Et elle a des caractéristiques absolument inédites et révolutionnaires. Elle est coopérative : tout un chacun peut y contribuer. Plus extraordinaire encore : les contributeurs ne sont pas sélectionnés par un comité éditorial; ils sont spontanés et même anonymes. Basée sur le logiciel wiki, symbole du Web 2.0 des plateformes collaboratives, elle est gratuite grâce à la masse des collaborateurs venus de tous les domaines d’activité humaine. Ceux-ci sont motivés par l’excitation d’une aventure qui relève de l’intelligence collective ou partagée au bon sens du terme, sans invoquer ingénument de spiritualité virtuelle, ni de cortex planétaire. La plupart des collaborateurs agissent par pur dévouement aux savoirs de notre temps. Bien sûr, inévitablement, certains y exercent des stratégies politiques ou autopromotionnelles douteuses. C’est humain. Mais étonnamment, une certaine autodiscipline collective finit par l’emporter, par consensus général et grâce à des réviseurs bénévoles assez actifs et attentifs, qu’il faut savoir remercier, car ils protègent quotidiennement le projet. L’encyclopédie est donc en processus constant d’extension et d’autocorrection en ligne, en d’innombrables langues simultanément. En ce sens, Wikipédia est exemplaire. C’est le rêve qui se réalise sous nos yeux, visité quotidiennement bientôt par des milliers d’usagers. Wikipédia en français compte maintenant plus de 500 000 articles!
Marc Foglia vient de consacrer une belle étude à cette icône de notre temps : Wikipédia. Quand le citoyen lambda devient encyclopédiste*. Il y souligne le mérite utopique des initiateurs, Larry Singer et Jimmy Wales, et la paternité spirituelle du projet, qu’il faut reconnaître à Richard Stallman, un programmeur du logiciel libre et promoteur du copyleft, ce renoncement modulé au copyright, instauré comme licence publique générale GNU, dont use Wikipédia. Cette licence exige le respect des propriétés intellectuelles existantes, mais crée pour de nouveaux objets culturels une propriété intellectuelle publique librement consentie. Richard Stallman a déclaré à plusieurs reprises « Je puis expliquer la base philosophique du logiciel libre en trois mots : liberté, égalité, fraternité. Liberté, parce que les utilisateurs sont libres. Égalité, parce qu'ils disposent tous des mêmes libertés. Fraternité, parce que nous encourageons chacun à coopérer dans la communauté. »
Le livre dirigé par Marc Foglia est le premier, à ma connaissance, qui fait le tour du jardin, abordant les aspects historiques, informatiques, financiers, éthiques et juridiques, pédagogiques, sociologiques et politiques de cette utopie en cours de réalisation. Il analyse aussi les limites de la transparence du projet, les tensions entre ses créateurs, les escroqueries et lobbyings qui ont été relevés, sous les masques de l’anonymat. Il aborde la compétition avec le moteur de recherche de Google, et s’interroge sur la pérennité du projet.
Même si, comme tout usager attentif, j’ai pu constater personnellement ici et là des manques criants d’articles qui n’ont pas encore trouvé d’auteur pour les rédiger, ou des erreurs, ce sont les abus idéologiques ou autopublicitaires, qui sont les plus irritants, même s’il s’en trouve aussi de semblables dans les encyclopédies traditionnelles soumises à des politiques éditoriales qui prétendent à la rigueur. Sans doute est-ce le propre de toute culture savante aussi bien que populaire. Les motivations humaines individuelles, lorsqu’elles ne sont plus savantes et salariales, virent facilement à la vanité ou à la manipulation. Et le principe de l’anonymat favorise cette dérive, de sorte que l’équipe de Wikipédia est amenée à pister certains de ces auteurs anonymes proactifs et à leur interdire éventuellement l’accès au site collaboratif.
Ces défauts, au fond marginaux par rapport à la totalité des articles de Wikipédia, ne sauraient en aucun cas permettre de dénigrer la beauté et la réussite du projet. Wikipédia est l’exemple même de la puissance et des vertus du numérique, qui constitue une véritable révolution anthropologique pour l’humanité. Et c’est l’exemple même qui démontre que le numérique n’est pas une simple déclinaison de l’invention de l’électricité, comme le croyait McLuhan. Ce qui caractérise le numérique, ce n’est pas la maîtrise d’une énergie, l’électricité, qui clôt fabuleusement l’âge du feu. Ce qui caractérise l’âge du numérique, c’est la gestion de l’information, comme instrument et comme métaphore de notre nouvelle image du monde. Pour ceux qui veulent mieux comprendre comment Wikipédia a pu devenir quasi miraculeusement l’une des plus prometteuses contributions à la diffusion populaire de la connaissance de notre temps, le livre de Marc Foglia apparaît donc comme un incontournable.
Hervé Fischer
* Avec une équipe de nombreux collaborateurs, notamment anciens élèves de Normale Sup Ulm, à Paris, mais aussi Jacques Dufresne, l’initiateur de l’Encyclopédie de l’Agora en ligne au Québec. Le livre est publié par FYP Éditions, Limoges, 2008. contact@fypeditions.com
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