L’accélération du choc du numérique ne cesse de nous surprendre et d’exiger de nous une adaptation, que les uns jugent stressante, et les autres excitante. Mais ces humeurs demeurent bien anecdotiques face aux enjeux démocratiques et éthiques que soulèvent ces nouveaux défis. En voici un nouvel exemple. De la veille passive…
Notre environnement réel et quotidien est de plus en plus tagé et indexé par des réseaux numériques qui relient ses objets point à point, et leurs attribuent des métadonnées non visibles è l’œil nu. Je ne me réfère pas ici seulement aux cookies, aux robots informatiques des moteurs de recherche, ou aux logiciels espions, qui truffent nos logiciels et les disques durs de nos ordinateurs. Je ne parle pas seulement des codes barres omniprésents sur nos objets manufacturés, voire sur nos dossiers bancaires ou médicaux. Je ne limite pas davantage mon propos aux puces d’identification par radiofréquence RFID qui sont insérées dans de nombreux objets de consommation, voire dans des bracelets ou sous l’épiderme d’animaux ou d’êtres humains. Je n’évoque pas seulement nos cartes de crédit, nos cartes à puces, et nos téléphones cellulaires qui permettent de suivre et d’enregistrer pas à pas tous nos gestes, nos déplacements, voire nos messages. Je ne mentionne pas seulement nos GPS qui suivent constamment les déplacements de nos véhicules ou de nous-mêmes, ni les satellites qui enregistrent des images de nos habitats et repèrent tout changement visible de notre colonisation de la planète. On pourrait qualifier cette première phase de numérisation de notre milieu de vie de veille passive. Préparons-nous à la suite.
… au contrôle actif
Car nous entrons manifestement dans une deuxième phase plus active de cette invasion numérique de notre espace privé aussi bien que public, pour le meilleur et pour le pire, comme à chaque avancée de CyberProméthée. Je ne parle pas seulement des systèmes Bluetooth de réseaux sans fil qui relient des objets entre eux à partir d’ordinateurs qui contrôlent donc la domotique d’une maison, aussi bien que nos imprimantes et nos webcams. La crise financière qui sévit actuellement aux États-unis, notamment à la suite des abus de crédit hypothécaire, dite des subprimes, a favorisé la commercialisation de mouchards électroniques d’usage courant. Certes, les maisons dont les propriétaires ne sont plus capables de rembourser les hypothèques ne bougent pas de leurs fondations et sont donc facilement récupérables par les prêteurs. Mais le mal s’est étendu aux automobiles. Pour contraindre les clients à payer leurs mensualités, et pour récupérer éventuellement les voitures dont les baux ne sont plus honorés, les compagnies de financement installent désormais sur les voitures des mouchards qui clignotent lorsque la date mensuelle du payement approche. Et si le client ne satisfait pas à ses obligations, les services financiers peuvent envoyer à distance un signal informatique qui provoquera tout simplement l’arrêt du véhicule. Dès qu’il a payé, le client reçoit un code qu’il peut entrer sur le clavier du mouchard, et qui lui permet de redémarrer. Si non, la localisation du véhicule par GPS permettra à la société de récupérer l’auto. Bien sûr, pour ne pas créer de danger, le dispositif fonctionne selon plusieurs avertissements préalables pendant 48 heures avant l’immobilisation du véhicule. C’est un marché en pleine expansion pour des sociétés comme Payteck de l’Ohio, ou Sekurus en Californie, qui a équipé quelques 250 0000 autos. Ces sociétés, en pleine expansion, exportent désormais leurs systèmes en Chine, en Europe et au Moyen-Orient. Car l’efficacité de ces petits dispositifs incontournables peut s’appliquer non seulement aux automobiles, mais aussi aux photocopieuses, et demain à nos équipements de cuisine – réfrigérateur, machine à laver, etc. -, à nos téléviseurs, à nos systèmes de son, de chauffage ou de climatisation, bref à tout ce qui s’achète fréquemment à crédit et qui fonctionne à l’électricité.
Nous appellerons donc hyperobjets, tous ces équipements qui peuvent désormais être reliés par les réseaux numériques câblés et sans fil à des serveurs centraux, véritables boîtes noires de contrôle de l’usage des objets et donc de leurs utilisateurs – nous-mêmes. Dans nos sociétés de consommation, ce nouveau système des hyperobjets – pour élargir le titre d’un livre bien connu de Jean Baudrillard* - touchera bientôt non seulement l’industrie des équipements, comme les voitures, mais aussi des contenus et des services. Déjà se généralisent les cartes dont on doit recharger le crédit, pour le métro, pour les péages d’autoroute, pour les téléphones cellulaires, mais aussi pour une connexion satellitaire de télévision. Et les contenus n’y échapperont pas non plus : les fichiers numériques des logiciels, des films, de la musique et de tout ce que l’on peut charger sur l’internet vont comporter quelques lignes de programmation supplémentaires, qui permettront d’y inclure une date de péremption ou d’en renouveler à distance la jouissance avec une carte de crédit. Le système de consommation auquel nous nous soumettons de plus en plus met ainsi en place ses structures numériques de contrôle commercial. La majorité de nos objets quotidiens – nos lits, nos tables – ont quelques chances de demeurer inertes (et encore, bien des objets-fiction sont imaginables!), mais un nombre croissant de nos objets d’usage courant vont devenir hyper : sous contrôle à distance. Nous allons devoir nous adapter à l’hybridité qui s’annonce, celle de la matière et du numérique.
Le Far Digital
Bien entendu, ces changements nous confrontent aussi au défi, qui semble chaque fois plus volatile, difficile à saisir et à relever, de l’encadrement législatif qui s’impose face à tous les abus que permet le développement de cette nouvelle frontière électronique. À quel rythme et jusqu’à quel point allons-nous être capable de réguler ce no man’s land numérique qui émerge chaque jour davantage autour de nous? Les Groupes de consommateurs veillent aussi, mais ils ont inévitablement la gâchette moins rapide que les développeurs de technologies! Il nous faudrait un Lucky Luke du Far Digital.
Et je ne tomberai pas dans la maladie chronique de la paranoïa numérique. L’entrée dans l’âge du numérique est encore plus fascinante que la découverte du Nouveau monde ou que l’exploit du premier homme sur la Lune (qui en est d’ailleurs l’une des manifestations les plus marquantes). Et nous nous adapterons certainement. On tend curieusement à oublier, lorsqu’on s’inquiète, que ce n’est pas un sorcier ou un démon, mais nous-mêmes qui avons inventé l’informatique, et qui en détenons les codes sources et les algorithmes.
Hervé Fischer
* Jean Baudrillard : Le système des objets, Gallimard, 1968.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire