Depuis les analyses de Roland Barthes* sur la fragmentation des textes et leur appartenance explicite ou non dite au corpus des multiples autres textes sources qui ont contribué à les générer et leur donnent leur sens, le développement de l’informatique nous a suggéré cette métaphore actuelle de l’hypertexte. Tout texte est un ensemble ouvert et infini de liens et est lui-même lié en tant que fragment au texte virtuellement total de tous les textes de notre histoire humaine. On a pu ainsi parler de post-littérature. Mais le concept est faible, puisque toute littérature est depuis toujours un enchevêtrement de liens, ou un réaménagement de l’arabesque de tous les fragments de littérature existants. Il semble donc plus pertinent de parler d’hyperlittérature, pour désigner cette prise de conscience contemporaine de la structure des liens caractéristique des logiques de la pensée, des perceptions, de la mémoire et de l’imagination qui préside à nos activités cérébrales. C’est par une réduction rationaliste étroite et une survalorisation de l’utilitarisme, que nous avons pu prétendre en théologie et en métaphysique, puis en science instituer une logique linéaire. Celle-ci avait ses vertus et demeure fondamentale dans beaucoup de nos situations existentielles. Elle est l’un des pôles de notre pensée, de nos comportements, et de nos valeurs. À l’autre pôle se situe la logique en arabesque ou en liens de notre imagination et de notre création.
La littérature électronique contemporaine, en exploitant la flexibilité des nouvelles technologies d’écriture et de lecture par ordinateur, a su s’approprier cette déstructuration de la linéarité, cet éclatement, ou cette fragmentation de la production de pensée et de texte – comme on voudra les caractériser - qui constituent de nouvelles vertus de l’âge du numérique. Elle peut ainsi explorer plus audacieusement les arborescences en arabesque de la création et de la lecture interactive, que ne le permettaient les technologies précédentes de la plume et du papier.
Il n’y a pas là que des vertus à célébrer. Et cela ne justifie aucunement de parler de la fin de la littérature, ou au contraire d’un progrès d’une post-littérature. Car l’imaginaire a toujours fait éclater les carcans de l’écriture ou de la lecture linéaire. Et nous savons bien qu’on évoque généralement moins en disant plus. L’art de la litote demeure souvent plus puissant que tous les médias enrichis du monde, lorsqu’il s’agit non pas d’information, mais de littérature.
Il n’en demeure pas moins que le passage de la domination de la pensée linéaire à celle de la pensée en arabesque** ébranle aujourd’hui nos forteresses classiques (le rationalisme comme la littérature). L’aventure humaine continue. Ayant assuré nos arrières, nous pouvons nous risquer dans une recherche-création plus imaginative.
De nombreux écrivains tentent l’aventure. Renonçant à la rigidité linéaire du support papier et du déroulement des pages, pour exploiter la souplesse de l’écran cathodique, ils jouent dans les structures spatio-temporelles du récit traditionnellement linéaire. Ils fragmentent leurs textes, comme des agrégats de capsules mobiles qu’on peut secouer comme des billes dans un sac, pour recomposer chaque fois un nouveau texte. Ils proposent aux lecteurs des démarches interactives, offrant des options arborescentes nombreuses, quoique nécessairement limitées, choisies et préprogrammées par l’écrivain. Ils tentent aussi d’échapper à la textualité pour adopter la richesse plurisensorielle du multimédia. Au lieu de dire textuellement les formes, les couleurs, les sons, de décrire les images et les mouvements, ils les donnent à voir sur l’écran et ils s’offrent le luxe de les multiplier éventuellement. Plus besoin des longues descriptions préalables du réalisme balzacien, pour que le lecteur entre dans un lieu et s’approprie une atmosphère. L’hyperlittérature fait son cinéma. Certes, l’invention de la bande son à mis fin à la production du cinéma muet. Doit-on s’attendre alors à ce que la littérature multimédia tue la littérature textuelle et livresque? J’en doute énormément! Paradoxalement, portée au cinéma, l’œuvre de Balzac perd son génie. Et dans un autre genre littéraire, Tintin au cinéma semble médiocre en comparaison des pages d’album de Hergé. On le sait bien, les nouveaux médias ne tuent pas les précédents. Ils les contraignent à se spécialiser davantage selon leurs vertus propres et ouvrent, quant à eux, la voie à de nouvelles créations avec d’autres spécificités. La photographie ne tuera jamais le dessin, mais le libère.
La littérature électronique est encore à inventer. Nous attendons ses futurs chefs-d’œuvre hypertextuels et multimédias. Un nouvel art exige du temps pour préciser ses explorations, constituer ses modes d’expression, élaborer ses recherches esthétiques. Cette hyperlittérature paraît nécessaire, pour répondre à notre nouvelle cybersensibilité, pour exprimer nos émotions numériques. Et malgré le travail artisanal considérable qu’elle nécessite, en comparaison des arts pauvres de la littérature écrite ou de la peinture – je parle ici d’arts dont la création n’exige que de petits budgets, et dont l’exécution demeure individuelle et extrêmement flexible -, elle devra cependant accepter une éphémérité que plusieurs pourraient juger désespérante. Comme Chronos, le progrès technologique tue ses propres enfants. Le numérique ne fait pas le printemps, vieillit et disparaît d’autant plus rapidement qu’il use de technologies plus complexes et puissantes.
Hervé Fischer
*Roland Barthes, Théorie du texte, in Encyclopedia Universalis.
** Hervé Fischer, La planète hyper, éditions vlb, Montréal, 2003
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