r3emettre en question le papier, le livre et les bibliothèques. Le baiser du numérique sera-t-il fatal aux bibliothèques publiques, où au contraire sera-t-il reçu comme une séduisante invitation à un mariage fécond avec le Web et les robots-bibliothécaires? Cela dépendra certes des hommes plus que des technologies. Mais il ne fait pas de doute que nous allons rencontrer des défis majeurs et inédits, dont l’issue va exiger beaucoup de réalisme et de créativité de la part de nos experts.Allons-nous devenir des « librairiens » d’une nouvelle planète? Pourquoi pas! Il s’agit incontestablement d’une révolution des technologies et des mentalités, mais dont nous devons aussi apprendre à mieux cerner les paramètres assurément complexes et les risques incontestablement réels.Et la difficulté est d’autant plus grande que les changements accélèrent! Lors du Salon du livre de Francfort de 2007, l’encyclopédie allemande Brockhaus investissait encore dans la promotion de son édition papier en nombreux volumes reliés. Quelques mois plus tard, elle annonçait son transfert en ligne avec quelques 300 000 articles et disait ne plus pouvoir garantir la parution de son édition papier. Voilà tout un symbole de notre époque. Le salut passe-t-il donc par l’internet?

En fait, les bibliothèques ont toujours dépendu de trois facteurs principaux, qui sont étroitement liés :
- les technologies de communication
- les structures sociales
- les modes de socialisation.
Elles ont commencé, si je puis dire, par ne pas exister, dans les sociétés de tradition orale, et il est très légitime et prudent de se demander si elles ne vont pas disparaître bientôt.

Du papier au numérique

Nous passons aujourd’hui du papier au numérique, au moins dans une certaine mesure. Ce changement de technologie bouleverse nos comportements, et donc nos institutions.
Les réseaux souterrains de caves de nos bibliothèques publiques remontent à la surface et prennent place dans les réseaux du web.
Les bibliothèques publiques devraient-elles alors épouser la modernité numérique et abandonner la monumentalité d’acier, de briques, de verre et de béton, pour migrer dans la dématérialisation virtuelle? Paradoxalement, il n’en est rien! Les nouvelles bibliothèques publiques se multiplient de nos jours. Certes, elles évoluent architecturalement, mais sans rien perdre de leur monumentalité, souvent bien au contraire. En fait, les gouvernements investissent conjointement dans les deux architectures : matérielle et virtuelle.
Les bibliothèques sont des temples de nos civilisations de l’écrit et demeurent des métaphores de l’univers. Le livre a souvent été une métaphore de la ville, qui est liée à son développement. Jorge Borges parlait des bibliothèques comme de Tours de Babel et de labyrinthes. Je présenterai plutôt aujourd’hui le Web comme une extension électrique de la ville à l’échelle planétaire, tant les réseaux numériques calquent les réseaux électriques de notre planète.
La création de ces architectures du Web semble prendre la relève métaphorique des architectures matérielles de nos bibliothèques traditionnelles. Et dans une étonnante audace de nouveaux citoyens de l’âge du numérique, nous franchissons l’Electronic Frontier comme de nouveaux conquérants du nouveau monde électronique. Nous entendons même créer des mondes nouveaux, des mondes virtuels. Avez-vous déjà pris votre carte d’abonné à
la Grande bibliothèque publique de Second Life?
Migrons-nous vers des mondes meilleurs?

L’internet est-il une menace?

Alors, faut-il croire que l’internet soit véritablement une menace? Nous dirigeons-nous d’un pas accéléré vers un « monde sans papier », selon les propos futuristes de l’Américain Peter Drucker ou du Français Michel Serres? Serait-ce un grand progrès écologique, pour nous, ici, dans un pays d’immenses forêts que nous détruisons pour imprimer en masse le meilleur et le plus ordinaire? Pourtant Peter Drucker aimait se faire photographier pour les médias devant son imposante bibliothèque, comme une connotation de son expertise de futurologue.
Devons-nous admettre que le numérique nous annonce une nouvelle oralité, un néoprimitivisme, comme avant le temps de Gutenberg ? Allons-nous, après la réduction de nos échanges à la communication visuelle qu’a analysé McLuhan, revenir à un monde multisensoriel, moins rationnel, plus émotif et plus événementiel? Plus instantané? Peut-être moins réfléchi, mais plus intense? Et plus convivial? Un monde de liens virtuels, tel un hypertexte planétaire et nerveux?
Bref, un monde sans papier et sans bibliothèques? Nous numérisons tant les livres, qu’ils semblent être aspirés dans les écrans cathodiques de nos ordinateurs. Les bibliothèques, une fois leurs livres scannés se trouvent-elles dévalorisés, comme des entrepôts de garantie des masters originaux, qui deviendront peut-être des lieux déserts?
Le web et les ordinateurs vont-ils accaparer de plus en plus la fonction d’accès et de service au public qui était le mandat sacro-saint des bibliothèques? La question prend toute sa dimension, lorsqu’on pense à la multiplication des DVD, des livres en ligne lisibles sur écran et téléchargeables, des e-books, ces livres électroniques, dont on nous annonce à répétition le succès incontournable – mais toujours reporté – depuis vingt ans.
Allons-nous peu à peu remplacer sur nos étagères nos livres papier par des DVD multimédia interactifs et enchanteurs, bardés d’images, de films et de musiques? Amazon, qui a su nous surprendre et imposer le commerce électronique des livres nous propose désormais le Kindle magique, ce livre électronique qui imite à merveille la matité du papier et de l’encre, en format de poche, avec une sonorisation qui nous fait entendre le bruit des pages virtuelles que l’on croit encore tourner. Sera-ce enfin le simulacre parfait du livre? Mais capable cette fois d’en contenir une centaine dans le même format, voire une infinité que l’on peut télécharger à volonté, avec effets spéciaux et multimédia enrichi? Le produit est-il encore décevant? Peut-être, mais comment douter que dans cinq ans, dans dix ans, ce sera une réussite totale? Un jour viendra où vous pourrez afficher et lire sur votre Kindle de poche tous les livres, tous les manuscrits, toutes les images, toutes les revues, tous les journaux du monde et si vous êtes aveugle, en écouter la lecture à voix haute dans votre langue préférée. Vous résistez encore à cette idée? Les nouvelles générations n’auront pas les mêmes préjugés.

Hervé Fischer

2008-07-14

Bibliothèque planétaire et robots bibliothécaires : un nouveau service public


Depuis son lancement en 2004, le projet de Google de numériser les livres et de constituer ainsi, en diverses langues, une bibliothèque numérique planétaire, semble progresser irréversiblement. Ses initiateurs annonçaient vouloir mettre en ligne d’ici 2010 quinze millions de livres tirés des rayons des grandes bibliothèques du monde, soit 4,5 milliards de pages. Or non seulement Google Livres accumule les ententes, mais il améliore aussi constamment ses moteurs de recherche, qui retrouvent en quelques dixièmes de seconde et affichent sur notre écran, partout (ou presque…) dans le monde, les pages des livres que nous demandons. Google propose aussi au lecteur des titres de livres (et souvent des résumés) que l’usager ne connaissait pas. Autrement dit, ces robots bibliothécaires – il est désormais légitime de les appeler ainsi - vont non seulement chercher et livrer immédiatement, magiquement, sur notre table-écran, les livres demandés, mais ils ont aussi le pouvoir de vérifier pour nous l’existence même de publications traitant du thème qui nous intéresse et de nous les proposer. Devons-nous réagir en blasés ? Voilà en fait un progrès prodigieux dont il faut savoir s’étonner.

La France avait résisté d’abord à ce qu’elle considérait comme l’impérialisme américain de Google. La Bibliothèque nationale de France avait contre-attaqué en lançant son propre projet de numérisation francophone : Gallica (1), avec des budgets conséquents. Son directeur, Jean-Noël Jeanneney, avait même publié un pamplet : Quand Google défie l'Europe. Son propos était très affirmé : La première réaction, devant cette perspective gigantesque, pourrait être de pure jubilation. Prendrait ainsi forme le rêve messianique qui a été établi à la fin du siècle dernier : tous les savoirs du monde accessibles gratuitement sur la planète entière.
Il faut pourtant y regarder de plus près. Et naissent aussitôt de lourdes préoccupations. Voici que s’affirme le risque d’une domination écrasante de l’Amérique dans la définition de l’idée que les prochaines générations se feront du monde.
Dans cette affaire, la France et sa Bibliothèque nationale ont une responsabilité particulière. Mais aucune nation de notre continent n’est assez forte pour assurer seule le sursaut nécessaire. Une action collective de l’Union européenne s’impose. L’enjeu est immense.

Puis Gallica avait donc été inscrit dans une démarche plus large, baptisé Europeana (2). Il s’agissait pour les Français de réaffirmer l'identité culturelle de l'Europe et de diffuser son patrimoine face à ce qu’ils voyaient comme une américanisation de la culture. Mais la bibliothèque publique de Lyon vient de signer un accord avec Google pour numériser et mettre en ligne ses collections patrimoniales (quelques 300 000 titres). Et cette fois, la BNF donne sa bénédiction. Il faut dire que Google assume les frais, ne demande aucun monopole d’accès, et que Lyon garde la maîtrise totale du choix des ouvrages (4). Difficile de dire non !

En fait, quoiqu’en ait dit Jean-Marcel Jeannenay, et il faut le dire aujourd'hui 14 juillet, fête nationale de la France, l’internet, comme nous l’avons toujours affirmé (5), sert la diversité culturelle plus qu’il ne lui nuit, même si l’initiateur est américain. Bien sûr, il demeure indispensable de veiller au respect des droits de propriété intellectuelle – que Google avait tendance à traiter avec désinvolture -, et de veiller à ce que ne s’installe aucun monopole, facile à instaurer pour celui qui est propriétaire des technologies. Certains objectent que dans un premier temps, Google s’assure de dominer le domaine, puis que dans un deuxième temps, il compte bien en tirer un profit commercial à la mesure de son investissement. Nul n’en doutera raisonnablement, mais il est prévisible aussi que Google sera de moins en moins capable d’établir un accès payant à cette bibliothèque numérique planétaire au fur et à mesure qu’il signera des accords en grand nombre avec ces partenaires publiques que sont les grandes bibliothèques. Il devra inventer d’autres modes de rémunération ; et nous savons qu’il y réussit très bien déjà.

Il est tout aussi prévisible que Google devra certainement aussi davantage partager dans le futur sa puissance dans les moteurs de recherche aussi bien que dans sa capacité de numérisation en ligne. On lui reconnaîtra alors d’autant plus volontiers le mérite de sa vision et de ses initiatives actuelles. Tous devront inventer des plans d’affaires nouveaux pour gagner de l’argent tout en assurant ce service public. Car il faut savoir le reconnaître et l’affirmer. Certes, Google est une puissante compagnie américaine, aux visées capitalistes, et fort bien cotée en bourse, mais c’est bien un service publique planétaire et gratuit que cette multinationale nous offre aujourd’hui, d’une valeur inestimable, et qu’aucun État, qu’aucune institution publique, même socialiste, n’avait même pu envisager. Et l’aurait-il conçu, qu’il n’aurait jamais été capable d’en assurer la maîtrise d’œuvre aussi rapidement, à une si grande échelle, mondiale, et avec tant d’expertise.

J’en tire deux conclusions. La première concerne le capitalisme. Il a certes des défauts épouvantables, qu’il est de notre devoir de condamner, mais il a aussi d’étonnantes vertus de créativité et même de service public, dont il faut inversement et honnêtement accepter de faire l’éloge. Même et surtout dans le domaine de la culture ! La ville de Lyon a eu parfaitement raison de donner l'exemple d'une première entente avec une bibliothèque publique française.

Et ma deuxième conclusion, c’est de donner raison à Google Livres dans son projet. Et d’espérer que les bibliothèques publiques choisiront désormais de collaborer avec les Google de ce monde, dans le respect de leurs mandats et dans l’intérêt de tous. Ce sera aussi une excellente opportunité pour les bibliothèques publiques de consacrer leurs efforts à développer de nouveaux services, et à explorer davantage leurs spécificités, complémentaires avec leur déploiement en ligne. Une occasion, donc, pour les bibliothèques traditionnelles – que j’ai toujours aimé et respecté – de se réinventer. Oui, le monde change. Très vite. Parfois pour le pire. Plus souvent, qu’on ne le dit, pour le meilleur.
Hervé Fischer

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(1) Gallica : gallica.bnf.fr/
(2) Voir : http://www.bnf.fr/pages/dernmin/com_google3.htm
(3) Bibliothèque européenne numérique, lancée en mars 2008, `l’occasion du Salon du livre de Paris. Voir : www.europeana.eu/
(4) Voir : www.generation-nt.com/google-numerisation-lyon-livres-domaine-public-actualite-121101.html
(5) Hervé Fischer, Le choc du numérique, éditions vlb, 2001.


2008-07-11

Robots romantiques

WALL-E, un film réalisé par Andrew Stanton,
produit par Jim Morris et Lindsey Collins

(studios Pixar, de Walt Disney)

Au bout de 700 ans de solitude, Wall-E, laissé sur la Terre pour nettoyer la planète après le départ des humains vers d'autres galaxies, voit arriver Eve, en mission d'évaluation. Et il développe de plus en plus des sentiments humains. Nous voilà dans l'univers des robots émotifs et de l'amour robotique... Certes, il s'agit surtout d'être capable de toucher les gens par l'animation, puisque les visages des robots ne se prêtent pas aux expressions habituelles des humains, comme le souligne Ed Catmull, président de Disney et de Pixar. Mais pourquoi vouloir tant prêter des sentiments humains à des robots? C'est en 1984, à Montréal, que l'histoire des robots émotifs a commencé, avec le fameux court-métrage d'animation par ordinateur Tony de Peltrie, de Pierre Lachapelle, Pierre Robidoux, Philippe Bergeron et Daniel Langlois. Depuis, nous en avons connus plusieurs autres, qui sont devenus célèbres, dont le E.T. de Spielberg. Pour les auteurs de Tony de Peltrie, le défi était avant tout technique: prouver les performances de l'animation par ordinateur. Mais il est évident que les hommes aiment s'entourer de golems et d'humanoïdes. Ce n'est pas encore la version moderne des animaux imaginés dans les fables d'Ésope et de La Fontaine. Mais il semble qu'on leur attribue de plus en plus des caractères moraux à eux-aussi. Et il est logique qu'à notre époque Disney évolue progressivement, passant des canards, souris, loups et autres pingouins, à des robots qui reflètent davantage notre monde technoscientifique contemporain. Seuls les caractères psychologiques, les sentiments et les attitudes demeurent les mêmes à travers les siècles. Archaïques ou simplistes, un peu binaires, comme dans la science fiction.
Cette sentimentalité mécanique, ou ce romantisme numérique, est aussi sans doute une manière pour les humains, de s'approprier cette technoscience si puissante et envahissante, qui les fascine, mais aussi qui leur fait peur. Comme les Grecs prêtaient des sentiments humains à leurs dieux. Nous projetons la comédie humaine et ses héros sur tous nos écrans virtuels: jadis les ombres, le mur de la caverne, le ciel, et maintenant les écrans de cinéma, cathodiques et de plasma. En fait c'est nous-mêmes que nous projetons, dans nos propres cerveaux.
Tout évolue, rien ne change? Je ne l'affirmerai cependant pas. Je crois plutôt l'espèce humaine a connu de multiples mutations, accélérées, et va en vivre de nouvelles à l'âge du numérique. Des mutations dramatiques. Elles sont d'ailleurs nécessaires à notre survie, pour ne pas succomber à notre propre puissance technoscientifique, comme des apprentis sorciers. Une seule chose me semble certaine... ou à tout le moins peu désirable: devenir des cyborgs!
Hervé Fischer

2008-07-09

Montréal, capitale mondiale du jeu cinématographique


L’entente entre Ubisoft Montréal et la compagnie d’effets spéciaux pour le cinéma Hybride Technologies, fondée par Pierre Raymond à Piedmont (Québec) il y a quinze ans, est une nouvelle d’importance stratégique. En effet, Ubisoft, une compagnie d’origine française, venue ici en 1997, aujourd’hui en plein essor, et qui compte 1800 employés, a contribué à attirer à Montréal de nombreuses autres compagnies de jeu. On compte aujourd’hui au Québec plus de soixante entreprises directement liées à l’industrie du jeu, dont Electronic Arts (USA) et Eidos (U.K.) (1). On estime à 5000 le nombre d’emplois, qui est en croissance constante. Outre le Centre NAD,qui a joué un rôle décisif dans la formation des créateurs, Ubisoft a créé son propre un campus de formation. Les gouvernements successifs ont instaurée et renouvelée une politique d’incitatifs fiscaux et de soutien à la création d’emplois, qui a clairement joué un rôle déterminant, comme en témoigne le succès de la création è Montréal de la Cité du multimédia. Chaque année L’Alliance numérique du Québec organise au Palais des congrès de Montréal le SIJM, le Sommet international du jeu de Montréal, qui rassemble de nombreux participants étrangers (2). L’environnement industriel informatique constitue lui aussi un paramètre très favorable (Softimage, Autodesk, etc.(3)). Et c’est à juste titre qu’on souligne souvent à quel point la culture québécoise, le cosmopolitisme de Montréal, le bilinguisme de ses créateurs ont contribué à attirer les entreprises mieux que ne pouvaient le faire des villes américaines ou canadiennes unilingues ou moins sensibles aux diversités culturelles. Bref, Montréal a pleinement pris sa place de leader.

C’est dans ce contexte déjà très propice, que l’acquisition d’Hybride Technologies par Ubisoft aura certainement un impact stratégique. Hybride Technologie est réputée internationalement pour son savoir faire en effets spéciaux de cinéma. Cette compagnie a signé notamment les animations par ordinateur et effets visuels de Sin City, Maurice Richard, 300. Elle travaille régulièrement pour Hollywood. Elle permettra donc à Ubisoft non seulement de développer les effets spéciaux de ses jeux vidéo, mais aussi d’en assurer des versions cinématographiques : une nouvelle tendance de cette industrie, qui depuis le lancement des jeux-films Matrix semble très prometteuse, alors que le chiffre d’affaire des jeux vidéos rejoint maintenant celui de l’industrie cinématographique et tend à le dépasser. Ubisoft avait déjà décidé d'investir dans un studio numérique de cinéma. Le projet est ainsi consolidé avec l'expertise d'un partenaire de haut calibre.

Le p.d.g. d’Ubisoft, Yannis Mallat, l’a souligné aujourd’hui: Jamais un éditeur de jeux vidéo et un studio d’effets spéciaux n’avaient uni leur destinée pour partager leur vision du divertissement de demain. Montréal, qui a beaucoup contribué depuis quelques années à orienter l’évolution de l’industrie du jeu vidéo, est donc de nouveau pionnière, avec des jockers dans son jeu.

Hervé Fischer

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(1) Voir : www.eidosmontreal.com/fr/industrie-jeu-video.html

(2) Le prochain Sommet aura lieu les 18 et 19 novembre prochain. Voir :www.sijm.ca/2008/en-advisory-board.html

(3) Voir : http://blog.technomontreal.com/category/jeux-video/langswitch_lang/fr/

2008-07-08

Le faux plastique


On connaît le faux bois des tables, le faux gazon des terrains de sport, le faux marbre des salles de bain. Mais le faux plastique? La question semble ne pouvoir trouver aucune réponse. Pourtant, voilà bien la métaphore fondamentale du numérique. La simulation, la modélisation du monde réel, la nature, la mémoire et la vie artificielles y semblent plus réels que celles d'ici-bas. Plus instrumentables, plus riches en information connue et maniupulable, plus inventifs au sens d'une transformation du réel, plus faux du point de vue du réel et plus vrais du point de vue humain, ces artefacts tendent à se substituer en recherche scientifique à ce que la simple observation permettrait de constater. Nous en savons davantage; ils nous en disent plus. Ils sont beaucoup plus plastiques, au sens du synthétique malléable, que le réel qui nous demeure inconnu en soi. Le numérique est transparent. Le réel est épais ou obscur, ou insondable. Le réel nous échappe. C'est sa vertu et sa limite. Les algorithmes créent des productions factices, des imitations, mais plus transformables et transformatrices que la réalité, finalement plus parfaites et plus vraies que le réel qui nous demeure définitivement inaccessible. Le numérique, en outre n'a pas de défauts, contrairement au réel. D'où l'idée du posthumain, de l'intelligence, de la mémoire et de la génétique numérique. La différence est là, comme entre les tomates entièrement naturelles et les tomates modifiées génétiquement, contrôlées contre les insectes et formatées. Comme dans la chirurgie plastique. Qu'est-ce qui est vrai, finalement? Un beau visage transformé plastiquement? Ou le visage naturel qui avait des défauts incommodants? Rien n'est-il plus faux qu'une peinture à côté de son modèle? Et pourtant n'est-ce pas le tableau qui est le plus vrai et deviendra le plus réel? Factice, le numérique a vocation à devenir plus vrai que le réel. Vérité et réalité sont deux concepts distincts et hiérarchisables en faveur du premier contre le second. Car la beauté, aussi conventionnelle soit-elle, la vérité, de même, et même l'efficacité - à leur niveau humain - valent bien une réalité que nous ne cessons de tenter de conquérir et de mettre à notre main. Le plastique, lui, est toujours du plastique. Il est vrai.
Le numérique, en ce sens, aussi factice puisse-t-il être, est ainsi extrêmement humain. Et vrai. Ce sont les hommes qui le créent, le secrètent et finalement, comme de la fausse pierre. en font leur vraie création et leur chair même.
Voilà le paradoxe que célèbre notre époque.
Hervé Fischer

2008-07-01

Une esthétique quantitative

Shanghai, Stock Exchange, 2000
L’esthétique est traditionnellement associée à des qualités expressives. Elle évoque une sensibilité et un style. Celui d’un pays et d’une civilisation : égyptien ou africain, inca ou victorien, etc. ; et celui d’une culture, voire d’une école : classique, baroque, romantique, impressionniste, fauviste, cubiste, symbolique, surréaliste, abstrait, expressionniste, bauhaus, constructiviste, gestuel, minimal, conceptuel, etc. On s’aperçoit que chaque esthétique est aussi associée à un mouvement artistique, architectural, musical, chorégraphique, cinématographique, etc. Il faut renoncer à l’idée philosophique d’une esthétique générale, au sens de Kant d’un jugement universel sur le beau, qui serait inné ou relèverait d’une idéologie idéaliste. On ne peut qu’historiciser et sociologiser l’esthétique. Voilà ce qu’il faut d’abord souligner.

Dès lors, on pourra mieux répondre à la question : quelle est l’esthétique actuelle? À la fin du XXe siècle, elle a été postmoderne, au sens d’un mélange hétéroclite de styles, reflétant une crise des grands récits fondateurs, du rationalisme et des valeurs dites modernes. Qu’est-il ressorti de cette crise? Une remise en question radicale et polémique de l’art contemporain. Dénonciations et pamphlets se sont succédées, dans un dialogue de sourds témoignant d’un désarroi général.

Au-delà de cette querelle de chapelles et de cette perte de sens de l’art, revenons à l’essentiel. Toute esthétique renvoie à une image du monde, celle d’un moment socio-historique, qui comporte chaque fois des structures et une sensibilité spécifique.

L’image du monde actuel n’est plus linéaire, ni qualitative, mais éclatée ou fragmentée et quantitative.

Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet ont fait place aux trous d’ozone polaires et aux variations thermiques des océans.

L’interprétation technoscientifique du monde en ce début de XXIe siècle est exprimée en diagrammes, variations statistiques, fréquences, et selon des codes de couleur qui désignent les types de variations que l’on compare et associe. Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet ont fait place aux trous d’ozone polaires et aux variations thermiques des océans. Cette nouvelle naturalité ou hypernaturalité est fondée sur des liens, des concomitances, des variations de quantités, d’énergie, de températures, démographiques, économiques et financières, écologiques, de danger, de popularité, etc. Tout est mesuré et lié. Ce structuralisme quantitatif, comme l’a appelé le sociologue français Abraham Moles, constitue aujourd’hui le ressort même, cognitif et instrumental, de notre rapport au monde. Oublions le symbolisme, le surréalisme, la linguistique, la géométrie minimaliste, les émotions poétiques, les introspections de l’inconscient : notre société néolibérale et de consommation est quantitative. Les écarts de développement, de pauvreté, d’éducation, d’opinion, et même de styles de vie, comme on dit en marketing, sont définis quantitativement. L’écologie, la liberté d’expression, la qualité de vie, toutes les qualités, en fait, sont mesurées et quantifiées. Cela nous conduit à une esthétique quantitative.

Oublions l’art gestuel ou abstrait, la performance, le body art, le post-expressionnisme ou le néo-baroque. Oublions les arts relationnels ou contextuels, les méandres de la communication et les stratégies de la cybernétique. Le sens et l’essence du monde actuel sont devenus quantitatifs. Et posons-nous la question d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une poésie du quantitatif.

Bien sûr, nous ne revenons pas avec cette approche aux idées traditionnelles du nombre d’or, ni aux conceptions numériques de la musique et de l’architecture. Nous parlons bien de quantités, comme on parlerait de solides, et de la variation de leurs poids ou de leurs volumes. Il faut prendre ici le concept du quantitatif en son sens le plus trivial. J'ai déjà souligné l'importance des représentations quantitatives dans la société actuelle: diagrammes, colonnes, pyramides, pour représenter les variations de la Bourse, de la polution, du débit des fleuves, de la population, de la popularité d'in homme politique, de la pratique religieuse, etc. Tout est nombre. Ordre et désordre se mesurent. Les catastrophes et les succès aussi. Le sens du monde actuel, son progrès économique, social, éthique s’exprime désormais en variations strictement quantitatives. En prendre conscience donne souvent le vertige et crée des émotions. À coup sûr. Et de là surgit cette nouvelle esthétique du quantitatif qui caractérise notre époque, même si nous n’en avons pas encore vraiment pris conscience dans les milieux artistiques.

Rien d’étonnant, dès lors, que nous recourrions aux diagrammes et aux fausses couleurs pour mettre ce monde numérique en images, que ce soit dans les arts scientifiques, ou en architecture, dans le design industriel ou en chorégraphie.

En fait, contrairement aux préjugés flous les plus répandus, l’esthétique n’a jamais été qualitative, mais une affaire de thème et de style. Je vous propose donc de réfléchir davantage à cette esthétique quantitative, que nous devons inventer, avec autant d’audace que nous avons inventé précédemment le réalisme ou le fauvisme, la musique baroque ou aléatoire, le constructivisme ou le postmoderne. L’esthétique quantitative n’est pas moins fascinante et prometteuse. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix. Le choc du quantitatif, c’est l’esthétique de notre temps.

Hervé Fischer

(1) Voir Dictionnaire mondial des images, sous la direction de Laurent Gervereau, article de Hervé Fischer: Représentations quantitatives, Éditions Nouveau monde, Paris, 2006.

2008-06-30

Les couleurs numériques


Le monde a changé de couleurs plusieurs fois. Les peintres de la Renaissance ont substitué aux couleurs pures et symboliques des Primitifs des couleurs locales, rompues, que la volonté d’une perception plus réaliste, vraisemblable, ont ternies, brunies, bleutées, réduites jusqu’au clair obscur et au contraste de valeurs dans le néo-classicisme. La couleur pure a été exclue. Puis, les peintres sont sortis de leurs ateliers aux couleurs convenues et obscurcies. Les Romantiques, puis surtout les Impressionnistes ont redécouvert les contrastes de couleurs et la saturation chromatique d’une nouvelle perception de la nature. Ces impressions subjectives et fugitives de lumière-couleur de plein air, jugée pure, ont bientôt donné libre cours à la rébellion chromatique des fauvistes. Entre temps, le développement des pâtes industrielles de pigments, de l’impression offset, de la publicité, de la signalisation et du commerce urbains a favorisé une nouvelle sensibilité chromatique, qui célèbre des couleurs vives, saturées et contrastées.

Le rythme du changement s’est accéléré en Occident. Nous nous sommes aujourd’hui complètement éloignés de la sensibilité impressionniste aussi bien que de la vraisemblance perceptive, en nous habituant à une nouvelle gamme, celle des couleurs-lumières numériques de nos ordinateurs. Ce sont des couleurs additives, contrairement aux couleurs soustractives du papier, du tissu, des matériaux réfléchissants. Elles nous bombardent d’électrons à travers les écrans cathodiques. Ce sont à nouveau de fausses couleurs, choisies pour leurs contrastes et leur lisibilité. Elles sont redevenues conventionnelles, et même de plus en plus régies par des codes internationaux. L’imagerie scientifique de nos bulletins météo à la télévision, aussi bien que de nos laboratoires de recherche, en physique, en biologie, en écologie nous présentent une nouvelle image de la nature, en couleurs codées, saturées, libres de tout réalisme, comme dans les vitraux de nos cathédrales, ou dans les masques indigènes.

Voilà une révolution chromatique radicale, qui renoue paradoxalement à l’âge du numérique avec la symbolique des codes de couleurs primitives et du Moyen-âge. L’usage des couleurs ne tient plus à une vraisemblance perceptive : il la nie constamment. Il se constitue en langage visuel, pictographique, qui tend à devenir internationalement normé. De ce fait notre gamme artificielle de couleurs se simplifie, s’appauvrit en rejettant ces nuances chéries de notre sensibilité naturaliste ou impressionniste, qui aujourd’hui brouilleraient le message, aussi bien signalétique que scientifique. La couleur se délocalise, sous la pression internationale. Elle est laïque, certes, mais il ne faudrait pas en sous-estimer la dynamique énergétique, voire l’émotion, qui correspondent de nouveau à un ailleurs Car à l’opposé du réalisme inventé par la Renaissance italienne, le monde numérique selon lequel nous interprétons, remodelons et transformons le réel relève d’une vision prométhéenne. Nos couleurs n’évoquent plus le mystère des esprits, ni des dieux. Ce ne sont pas les couleurs de la nature. Ce sont les couleurs des hommes qui croient désormais en leur pouvoir créateur.

Les nuances relevaient de la vie rurale, soumise à la nature. Liées à la survie des pêcheurs, des chasseurs, des agriculteurs, elles commandaient de riches vocabulaires que nous perdons de plus en plus. C’est l’industrie textile et de la mode, qui en a pris le relais dans les sociétés urbaines. Au XIXe siècle, le goût littéraire et l’introspection psychologique les a associées à des états d’âme, le plus souvent en réactivant au nom d’une pseudo psychologie des couleurs les anciennes symboliques religieuses. Nous n’en sommes plus du tout là.

Couleurs cathodiques bonbons

Cette colorisation artificielle de notre image du monde gagne tous nos écrans, nos objets, nos modes vestimentaires. On colorise les cartes postales, les films, les chemises, les voitures, les emballages de produits alimentaires, les couvertures de disques, les médicaments, les jus de fruits, les plastiques, les fleurs et bientôt les macdos comme des bonbons.
Qu’ils explorent des espaces ludiques et de divertissement, ou qu’ils abordant les thèmes de la nature et de la vie artificielles, les arts numériques, qu’ils soient d’installation ou écraniques, n’explorent plus que les gammes saturées des seules couleurs électroniques ou cathodiques. Et ils en cultivent le nouveau plaisir bigarré. La couleur lumière est énergie. Elle est active.

Hervé Fischer

2008-06-27

1 milliard d'ordinateurs dans le monde


La firme GARTNER nous annonce qu'elle estime désormais à plus d'un milliard le nombre d'ordinateurs sur notre planète Terre, et que ce nombre dépasserra 2 milliards en 2014. Cette accélération spectaculaire serait due au prix de plus en plus modeste du prix de vente des ordinateurs neufs et au recyclage des anciens. Une augmentation globale de prèes de 12% par an. Bravo. Bien sûr, la fracture numérique demeure, puisque, selon Gartner toujours, 58% de ces ordinateurs seraient dans les pays riches du Nord, ne représentant que 15% de la population mondiale.
L'étude de Gartner propose d'estimer à 180 millions le nombre d'ordinateurs neifs qui sont mis sur le marché par an actuellement; et il ajoute qu'un tiers des ordinateurs remplacés seront jetés dans les dépôts d'ordure sans autre préoccupation écologique.
Avec un certain optimisme, et compte tenu de la saturation des marchés développés, Gartner suggèere que 70% du prochain milliard d'ordinateurs à venir seront destinés aux pays émergents. On a du mal à le croire et nul n'ignore que ces grandes firmes d'analyse de marchés siont toujours assez optimistes pour flatter les marchés et les entrepreneurs qui financent leurs recherches. Car la courbe de cette accélération devrait se tasser en fonction des limites économiques des pays émergents. Il demeurera longtemps impossible pour des milliards d'êtres humains de faire autre chose que tenter de survivre quotidiennement, sans compter ceux qui sont dans les milieux ruraux, sans électricité. Car à suivre Gartner, on pourrait prévoir que la fracture numérique, actuellement de l'ordre de 84% diminuerait à 75% d'ici 2014. C'est sans doute négliger les facteurs d'inertie imcompressibles.
Bien sûr, nous n'avons encore parlé ici que d'ordinateurs. Pas de la connexion à l'internet, qui demeure beaucoup plus problématique! Combien de villages n'ont pas de connexion internet encore aujourd'hui au Canada, si ce n'est par téléphone...
Quoi qu'il en soit, il faut saluer ce nombre de 1 milliards et son accélération rapide comme la réalité du "choc du numérique" et comme un progrès incontestable. Qui se plaindra aujourd'hui que l'électricité ou le téléphone se répande? Les ordinateurs et l'internet constituent non pas un luxe, mais une infrastructure pour le progrèes humain, qu'il soit économique, culturel, médical, éducatif, ou simplement utilitaire.
A
Le progrèes technologique n'est pas garant du progrès humain, certes. Mais cela, c'est un autre débat. Est-ce que le téléphone ou l'automobile peuvent favoriser le crime? Certes. Avoir des effets pervers? Sans aucun doute. Mais la solution n'est pas de renoncer au téléphone, ni à l'automobile, mais plutôt d'en encadrer l'usage et de travailler à l'éducation humaine. L'homme, c'est l'enjeu de toujours. La technologie vient avec, mais en seconde priorité.
Hervé Fischer

2008-06-09

ART & ARGENT - NUMÉRAIRE & NUMÉRIQUE

Les financiers projettent (évolution du NASDAQ en 2000)

Une exposition sur le thème de l'art et l'argent, organisée actuellement en France au Plateau (Paris)* par Caroline Bourgeois et Elisabeth Lebovici retient l'attention. Malgré des moyens financiers modestes - il faut le souligner, compte tenu du thème! - cette exposition réunit de nombreux artistes modernes et contemporains qui ont abordé de façons très diverses ce thème si central dans l'inconscient de la production artistique, sinon dans son expression explicite, le plus souvent sous l'angle de la contestation.
L'exposition n'aborde pas l'évolution de ce thème dans l'art numérique et le web art, bien que numéraire et numérique soient désormais étroitement liés. Pourquoi?

Le numéraire‚ c’est le numérique‚ et réciproquement

"Depuis l’aube de la civilisation‚ la culture a toujours eu la priorité sur le marché"‚ comme le rappelle Jeremy Rifkin à un moment où‚ pourtant‚ on ne parle plus que d’économie‚ qui devient une déesse à la pensée unidimensionnelle, étonnamment réductrice. Il faut constater‚ en outre‚ que l’utopie triomphaliste du capitalisme électronique semble avoir pris la relève de l’utopie communiste vaincue.
Les bits sont désormais la substance même de nos échanges commerciaux. Ils sont associés à la richesse. Les entrepreneurs sont devenus des courtiers d’information‚ des banquiers du numéraire-numérique. À l’âge du numérique‚ l’argent est devenu électronique et il constitue la matière première de la nouvelle économie. Numérique et numéraire sont les deux faces de la même médaille.

L'économie imaginaire

C’est l’imaginaire que nous habitons‚ disent les poètes. Et ils le savent. C’est l’imaginaire aussi que les économistes de la Netéconomie habitent, mais ils ne le savent pas! Pourtant‚ les valeurs boursières des grandes compagnies ont pu y croître d’un facteur de 1000 en quelques mois et retomber d’autant en quelques semaines. Les technologies numériques sont paradoxalement aussi des «psychotechnologies»; elles font pulser l’imaginaire numérique comme un cœur d’aventurier en phase d’excitation. Robert McIllwraith a souligné le rôle des sentiments dans l’économie‚ rappelant que celle-ci demeure une science humaine‚ malgré ses outils mathématiques sophistiqués. Il nous parle de la feelings economy. Les émotions ont pris une importance majeure dans les comportements économiques des acteurs de la nouvelle économie numérique‚ alors que les outils statistiques sont désormais inopérants face à des situations inédites. Et l’économie numérique est désormais de plus en plus de l’ordre de l’imaginaire. Ce qui se nomme couramment l’electronic economy (e-economy)‚ nous la nommerons donc l’économie imaginaire: i-économie. Ses pulsions et l’ampleur de ses variations tiennent à son irréalité‚ à sa déréalisation. Car la nouvelle économie est basée sur la production et l’échange d’informations‚ et non plus tant de marchandises‚ de bits et non d’atomes‚ disait Negroponte. Les informations‚ les concepts qui s’y échangent ne circulent pas dans des navires-citernes ou des trains de marchandises, mais sous la forme immatérielle de fichiers électroniques. Cette dématérialisation de l’économie favorise la fluidité et l’accélération de celle-ci‚ mais aussi sa volatilité et‚ par conséquent‚ l’emprise des pulsions que l’imaginaire peut exercer sur elle. La valeur d’un pain ou d’une maison s’établit assez facilement; l’objet est là‚ visible et saisissable. Mais que vaut un concept? Un fantasme ou une vision? Où sont-ils? Quelle garantie pouvons-nous avoir quant aux droits de propriété qui leur sont attachés? Et quant à leur durée de vie? Comment s’établissent les unités de compte d’une économie imaginaire‚ plus exposée que l’économie traditionnelle aux coups de vent‚ de panique ou d’enthousiasme de ceux qui y spéculent? «Du contrôle des échanges de biens on est en train de passer au contrôle des échanges de concepts. Au xxie siècle‚ ce sont les idées qui font de plus en plus l’objet de transactions commerciales»‚ souligne Jeremy Rifkin.
Faut-il s’étonner alors que le jeu prenne de plus en plus de place dans cette économie imaginaire? Là où le numéraire circule à la vitesse du numérique‚ de façon quasi interchangeable‚ les imaginations s’excitent et les rythmes cardiaques s’accélèrent avec ces rêves d’enrichissement facile et immédiat. N’existe-t-il pas d’exemples très spectaculaires qui le montrent et que l’on cite volontiers?

La fluidité numérique de l’économie imaginaire active la dynamique événementielle de celle-ci et en accélère les échanges. Le numéraire irrigue l’économie‚ en fait palpiter intensément l’imaginaire numérique et ses rêves de puissance. Pourtant, l'art numérique aborde beaucoup moins la thématique de l'argent que ne le faisaient les artistes modernes, de Dada à Michel Journiac, de General Idea à Antoni Muntadas.

Un art numérique de divertissement et de consommation

Pourquoi? C'est que l'art numérique réussit rarement à être idéologiquement critique. Le numérique compromet le plus souvent les artistes dans l'idéologie du jeu, de la performance technique, des effets esthétiques, de l'illusion interactive, et finalement de la société de consommation et de divertissement. L'artiste new yorkais Paul Garin, avec ses chiens de garde protégeant les riches demeures des riches, demeure une exception. Et cette oeuvre date des années 1990.
En outre, l'art numérique ne se vend pas. Immatériel et éphémère, il n'a ni marché, ni collectionneurs - sauf rare exception. Il nécessite, pour se produire, l'accès à des machines et à des logiciels coûteux. Il n'y a pas d'art numérique pauvre: cela semble même conceptuellement impossible. Et les artistes dépendent finalement, comme au temps des princes et des papes, de la commande corporative ou publique, qui ne se prête pas à la contestation.
Les gouvernements eux-mêmes exigent de plus en plus que les artistes-chercheurs cherchent... des contrats avec les industries culturelles. C'est maintenant le cas au Québec comme ailleurs. Pourquoi pas? Aussi longtemps qu'il existe aussi des budgets pour l'art gratuit. Ai-je parlé d'un art gratuit? Il serait plus pertinent de parler d'un art libre, celui de la conscience esthétique et politique, et de la libre aventure, qui n'est pas un art de commande. Le numérique se positionne presque exclusivement à l'opposé. Pourtant, notre époque a plus que jamais besoin de cette conscience critique et de cette recherche esthétique. Quelle défaite pour l'art d'aujourd'hui!
Hervé Fischer
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(*) Le Plateau (FRAC Ile-de-France) 33, rue des Alouettes, 75019 Paris. contact presse: Christelle Masure, cmasure@fracidif-lerplateau.com
(**) Courtesy: The Estate of Genertal Idea et la Galerie Frédéric Giroux, Paris
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2008-05-23

De l’idéologie de l’avant-garde à celle de la créativité


Ler XIX siècle français a lancé l’idée d’avant-garde sociale et artistique, suite à l’invention de l’Histoire comme destinée préprogrammée du Progrès humain. Au début du XXe siècle, des artistes ont substitué à ce concept d’Histoire téléologique, écrite d’avance, la célébration de la liberté humaine, celle qui est capable de construire le futur. Ce furent coup sûr coup les arrogances et les vertiges du futurisme italien, du constructivisme russe et du Bauhaus allemand. Ces trois mouvements artistiques, s’inscrivaient cependant encore dans l’exaltation de l’avant-gardisme, comme conscience possible du futur. Les postures extrêmes des artistes dans les années 1980 et leurs crispations parfois morbides ont mis fin à la célébration de l’idéologie d’avant-garde, annonçant les émois du postmodernisme et la crise de la posthistoire (1).

Aujourd’hui, le contexte a changé et l’idéologie aussi. Nous ne parlons plus guère d’avant-gardisme, mais plutôt d’innovation et de créativité.

L’avant-gardisme a pris paradoxalement une coloration ringarde, comme le modernisme et même la crise postmoderne. Ils ont vieilli très rapidement, parce que les enjeux sociaux ont été bouleversés par le passage à l’âge du numérique.

Aujourd'hui, nous avons conçu un bouquet de concepts proches qui sont l'innovation, la créativité, la recherche artistique; nous parlons d'artistes chercheurs, et nous tentons de rapprocher et mêler ces concepts le plus possible. En fait l'innovation renvoir plutôt à la technologie; la créativité aux sciences cognitives, la recherche artistique aux sciences pures. Nous tentons, légitimement de réunir ces vertus, mais dans une posture idéologique qui s'éloigne manifestement de l'idée d'avant-garde.

L’avant-gardisme était individualiste, subjectif, alors que la créativité se déclare collective et objective. L’avant-gardisme produisait des oeuvres uniques, alors que la créativité cible la production industrielle et sociale. L’avant-gardisme était linéaire, alors que la créativité se réclame de l’arabesque, de la sérendipité et des logiques floues. L’avant-gardisme était spécialisé et autoritaire, alors que la créativité exige la transversalité, la multidisciplinarité, l’ouverture. L’avant-gardisme était simplificateur, affichait des manifestes prescripteurs et souvent binaires, alors que la créativité s’identifie à la recherche, à la complexité, à l’inachevable et à une certaine modestie. L'avant-gardisme s'exprimait à coup de divergences, alors que la créativité cultive la convergence , celle de l'art, des sciences et des technologies. Certtes, l’avant-gardisme tendait à s’approprier des domaines réputés non artistiques et à les intégrer dans l’art, qu’il s’agisse de l’âme, des matières pauvres, de gestes et d’attitudes, de la vie, de la société, de la politique, mais soulignait le saut qu'il opérait. Après avoir inventé le ready-made, Marcel Duchamp avait même choisi de faire de sa vie elle-même une oeuvre d’art. L'avant-gardisme pratiquait la rupture, alors que la créativité amalgame et vise l'approfondissement. L’avant-gardisme était le plus souvent socialement contestataire, critique, politiquement engagé, alors que la recherche créativité se rapproche de l’industrie manufacturière et culturelle et des usages sociaux, perdant ainsi le plus souvent son statut de conscience sociale critique.

Passer d’une idéologie à une autre, dans le domaine de l’art, ne signifie pas un progrès objectif, mais un changement significatif d’idéologie, reflet d’un changement de société et d’image du monde. L’avant-gardisme était provocateur, gratuit et simplificateur, libertaire et excitant. La créativité relève d’une idéologie plus ouverte, mais molle et souvent insaisissable, plus engagée et empêtrée dans les compromis et les gestions institutionnelles et sociales. Plus utile, avec plus de convivialité obligée, mais moins de conscience philosophique et critique. Je ne prendrai donc pas ici parti pour la créativité contre l’avant-gardisme. Il s’agit seulement de clarifier la topologie idéologique dans laquelle nous évoluons et nous engageons éventuellement. Mais comment pourrait-on être d’avant-garde dans les arts numériques? Technologiquement innovateur, certes, comme dans les jeux vidéos et les installations interactives, le divertissement. Et plutôt d’avant-garde dans le bioart, l’art éconumérique. Car la créativité, la recherche innovatrice ne font pas l’art. L’art s’y perd souvent.

Certes, art, science et technologie se sont rapprochées. Ces proximités sont passionnantes et fécondes. Mais il demeure que l’art est dans la tête de l’artiste, pas dans l’ordinateur. Dans l’attitude, pas dans la science. Dans la divergence, pas dans l’algorithme.

Hervé Fischer

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(1) Voir aussi Hervé Fischer : L’Histoire de l’art est terminée, Balland, Paris, 1981. En ligne maintenant à : http://classiques.uqac.ca/contemporains/fischer_herve/histoire_art_terminee/histoire_art_intro.html

2008-05-21

Pour un art éconumérique


Deux des paramètres les plus déterminants de notre sensibilité contemporaine, en ce début de XXIe siècle, sont certainement l’économie et l'écologie. Et ils ont convergé dans l’exploration et l’interprétation de notre cosmogonie, qui est devenue numérique, après avoir été animiste, providentielle, organique et mécanique. Tel est le changement d’image du monde qui s’impose aux artistes actuels.

Mais de quel art pourra-t-il s’agir? Nous avons déjà exploré notre rapport à la nature dans la peinture de paysage, la sculpture environnementale, le land art, ou des performances écologiques, panthéistes, sociologiques, ou dénonciatrices. Les artistes négligent le thème de l’économie, jugée à tort inesthétique et triviale, mais ils ne peuvent bouder plus longtemps l’écologie. Celle-ci a certes motivé l’engagement politique de nombreux artistes, mais pas l’exploration de son nouveau langage. Or c’est l’écologie aujourd’hui, qui détermine de plus en plus notre conscience et notre perception de la nature, et qui nous sensibilise aux causes et aux effets des bouleversements climatiques. Or l’écologie est une science, dont les modes de représentation numérique suggèrent une nouvelle expressivité artistique de la nature et une nouvelle esthétique.

Les romantiques ont inventé le sentiment de la nature. Les peintres impressionnistes ont découvert le plein air, la composition des paysages, la lumière naturelle et la synthèse visuelle des couleurs pures. Mais ce n’est plus la destruction de l’espace optique, en perspective euclidienne, au bénéfice d’une arabesque, qui appellera l’attention des paysagistes numériques. Notre vision actuelle de la nature s’élabore selon d’autres structures, qui sont des courbes de variations quantitatives. L’architecture numérique de notre image du monde se construit aujourd’hui en diagrammes, en déploiements ondulatoires, en fréquences radio, en mouvements de particules, selon la dynamique des fluides et les lois de la probabilité. La connaissance des causes et des effets des phénomènes naturels est constituée désormais de fichiers informatiques. L’analyse des facteurs physiques, chimiques, biologiques, humains de notre environnement trouve son expression dans des modélisation, des simulations, des prévisions, qui relèvent désormais d’algorithmes écologiques. C’est là aussi que l’évolution des biomasses et les variations des gaz à effet de serre, de l’ozone, de la fonte des glaces polaires, du plancton, selon les températures et les cycles, peuvent être suivies et interprétées. Les déplacements et la teneur des polluants, les courbes des températures océanographiques, des champs électromagnétiques, des zones de désertification, les migrations animales, les déforestations, les croissances démographiques et urbaines, les niveaux d’eau des océans sont autant de paramètres qui modèlent nos paysages, nos environnements, notre géographie humaine, la météorologie de nos vies quotidiennes et provoquent maintes catastrophes naturelles de plus en plus tragiques.

Ce ne sont plus les vibrations chromatiques éphémères, si chères aux Impressionnistes, qui importent aujourd’hui. Ce n’est plus la complémentarité des couleurs et les lois chromatiques de Chevreul. Car c’est en fausses couleurs, déterminées par des codes de stricte lisibilité, que notre nouvelle naturalité (1) s’affiche aujourd’hui sur nos écrans cathodiques. Les impressionnistes ont détruit les conventions classiques du clair-obscur et de la vraisemblance. Mais nous avons réinstitué aujourd’hui de nouvelles conventions, soumises à des codes internationaux de normalisation, qui sont celles de l’imagerie scientifique. Elles ne relèvent même plus d’une symbolique religieuse. À l’opposé de toute subjectivité psychologique, de toute rébellion individualiste, de toute sentimentalité, elles sont plus rigides et transculturelles que jamais. Elles visent seulement la commodité utilitaire, signalétique d’un langage sans ambiguïté.

Nous ne nous intéressons plus, non plus, au relativisme de nos perceptions qu’explorèrent les Cubistes. Nos images de la nature sont scientifiques. Elles sont basées sur des mesures et des relevés statistiques. Elles sont le pur produit de nos appareils électroniques et de nos programmes informatiques. Elles renouent donc, à l’opposé du langage subjectif des Cubistes, avec les mathématiques qui furent la base, au Quattrocento, de notre perception optique de la nature et de l’invention de la perspective géométrique. Elles visent plus que tout, à nouveau, l’objectivité.

Une attitude demeure cependant commune aux artistes impressionnistes et à ceux qui s’engageront dans l’art éconumérique : une attitude politique. Les Impressionnistes sont fils de la Révolution française. Opposés aux aristocrates et aux bourgeois qui défendaient le néo-classicisme, ils se sont identifiés au peuple, celui des paysans et des ouvriers. Ils ont représenté la vie quotidienne des gens ordinaires. Ils furent sensibles aux nouvelles théories socialistes et anarchistes. Ils soutinrent la révolte des Communards. Ils avaient des préoccupations à la fois esthétiques et politiques. Il en sera de même des artistes éconumériques. Non seulement l’écologie nous donne accès à une nouvelle lisibilité des phénomènes de la nature, mais elle suscite aussi une prise de conscience des effets pervers de notre économisme obsessif et de la logique abusive de nos sociétés de consommation.

Cependant, ce n’est plus l’expression des joies populaires du plein air ou de la souffrance des prolétaires qui retient notre attention. C’est beaucoup plus l’appauvrissement des sols, et la pollution de l’air, parce qu’elles créent la pauvreté et la souffrance des hommes. Ce sont les OGM et les monocultures qui ruinent l’agriculture alimentaire. Ce sont les gaz à effet de serre qui déclenchent des bouleversements climatiques et des catastrophes humaines. Ce sont les déversements de polluants, la contamination de notre alimentation industrielle, qui tuent, et qui vont diminuer sans doute à nouveau notre espérance de vie, au moment où elle aurait pu s’accroître encore. Ce ne sont plus nos technologies numériques, mais nos logiques économiques néo-libérales, qui désormais ravagent de plus en plus notre planète et détruisent les fragiles équilibres écologiques dont dépend notre survie. L’engagement écologique implique la dénonciation du cynisme économique.

Voilà donc tout un défi pour les artistes actuels : découvrir notre nouvelle image du monde, économique et écologique; explorer sa nature numérique, et inventer les langages artistiques qui pourront exprimer notre nouvelle sensibilité. Plusieurs artistes ont déjà abordé significativement ces thèmes en élaborant des installations interactives et ludiques, en exposant des jardins contrôlés à distance par internet, ou en concevant des environnements miniaturisés célébrant une nature artificielle. Ce fut une étape. Mais c’est désormais en vraie grandeur, à l’échelle de la planète, que se situent les problématiques écologiques. Nous n’en sommes plus au jardin des curiosités, au gadget-robot, mais nous touchons à l’architecture planétaire.

Le défi est spécifique à l’âge du numérique. Pourtant, il demeure comparable à celui que relevèrent jadis les Impressionnistes, esthétique et politique. Et de même que les sensations de lumière et la conscience politique n’étaient pas dans les tubes de peinture ni dans la toile ou les pinceaux, mais bien dans la vision nouvelle des artistes, de même l’exploration et l’expression des défis du numérique ne sont pas davantage aujourd’hui dans les ordinateurs, ni dans les logiciels, mais bien dans la tête des artistes. L’expressivité du numérique ne se traduit pas nécessairement avec des outils numériques. Loin de là. Mais les thèmes et le défi, eux, s’imposent.

Hervé Fischer

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(1) À propos de la nouvelle naturalité ou de l’hypernature, voir mon blogue du 13.08.2007