Cela dit, la formule de McLuhan était aussi simpliste que géniale et il est grand temps de revaloriser l’importance des contenus, si l’on veut résister au « massage » aliénant des mass médias. Nous ne pouvons pas faire l’économie de la valeur des contenus et de la pensée critique.
Je soulignerai donc plutôt un nouveau phénomène : celui de la multiplication démocratique des émetteurs de self médias, qui deviennent susceptibles de créer l’événement dans les mass médias. Les téléphones cellulaires et les appareils photos numériques courants sont désormais dotés d’une minicaméra, qui permet d’enregistrer n’importe quel fait divers ou inhabituel qui surgit devant vous dans la rue. Et le fichier peut être facilement retransmis par internet, presque en temps réel, soit sous forme de courriel, soit sur Youtube. Ainsi des citoyens ordinaires, qui n’avaient rien de reporters professionnels, enregistrent et retransmettent des images d’une catastrophe aérienne, d’un cataclysme naturel, d’un tabassage policier, des allées et venues d’une personnalité connue, etc. Et ces images peuvent faire immédiatement le tour du monde grâce à l’internet et être reprises par les grandes chaînes de télévision.
Ainsi, récemment, lors de la victoire des Canadiens - notre fameuse équipe de hockey -, des jeunes ont décidé de fêter en chahutant dans les rues de Montréal. Ils n’ont pas résisté à la tentation de saccager des vitrines de magasins et de brûler des voitures de la police, qui était là pour veiller au bon ordre public. Et ils en ont incendié d’autant plus qu’ils étaient excités par la possibilité de se filmer eux-mêmes en train d’incendier des voitures, pour envoyer les vidéos sur Youtube. Plus que du narcissisme, c’était l’occasion de se donner de l’importance médiatique et de devenir reporters d’eux-mêmes. On pourra y voir une revanche de jeunes, frustrés par leur marginalité dans la société adulte, et qui découvrent qu’ils ont désormais la technologie qui leur permet d’avoir eux aussi de l’importance, en créant eux aussi l’événement, même sans avoir accès à la rédaction des grands journaux ou des chaînes de télévision. Il semble évident que sans cet exhibitionnisme numérique en temps réel, ils se seraient beaucoup plus vite de saccager. Certes, on fait un sourire ou l’on prend la pose pour une photo, selon des codes gestuels bien établis. Mais ce soir là, on mettait le feu à une voiture de police pour faire des images, pour se filmer et s’associer à l’événement médiatique que l’on avait le pouvoir de créer. J’ai souvent souligné que le numérique est un psychotrope pour celui qui s’évade dans le virtuel, à travers la lumière bleutée de son écran cathodique. Mais on constate ainsi que l’excitation du virtuel peut avoir aussi un effet retour immédiat sur les actes réel dans la rue. Ou, en d’autres termes, que nous vivons dans un monde hybride virtuel-réel. Ces jeunes fabriquait un événement qui serait demeuré obscur sans sa mise en scène médiatique immédiate.
C’est d’ailleurs depuis plusieurs années déjà la technique des terroristes professionnels : filmer et diffuser un égorgement sur internet, pour que les médias du monde entier parlent d’eux. Les événements du 11 septembre ont manifestement été conçus comme une production hollywoodienne. Le deuxième impact a eu lieu assez de temps après le premier, pour que de nombreuses caméras de télévision soient là pour le filmer et le diffuser en temps réel à l’échelle de la planète. C’est sa diffusion qui fait l’événement, pas l’acte lui-même. Le média crée la mise en scène de l’événement et lui confère son importance politique. Et aujourd’hui, il y a des caméras partout, qui guettent le délit, mais qui pourront créer aussi l’événement en l’amplifiant médiatiquement. Car les grands médias eux-mêmes sont constamment à l’affût de l’événement. Ils sont en quête de sensationnalisme pour capter l’attention de leurs lecteurs et téléspectateurs. Les rédactions envoient des journalistes là où quelque chose pourrait se passer. Pas d’événements, pas de médias. On ne fait pas les journaux, écrits ou télévisuels, avec des non-événements. Il faut nourrir la bête informationnelle tous les jours. Elle est assoiffée. Si non, elle perd son public, comme le bulletin de nouvelles un jour de congé en juillet, et elle meurt. La circularité de l’affirmation s’impose : le média fait l’événement et réciproquement l’événement fait le média. Au risque de disparaître, les médias doivent secréter des événements. Nous parlerons ici d'un véritable cannibalisme médiatique. Le média mange de la nouvelle, la nouvelle se nourrit de médias, sans jamais se rassasier.
Le phénomène présente d’ailleurs une deuxième circularité. Nous sommes confrontés non seulement à des self média, mais aussi à un self contrôle. Lors de ces agitations de rue qui ont fait suite à la victoire du Canadien, beaucoup d’autres personnes étaient là aussi, qui ont filmé les violences. C’étaient, soit de simples passants avec leurs cellulaires, soit les policiers eux-mêmes avec des caméras professionnelles. Et l’image constituant désormais un témoignage admissible comme preuve de délit, « l’appel à images » lancé sur les chaînes de télévision par la police au public a été entendu. Il semble, à en juger par le nombre des arrestations opérées les jours suivants, voire par le nombre de jeunes qui, pensant avoir été filmés, se sont présentés à la police « spontanément », que beaucoup de citoyens indignés ont livré leurs enregistrements amateurs.
On a souvent souligné cet avantage nouveau et important du Panopticon numérique : personne, malfaiteur ou policier, ne peut plus jamais être sûr qu’il n’y a pas quelqu’un qui le filme à son insu avec un téléphone cellulaire, et qui pourrait diffuser les images mondialement. On peut même espérer que cela créera de plus en plus de retenue. Nous prenons conscience que les Small Brothers veillent toujours potentiellement partout et en tout temps, et sont peut-être aussi importants que Big Brother. La société va de plus en plus s’autosurveiller.
Il est étrange de voir à quel point le Panopticon numérique se généralise, tel un nouveau phénomène de société, et à quel point nous vivons désormais dans la société du spectacle, une métaphore critique lancée par Guy Debord et les Situationnistes en 1968, qu’il faut prendre maintenant à la lettre - la lettre étant devenue l’image.
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