2008-05-18

Vitesse et agitation


Alvin Toffler a compris, parmi les premiers, l’importance déterminante de cette nouvelle vitesse, de notre évolution, qui crée entre les générations un choc du futur (1) difficile à surmonter pour les générations âgées, dépourvues et comme aliénées par le surgissement des nouvelles mœurs et des nouvelles valeurs de l’après-guerre. Cette situation se répète et s’accentue actuellement avec le choc du numérique qui a renforcé cette aliénation et créé une sorte de fossé intergénérationnel entre les natifs et les immigrants du cybermonde (2). On évalue déjà à un milliard le nombre d’ordinateurs en activité sur notre planète, et à 3,3 milliards le nombre de téléphones cellulaires. En tenant compte que beaucoup d’usagers privilégiés en ont deux, voire trois, et en admettant que cette progression se poursuit, cela signifie que probablement un tiers de la planète a ou aura bientôt un ou plusieurs téléphones cellulaires. La vitesse de ces changements et la puissance de leur impact ne peuvent manquer d’avoir des conséquences considérables sur nos valeurs et nos comportements. Il nous faut donc introduire ici au cœur du processus de notre évolution, un concept qui a paru jusqu’à présent à beaucoup d’intellectuels insaisissable et trivial, voire haïssable, celui de la vitesse. Nous devons admettre que la vitesse a désormais statut de concept épistémologique, scientifique, sociologique, culturel, et bien sûr artistique (en art vidéo, musique, littérature, et dans les arts numériques). Autrement dit, dans l’hétérogénéité de notre cosmogonie impressionniste, nous devons prendre en considération non seulement les images instantanées de nos perceptions, comme le firent les peintres impressionnistes, mais aussi leurs transformations incessantes, leur instabilité, leur agitation constante, cette sorte de mouvement d’agitation brownienne, d’apparence aléatoire, que les physiciens ont détecté dans la matière et l’énergie, et qui devient la nouvelle métaphore de notre cosmogonie. Je veux dire par là que nous ne considérons pas la vitesse comme l’instauration de trajectoires linéaires, comme on pourrait évoquer une accélération de l’histoire hégélienne. Nous sommes plutôt confrontés â une vitesse-agitation , dont les arabesques s’entremêlent. C’est à coup sûr un concept très difficile à admettre et à opérer du point de vue épistémologique, car la vitesse et l’agitation détruisent les formes et les catégories sociales. Elles diluent les références stables, comme les classifications aristotéliciennes. Elles jettent le désordre dans la localisation de chaque élément, dans les relations qu’il entretient avec les autres, dans le positionnement social même de chacun de nous. Finalement, elles tendent à détruire le rationalisme classique, qui était basé sur une architecture stable comme une citadelle. On pourra juger que l’émergence de la vitesse dans notre univers familier apparaît comme un symptôme de crise de la connaissance et d’anarchie sociale, d’instabilité fatale et de perte d’identité. Certes, ce concept de vitesse-agitation nous secoue et nous inquiète. Mais nous devons admettre qu’il est désormais au cœur de notre réalité contemporaine et que cela exige que nous tentions d’en analyser les modes opérationnels et les conséquences. Le physicien américain David Nolte a étudié ce qu’il appelle «la nervosité de l’œil» et a même pu établir que nos perceptions visuelles à l’état brut sont agitées par ce mouvement brownien discontinu, et que c’est le cerveau qui les organise et les stabilise en les inscrivant dans des formes familières, qui nous permettent d’établir avec notre environnement une relation stable adaptée à notre action (3). L’usage de drogues, au contraire, peut bloquer ce formatage cérébral, de sorte que nos perceptions dansent dans un mouvement de vibration et de confusion totales. Il est permis de penser que nous avons tendance à recourir au même type de formatage, cette fois idéologique, face à l’hétérogénéité sociale, par réflexe sécuritaire ou par habitude. Cette réaction biologique et utilitariste ne conduit pas à nier le rôle de la vitesse dans notre cosmogonie impressionniste, mais au contraire nous aide à expliquer la nature de nos liens sociaux. Comme les pilotes de voitures de course, comme les pianistes, ou comme les enfants qui agitent leurs doigts sur les claviers des jeux vidéo, nous apprendrons à maîtriser la vitesse et à en tirer de nouveaux plaisirs et de nouvelles idées. La vitesse crée des frictions, des chocs, des peurs et de pertes de références. Mais elle crée aussi de nouvelles rencontres, de nouveaux liens, des hybridations, des fusions, et de nouveaux équilibres dynamiques.
Hervé Fischer
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(1) Alvin Toffler, Future Shock, Ramdon House, New York,1970

(2) Hervé Fischer, Le choc du numérique, édition vlb, Montréal, 2001

(3) David D. Nolte, Mind at Light Speed, The Free Press, New York, 2001.

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