La marque de commerce de cette série, et de plusieurs autres qui exploitent la même mine d’or numérique, c’est le recours systématique et talentueux à la violence et au crime gratuit. Et pire encore à celui qui paye, car plus le joueur vole, braque les banques, vend de la drogue, harcèle, viole, assassine, plus il gagne de points, comme dans le milieu du crime. Les vengeances, les trahisons, la grossièreté du langage et la violence sexuelle y débordent de tous les pixels de ces mondes où nous nous immergeons dans toutes les transgressions morales. Beaucoup plus qu’un carnaval de défoulement rituel, selon la tradition antique, voilà le triomphe du mal absolu, comme le négatif complet du monde auquel aspire l’immense majorité des humains et qu’elle tente de développer tant bien que mal par l’éducation, par des lois et par la peur des sanctions. Tout ce qui est répréhensible dans nos sociétés policées, tout ce qui y est sanctionné par la justice, est offert ici à l’habileté des joueurs, avec toutes les séductions d’une technologie numérique puissante, interactive, en temps réel, à faire pâlir de jalousie les experts en mondes immersifs. Ce monde du jeu est donc en soi une étonnante curiosité ontologique. Le monde à l'envers? Compte tenu des miasmes du monde réel, je ne saurais dire cela. Mais à l'inverse de la célèbre formule de Leibniz qui voyait avec optimisme métaphysique notre planète comme le meilleur des mondes possibles, je n'hésiterai pas à dire que ce «meilleur vendeur» de l'industrie du jeu vidéo est étonnamment le pire des mondes possibles. Le mal absolu fait donc recette, et assure des profits commerciaux diaboliques! D’autant plus que l’odeur de souffre qui émane de ces jeux a suscité de nombreux procès, des censures et des débats de société qui ont grandement contribué à leur célébrité et à leur succès.Mais il faut admettre aussi que le succès commercial de cette série tient aussi à ses qualités exceptionnelles du point de vue technique, comme du point de vue du design, de la scénographie, de l’arborescence des scripts,. Dans leur genre, ces jeux sont des chefs d’œuvre. Les profits espérés assurent certes des budgets de production illimités et permettent d’engager les meilleurs talents. Take Two, le propriétaire des Studios de production Rockstar Games, n’économise pas non plus sur la promotion. Chaque lancement est programmé comme un événement planétaire, avec une puissance de mise en marché et de publicité digne des blockbuster hollywoodiens.
Eros, Thanatos et CyberProméthée
Cet univers qui célèbre toutes les déclinaisons du mal est un concentré de mécaniques viriles : voitures de course vrombissantes, avions acrobatiques, tanks dévastateurs, hélicoptères en tous genres, armes au design hyperbolique, qui satisfont aux pires excès de nos instincts : c’est le triomphe d’Éros, Thanatos et CyberProméthée. Et contrairement à un film de guerre qui nous dégoûte de la violence et de la torture par le spectacle sur grand écran des horreurs des champs de bataille du Vietnam ou du génocide rwandais, ces jeux nous aspirent dans leur extraordinaires performances interactives et la flexibilité des scénarios que nous pouvons y inventer : nous y voilà captés par les images, le bruitage et la musique de cinéma, le rythme syncopé des séquences, l’autodéfense vis-à-vis des autres qui nous y attaquent, notamment lorsque nous jouons en ligne et en mode multijoueur. Disposant d’une étonnante liberté de mouvement dans ce cyberespace fourmillant et de capacité d’explorations arborescentes, nous sommes vite pris au piège de rendre les coups et d’en inventer d’autres pour tester notre habileté ou découvrir les arcanes fabuleuses de ces espaces virtuels maléfiques désormais en haute définition.
Un exercice de défoulement? Une catharsis, digne la tragédie grecque? Comme le proclame la publicité de cette industrie, ne vaut-il pas mieux assassiner dix personnes dans le cybermonde que d’en gifler une dans le monde réel? Le doute est permis quant à l’innocence ou à l’effet thérapeutique de ces ébats numériques. Certes, un adulte est capable de faire aisément la différence entre le réel et le virtuel. Mais un adolescent est-il aussi bien protégé par sa structure psychologique? À en juger par les tragédies de nombreux collèges et universités où des jeunes fragilisés par des déséquilibres affectifs ou des frustrations juvéniles ont tué avec des armes à répétition leurs enseignants et leurs amis de classe, on peut s’interroger légitimement sur le bien-fondé des psychologues qui justifient ces nouvelles habitudes de jeu. Certes, Gerard Jones, l’auteur américain du classique Killing Monsters (2002), rappelle que les contes pour enfants sont depuis toujours remplis de monstres, loups, ogres, dragons et sorcières méchantes, pour le plus grand bonheur des enfants et pour la structuration de leurs défenses psychologiques et morales. Et la vente de ces jeux qui exploitent l'immoralité et célèbrent la violence est certes interdite aux moins de 17 ans. Mais cela ne garantit rien, bien au contraire, et tend plutôt à attirer les plus jeunes, experts en consoles de jeu. Il est d’ailleurs symptomatique que nous y découvrions à l’occasion des voix, des visages et des jouets d’enfants.
Que peut-on faire contre ce type de dérive ludico-commerciale? Pas grand chose. La loi est nécessaire, mais comme dans le cas du tabac ou des drogues, elle est insuffisante. Le mal fait partie de notre liberté humaine et donc commerciale. Et dans ce cas comme dans les autres, l’éducation parentale et sociétale est notre seul recours, qui demeure le plus souvent très efficace. Et qui trouve aussi un marché grandissant où exercer ses talents dans l’industrie numérique du ludo-éducatif, même si les chiffres de vente - et donc les budgets de production - y demeurent encore très modestes.
C’est dans les États-unis d’aujourd’hui, celui des intégristes nouveaux évangélistes et autres activistes puritains, que le diable numérique triomphe commercialement. Est-ce vraiment un paradoxe? Ou l’archaïque couple infernal du bien et du mal, dans sa conception binaire et caricaturale?
Hervé Fischer
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