2009-12-17

Papa Noël, le dieu des réseaux numériques

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Cet étrange personnage mythique, qui évoque une sorte de joyeux Bonhomme Hiver, généreux porteur de cadeaux, au moment où le climat se fait rude, a gagné la terre entière, même les pays chauds. Il est drôle à voir en Afrique, avec sa tuque, ses gants et son épais manteau rouge. Le commerce l’a attrapé par la barbe. Décliné du Santa Klaus, le Saint Nicolas de la froide Germanie, qui l’a exporté avec les immigrants à New York au XVIIe siècle, il n’a plus rien à voir avec le christianisme, même si en Occident nous l’avons lié à la naissance du petit Jésus. Il n’est pas cité dans la Bible! Il habite au 1, chemin des nuages, Pôle Nord, HOH OHO, mais il se rencontre plutôt dans les grands magasins. Aujourd’hui, en Chine, il est partout où il y a un commerce, une boutique, un restaurant, une station d’essence.

Le dieu du commerce électronique
Parlerons-nous à la veille des fêtes de fin d’année de e-Papa Noël? En fait, le Père Noël est un personnage mythique quasi numérique avant la lettre. En apesanteur sociologique planétaire, il jouit de la même ubiquité et immédiateté que l’internet. Il surfe avec ses rennes et son traineau sur les réseaux étoilés et entre dans chaque maison. Sans fil! Par le cadre de la cheminée, symbole du foyer, qu'ont remplacé depuis la télévision puis l'écran d'ordinateur. Il livre le bonheur à domicile, qu'il puise dans l'abondance virtuelle. Il semble venir du cybermonde et nous connaître tous par notre prénom, comme dans médias sociaux Facebook ou Twitter. Il est notre ami. Et comme il apporte les cadeaux par magie, il pourrait bien devenir le dieu du commerce électronique. e-Bay et Amazon relayés par Google pourraient en faire le symbole du bonheur numérique. La prochaine génération l'appellera-t-elle le Père Google? En tout cas, il orne déjà chaque année en décembre la page d’accueil de notre célèbre moteur de recherche.
Le bon vieux temps de la poste se terminera bientôt ; les enfants d'aujourd'hui écrivent au Père Noël par courriel. On dénombre des dizaines de sites où ils peuvent rejoindre le Père Noël ppar ordinateur pour lui demander leurs cadeaux. Et comme tous ces enfants donnent des indications précises pour s'assurer de bien recevoir leurs cadeux, le commerce a su y mêler des images bordées d'étoiles à des catalogues de jouets que les heureux parents y retrouveront facilement pour honorer comme il se doit la réputation du Père Noël avec leur carte de crédit. Dans la vie réelle, ces sites ne sont donc pas toujours aussi innocents qu'ils paraissent, même si plusieurs d'entre eux prennent explicitement des précautions pour protéger la vie privée des enfants et de leurs familles.

Le Père Google
On dit que seuls les enfants croient au Père Noël. Certes, mais les adultes croient, eux, au Père Google et à la magie de l'internet! C'est Noël toute l'année pour beaucoup d'internautes!
Vive Cyber Papa Noël, le dieu des réseaux numériques! Il existe. Et la preuve, la voici, dans un courriel de parents désabusés : "Cher Père Noël, viens reprendre les cadeaux que tu as apportés aux enfants. Ils ne les méritent plus, tant ils sont devenus insupportables!" Un sérieux avertissement à ces bambins désobéissants! On n'arrête pas le progrès.
Hervé Fischer
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*http://www.emailsanta.com/noel.htm
Parmi d'autres, citons:
www.perenoel.com/village/lettre/ - France
http://www.freetopia.fr/.../noel/internet-pere-noel.php
http://www.coupdepouce.com/...pere-noel/.../18027

2009-12-16

Pathologie cellulaire


Que ce soit à Beijing, à Rome, à Buenos Aires ou à New York, on observe que l'espèce humaine est en mutation. On dénote même deux variantes principales, celle des individus qui parlent fort tout seul, tout en vaquant à leurs activités usuelles, et celle de ceux qui ont systématiquement une main collée sur l'oreille opposée, tout en monologuant eux-aussi avec eux-mêmes. Les uns comme les autres ont l'air soucieux, les épaules crispées, les vertèbres un peu tordues. Ils font de la peine à voir et semblent prendre des risques en marchant vite sans prêter attention aux obstacles. Plusieurs ont été renversés par des voitures, comme s'ils n'avaient pas conscience de traverser des rues. Est-ce un nouveau virus? En tout cas une pandémie mondiale qui a gagné toutes les populations urbaines. Même réunis en petites groupes, ou assis dans un restaurant, ces individus semblent ignorer leurs proches. Sont-ils autistes? Les yeux agités, ils font des gestes incohérents, notamment des bras. Cela s'appelle la "pathologie cellulaire", du nom du masque miniature portable, dit parfois cellulaire, dont ils semblent se munir pour se protéger du mal, et qu'ils sont manifestement contraints de porter régulièrement à leurs oreilles. Est-ce une infection des oreilles ou du cerveau? Ou de la gorge? Parfois ils se collent le masque sur la bouche.
L'ethnologue, que je suis devenu malgré moi, tant la chose est intrigante, a observé aussi beaucoup d'individus prostrés près d'un arrêt d'autobus, le regard fixé sur l'écran lumineux de leur masque, qu'ils tiennent constamment dans leur main, comme s'ils en attendaient un signal pour se protéger. Manifestement aucun signal ne vient. On en voit alors qui appuient hystériquement sur les touches minuscules du clavier dont l'objet est muni, ou qui passent le plat du doigt sur l'écran, et le caressent dans un sens ou dans l'autre, à la recherche d'on ne sait quelle indication.
Hommes, femmes, adolescents, tous sont atteints du mal. Et la pandémie augmente sans cesse, sans qu'on ait été capable d'identifier le virus, ni de développer une vaccination ou un remède, malgré la multiplication des kiosques et petites boutiques qui affichent les enseignes de la maladie et des masques qu'offrent différentes marques, dans tous les lieux publics. Plusieurs, sans doute plus atteints, portent d'ailleurs à demeure une prothèse sur l'oreille, avec ou sans câble relié à leur veste.
Seules les populations rurales semblent moins atteintes. Il faudrait donc rechercher la cause du mal, comme pour le cancer, dans la pollution de l'air ou l'intensité des champs magnétiques et des radiofréquences des zones urbaines. D'ailleurs le mal est intense dans les aéroports où ils sont nombreux à porter leur masque cellulaire sur leurs oreilles. Et dès l'atterrissage de leur avion, sans même attendre l'autorisation que le chef d'équipage est obligé de leur donner, on les voit tous sortir leur masque cellulaire de leur poche, à juste titre, certainement, car le mal les reprend dès que l'avion approche des bâtiments.
Quelques enquêtes sont occasionnellement publiées, qui font état d'hypothèses et de résultats contradictoires. Chose certaine, les individus sont atteints de plus en plus jeunes. Sans cet objet, ils ont pourtant tous l'air normal, ce qui incite à penser que le masque est un remède qui fait plus de mal que de bien. On l'interdit d'ailleurs en voiture, pour des raisons de sécurité publique.
Hervé Fischer

2009-11-20

Le Québec et le commerce électronique : un rendez-vous manqué ?


Le retard du Québec, un constat unanime

Il ne faut pas beaucoup d’efforts, même au néo-Québécois que je suis, pour se rendre compte à quel point la situation de la vente sur Internet au Québec est inquiétante. En effet il semble que tous les observateurs, mis à part la classe politique, partagent le même constat : le Québec est en retard à tous les niveaux en matière de commerce électronique, ce qui représente une menace réelle pour son avenir économique. Alors qu’ils faisaient partie des pionniers des Technologies de l'Information et des Communications il y a encore une dizaine d’années, le Québec et le Canada sont aujourd’hui en queue de peloton pour le développement du commerce électronique, comme le rappelait Hervé Fischer en février dernier dans son billet « Le Canada et le Québec en perte de vitesse ». A tel point que le regroupement de blogueurs Yulbiz de Montréal publiait il y a un an une lettre ouverte au Premier ministre du Québec Jean Charest, l’exhortant à mettre en œuvre au plus vite un plan numérique d’envergure pour éviter au Québec « d’être laissé pour compte dans l’économie de demain ».

Les manifestations de ce retard

Tout d’abord la faible proportion de Québécois qui effectuent des achats sur Internet. Même si l’Indice du Commerce Electronique au Québec publié chaque mois depuis plus de deux ans fait état d’une progression régulière du nombre des cyberacheteurs, ils sont proportionnellement 2,5 fois moins nombreux qu’en France. Cela s’explique à la fois par le manque d’accès à Internet large bande dans certaines régions (20% des internautes québécois doivent toujours se contenter d’une connexion bas-débit), mais aussi par une relative défiance – totalement injustifiée – à l’égard des transactions sur le web. Pour preuve, moins d’un adulte québécois sur deux (45%) considèrent les transactions effectuées par carte de crédit sur Internet comme très ou assez sécuritaires, alors que les cas de fraude sont en réalité plus fréquents « hors ligne ». Il est grand temps de sensibiliser les citoyens à ces problématiques pour faire évoluer les mentalités.
Le retard du Québec se traduit également par le manque d’audace de ses entreprises en matière de commerce électronique, et c’est ce qui constitue selon moi le cœur de la menace pour l’avenir de la province. En effet très peu de compagnies ont vraiment franchi le pas de la vente en ligne, elles sont à peine 12% à proposer à leurs clients des transactions avec paiement sur leurs sites Internet (contre 7% il y a un an). Cela constitue une offre bien faible pour faire face à la demande grandissante des cyberacheteurs, ce qui permet aux concurrents étrangers de rafler la mise sur le marché québécois. 41% des achats en ligne sont effectués sur des sites non canadiens, un chiffre qui ne prend même pas en compte les versions canadiennes des sites américains – pourtant bien souvent gérés de l’autre côté de la frontière, comme l’est Amazon.ca. A ce sujet, je vous invite à lire ou relire cet article du Devoir paru en février 2009 et intitulé « Commerce électronique : le Québec en mauvaise posture ». Faute de prendre position sur le champ de bataille virtuel, les entreprises québécoises prennent le risque de perdre la guerre bien réelle qui les oppose à des concurrents de plus en plus internationaux ! Car je suis convaincu que l’engouement grandissant pour les achats sur Internet et la globalisation des échanges permettra à terme à n’importe quelle PME européenne ou asiatique de vendre ses produits directement aux consommateurs québécois, sans même avoir d’implantation locale. Imaginez alors l’impact sur le tissu économique et l’emploi au Québec !
Enfin, il convient de souligner le manque d’expertise des prestataires de services dans le domaine du commerce électronique au Québec. Mais comment les blâmer quand on sait le peu d’intérêt que portent leurs clients à cet enjeu, pourtant crucial ? Pour illustrer ce point, intéressons-nous aux firmes certifiées « Partenaire Magento Enterprise », du nom de la plateforme e-commerce Open Source la plus en vogue du moment : sur les 66 compagnies recensées, 18 sont américaines, 10 françaises (dont Baobaz) et… 1 seule canadienne ! Ce triste constat m’a été confirmé par la plupart des experts québécois que j’ai rencontrés jusqu’à présent, comme Jean-François Renaud d’Adviso qui fustigeait déjà cette situation en juillet 2008 dans son article « Le commerce électronique au Québec est-il payant ou pas ? ».

Quelles solutions pour le Québec ?

En premier lieu, je ne peux que me faire l’écho de ceux qui interpellent les responsables politiques (tant provinciaux que fédéraux d’ailleurs) et en appellent à une prise de conscience collective des enjeux des TIC en général et du commerce électronique en particulier. C’est grâce à une politique incitative volontaire que Montréal est, entre autres, devenue la capitale mondiale du jeu vidéo, créant ainsi des milliers d’emploi. C’est pourquoi les lobbies et autres associations liées au TIC doivent continuer à exercer une pression sur le gouvernement, pour qu’il prenne enfin des mesures concrètes à la hauteur des enjeux.
Toutefois, il me semble que ce sont les entreprises québécoises qui détiennent la clé du problème. Sans volonté de leur part de s’adapter aux nouvelles règles du commerce international, elles risquent de voir leurs parts de marché directement menacées. Les exemples de leurs concurrents américains ou français devraient pourtant leur ouvrir les yeux. Ainsi 3 à 4% de la vente de détail se fait en ligne aux Etats-Unis contre seulement 1 à 1,5% au Québec. En France, on comptait 48,650 sites marchands actifs en 2008, en progression de 32% par rapport à 2007, ce qui démontre bien que le commerce électronique y a depuis bien longtemps dépassé le cercle fermé des gros joueurs. La technologie n’est plus un obstacle tant les solutions sont nombreuses et adaptées aux différentes problématiques. A mon sens, Internet représente une formidable opportunité pour les compagnies québécoises, par nature bilingues et multiculturelles : en abolissant les frontières (ou presque), le web leur permet d’élargir de manière considérable leur modeste marché local. Combien de nouveaux clients potentiels les attendent dans le reste du Canada, aux Etats-Unis, en France ou encore en Grande-Bretagne ? Car ce n’est pas une utopie : si le commerce électronique implique une solide organisation logistique, il existe bel et bien des exemples d’entreprises qui font de l’argent sur d’autres continents avec leurs sites marchands opérés centralement. J’invite donc les compagnies québécoises à étudier de près ces cas d’affaires, en espérant qu’elles les trouveront inspirants !
Julien Galtier *

Sources :
Indice du commerce électronique produit par le CEFRIO et Phéromone (anciennement VDL2), en collaboration avec Léger Marketing
Fédération E-Commerce et Vente à Distance (FEVAD)

*Julien Galtier est directeur associé chez Baobaz, une agence web française spécialisée en commerce électronique et marketing interactif. Installé au Québec depuis septembre, il crée à Montréal le bureau nord-américain de Baobaz.
julien.galtier@baobaz.com

2009-10-29

Nuages numériques


Une nouvelle technologie est apparue dans le ciel bleu du cyberespace, celle du cloud computing, le nuage numérique. Voilà une intéressante métaphore, qui complète l’océan internet sur lequel nous surfons dans le paysage digital. Plus optimiste encore, Microsoft parle plutôt de l"azur" numérique. L’image désigne la possibilité de faire migrer (encore une autre métaphore significative d’un passage entre le réel et le virtuel, comme entre deux univers parallèles) les données et les logiciels des ordinateurs de bureau d’une compagnie sur le web, où elle seront constamment et immédiatement accessibles par un moteur de recherche. L’exemple de base le plus fréquent et facilement compréhensible est celui du courrier e-mail opérationnel et stocké en ligne avec toutes les archives personnelles, ce qu’on appelle le web mail. Tout usager de Google Mail en sait les avantages. Pas besoin de voyager avec un portable pour retrouver toujours l’ensemble de ses échanges de courriels disponibles en ligne à partir de n’importe quel ordinateur connecté à l’internet, par exemple dans un café électronique. Avec le nuage numérique l’homme d’affaires nomade – une espèce en voie de multiplication dans le monde actuel – a donc ainsi toujours accès à toutes les données de ses ordinateurs de bureau, où qu’il soit. Pourquoi parle-t-on d’un nuage? Manifestement parce que ce bureau virtuel flotte dans le ciel numérique, qu’il est flexible dans sa taille et sa forme, tout en offrant aussi l’usage en ligne de tous les logiciels requis pour accéder à ses dossiers, les créer ou les modifier, comme s’il travaillait sur son ordinateur de bureau. On retrouve même dans le nuage des logiciels constamment actualisés et plus nombreux que ceux dont on dispose au bureau. L’avantage supplémentaire est magique : le nuage semble se déplacer avec vous. La prochaine étape est évidemment de travailler avec son nuage, même lorsqu’on est au bureau. Les employés n’ont alors plus besoin de puissants ordinateurs : seulement de terminaux connectés à haute vitesse et large bande avec le gardien du nuage.
Mais alors, pourquoi ne pas aller plus loin, être encore plus branché et innovateur ! Car la scénographie nuagiste est molle et peu attractive. Pourquoi ne pas bâtir un bureau au design futuriste et interactif dans Second Life ? Vous y mettrez des plantes, des fenêtres, des secrétaires sexy ; vous y disposerez d’une salle de conférence et de réunion avec les avatars de vos employés et de vos clients. Pourquoi payer encore pour un bureau réel, pas toujours bien situé, difficile à agrandir ou à réduire selon votre chiffre d’affaire, cher à rénover, et fixe, alors qu’un bureau dans Second Life voyagera avec vous, où que vous alliez ! D’ailleurs, vous rencontrerez vos clients et partenaires importants dans Second Life. Plus besoin de voyager.
Un entreprise transnationale compte éventuellement des employés à Chicago, Dubai,Sydney et Londres. Ceux-ci pourront non seulement user de logiciels et d'un intranet en ligne, mais aussi d'une plateforme de socialisation qui deviendra leur espace de rencontre commun. Il faut prévoir dans le nuage une kitchinette bien scénographié, avec une machine à café autour de laquelle on peut se retrouver et développer un sentiment d'appartenance; il faut aussi une salle de conférence virtuelle. Quand on parle de nuagisme d'entreprise, il ne s'agit pas seulement d'une boîte à outils commune en ligne, mais aussi des paramètres requis pour créer une communauté virtuelle réelle.
Quelques risques ? Bien entendu, il faut espérer que le fournisseur de nuage auquel on confie toutes ses données et archives est fiable, car c’est lui qui a la clé maître de votre bureau virtuel, pas vous. Il faut espérer qu’il ne cessera pas ses activités, car vous mettez le sort de votre compagnie entre ses mains ! Il faut espérer que vous connaissez assez bien ces mains pour leur faire une si grande confiance, qu’elles sont propres et en bonne santé (prospérité corporative). En cas de piratage de vos données stratégiques, que pourrez-vous faire? En cas de litige, à quel tribunal, de quel pays, vous adresserez-vous pour obtenir justice? Il est connu que les nuages sont volatiles, se font, se défont et disparaissent à l’horizon. Il faut espérer qu’il protège vos informations sensibles de toute autre main malveillante. Beaucoup d’internautes confient sans crainte à Googol Mail toutes leurs communications électroniques, professionnelles et privées. C’est faire preuve d’une grande confiance, surtout vis-à-vis d’une compagnie qui fait preuve de capacités exceptionnelles d’indexation et de tagage, sans avoir démontré un égal souci de respecter la propriété intellectuelle et la vie privée.
La mode est donc au nuagisme informatique. Pour être in, efficace et prospère, il faut désormais confier ses données personnelles et privées – ce qu’on a de plus précieux -, à des faiseurs de nuages. Les gourous corporatifs l’affirment. On voit bien l’intérêt d’affaires pour les grosses compagnies de services informatiques. Espérons seulement que nous n’abuserons pas à tort de la métaphore nuagiste. Ou, comme on dit en québécois, qu’on ne se fera pas un jour pelleter avec les nuages. L’apesanteur numérique est une autre métaphore dont la séduction est un leurre. Les vents économiques, technologiques, sociologiques et la dureté de la compétition d’affaires ne sont pas moins forts là-haut qu’ici bas. Il n’existe pas de paradis numérique. Les nuages peuvent se mêler, devenir sombres, lourds, orageux et retomber sur terre en cataractes.
Hervé Fischer

2009-10-27

Non-lieux


Le Festival ATOPIC organisé par le Human Atopic Space à la Cité des sciences et de l'industrie à Paris nous propose de devenir metanaute dans les espaces virtuels des réseaux numériques et de découvrir tout un univers de cinéma d'animation détéritorialisé. Les lieux atopiques - du grec sans lieu - sont imaginés comme des lieux de nulle part, libérés de toute attache locale. Existe-t-il de tels lieux, qui seraient sans racines, en quelque sorte transculturels, transnationaux, flottant dans l'espace comme des stations spatiales ou comme des hôtels internationaux, et appartenant donc potentiellement à toutes les cultures, universels sans distinction? N’est-ce pas le cas des jeux électroniques ou de la science fiction, comme des stands des marques internationales de parfums ou de vêtements dans les grands magasins, ou comme les aéroports internationaux ? On peut penser au prime abord qu’un jeu d’échec est un objet culturel qui ne se plie guère aux démonstrations de diversité culturelle, pas plus que le cercle ou le carré, tant qu’on n’entre pas dans des considérations ethnographiques. Quelques que soient les marques, les voitures ou les bicyclettes sont les mêmes dans chaque pays. Tant que je ne suspends pas un Mickey mouse, un grigri ou un crucifix au rétroviseur intérieur, elles sont interchangeables. J’oublie vite que c’est une voiture de marque coréenne, allemande ou américaine. Je m’y sens chez moi. Il semble de même que les nouvelles technologies ignorent les diversités culturelles. Nous retrouvons les mêmes logiciels courants sur l’ordinateur de n’importe quel pays et pouvons naviguer à vue, par simple habitude, pour nous connecter à un réseau sans fil, même sans savoir lire les idéogrammes chinois ou la calligraphie arabe.
Les jeux électroniques nous semblent dépasser tout particularisme culturel. Ces lieux virtuels sans épaisseur, sans attache terrestre distinctive, nous annoncent-ils une atopie utopique? Font-ils de nous des citoyens d’un monde apatride ? L’idée rejoint évidemment l’invention contemporaine d’une globalisation mondiale, qui permettrait de mieux se comprendre sur toute la terre, de devenir plus solidaires, de faire plus de commerce, qui soit plus profitable pour tous, etc. Nous voilà au cœur du nouveau paradigme d’une sorte de dépassement des frontières – devenues archaïques -, qui nous annoncerait l’avènement politique et numérique d’une planète défragmentée. Nous avons développé simultanément aujourd’hui ces deux idéaux contradictoires – ou peut-être complémentaires – d’une mondialisation idéale et d’une valorisation des diversités culturelles.
C’est manifestement ignorer deux évidences. D’une part, toute mondialisation signifie la domination d’un empire. D’autre part, tout lieu est expressif d’une culture. Le cercle est magique ou laïc, géométrique ou ludique. Le cadran de montre, analogique ou digital, reflète une culture où les minutes comptent. Les jeux électroniques sont des espaces de tehnoscience et souvent de violence, sans rapport avec le monde rural. Disneyland, bien qu’il mette en scène des animaux, est imprégné de culture américaine. Un logiciel est constitué d’algorithmes qui reflètent l’âge du numérique. Le jeu de dames qu’on rencontre aujourd’hui dans nombre de cultures, et dont nous ignorons même, pour la plupart d’entre nous, l’origine, probablement africaine, peut paraître totalement atopique. Mais le rituel, le lieu où l’on y joue, le comportement des joueurs, sont marqués culturellement.
Il est clair qu’il faut ici faire la balance entre les excès de globalisation comme de fixisme culturel ; faire la part entre les avantages pratiques des utilités et les enjeux culturels majeurs. Je peux avoir une montre suisse et ignorer tout de la culture suisse. Une grosse montre en or peut être un symbole de richesse, plus que d’une exigence d’exactitude. Mais dans tous les cas, le fait d’avoir une montre influence certainement mes valeurs culturelles. Avoir un ordinateur ou un téléphone cellulaire fait de moi le citoyen d’une civilisation nouvelle. Mais les options culturelles demeurent infiniment riches et ouvertes au sein de l’âge du numérique. Je peux porter un turban sikh ou une kippah juive et voyager à bord du même avion russe ou américain ou utiliser un iPhone sans mettre en jeu ma religion, ni l’avenir de ma culture. Certes les Amishs ne le pensent pas ainsi et s’interdisent même la bicyclette. Leur attitude est tout à fait légitime, mais on constate à quel degré de marginalisation ils s’exposent, se coupant ainsi des bénéfices du dialogue culturel et du progrès technologique. Je peux boire du Coca Cola sans m’américaniser au point de mettre en jeu ma culture africaine ou japonaise, ou du saké sans devenir bouddhiste. Il n’est pas question de rejeter la richesse des autres cultures pour préserver la sienne. Bien au contraire : ces échanges sont nécessaires à la dynamique vitale de chaque culture.
Il n’en est pas de même quant à la globalisation dont on parle tant aujourd’hui. On ne peut en nier l’importance lorsqu’on s’inquiète des changements climatiques. Pas davantage lorsqu’on aspire au respect des droits fondamentaux de l’homme et à l’émergence d’une éthique planétaire. Mais il faut aussi résister à la volonté de domination et d’uniformisation des pays du Nord. On ne peut que rejeter les abus de l’économie ultralibérale qui tente de s’imposer au non de cette prétendue mondialisation et faire de la planète un marché domestique qu’elle exploite. La globalisation est un rêve d’hommes d’affaires nord-américains et un cauchemar pour les pays pauvres. Il ne faut pas confondre à nouveau colonialisme et progrès humain, comme à l’époque des conquêtes du catholicisme qui a détruit des cultures indigènes et exterminé des populations au nom de la foi. Nous devons lui opposer les valeurs du périphérisme et des culturelles identitaires. Non pas seulement comme une charité envers des cultures marginales, ou comme une démarche de sauvegarde patrimoniale, mais comme une réaffirmation de leur valeur dans nos échanges culturels. Il y a autant de planètes Terre que de sociétés. Nous devons développer une conscience de galaxie Terre et des dialogues périphériques. Le coureur de planètes découvre sur chacune d’elle d’autres fleurs, d’autres animaux, d’autres imaginaires, d’autres histoires, d’autres intelligences, d’autres rationalités, d’autres valeurs. De même, les espaces virtuels ne sont pas des non-lieux, des no man’s land ; bien au contraire, ils expriment des valeurs culturelles très fortes et suscitent des réactions de dépendance ou de rejet, et dans mon cas, de fascination critique.
Seule l’éthique planétaire, celle qui exige le respect intégral des droits humains fondamentaux, dépasse toutes ces diversités et les unit au service d’une solidarité humaine mondiale basée sur le respect des hommes et des différences. Mon toit peut être fait de palmes, de blocs de glace, de tôle ou d’ardoises ; et l’eau potable n’est pas la même en Amazonie et à Genève, à Dakar et à New York. Mais elle est potable pour chacune de ces populations. Et il importe que j’aie un toit et de l’eau potable, quelle que soit ma culture.
La mondialisation est tout à fait acceptable lorsqu’on parle d’une montre, indispensable du point de vue écologique, urgente en ce qui concerne l’éthique planétaire. Elle est une menace pour le reste. Elle présente des avantages évidents, tant du point de vue utilitaire que culturel dans le domaine des technologies numériques ; mais celles-ci ne sont pas neutres. Elles ont un impact majeur sur nos activités humaines, sur nos valeurs et vont faire évoluer toutes nos cultures. Elles peuvent redonner leurs chances à des cultures indigènes, autant que nous imposer l’american way of life. Ce ne sont pas elles qui sont bonnes ou mauvaises, mais les humains. À nous de décider ce que nous voulons.
Hervé Fischer

2009-10-03

C'est la consommation qui fait tourner la Terre


Ce furent les démons et les dieux, le sexe, l'instinct de puissance et l'instinct de destruction, mais aujourd'hui, c'est la consommation qui fait tourner la Terre. Tout se consomme, le sexe comme la bouffe. La consommation détruit son dû. La logique de la technologie a rejoint au point de s'y fondre, la logique de la consommation. Elle s'autodétruit. Le progrès se canibalise. Le temps se consomme, se consume. La vie se consomme, la mort se consume. Consommer, consumer se confondent. Les distances, les nouveautés, l'information, les nouvelles, les journaux télévisés se canibalisent. Un jour chasse l'autre, une seconde chasse l'autre. Un clou chasse l'autre. Un homme ou une femme chasse l'autre. Et on ne peut cesser de recommencer. La culture elle-même est devenue une industrie de consommation. On consomme, on épuise, la terre, l'air, l'eau, la nature, les liens de famille et d'amour, les idées, les philosophies, les musiques, les grands et les petits plaisirs, la beauté, la laideur, les émotions, les esthétiques, les mouvements artistiques, les croyances, comme la glace à la crème. Les champions de la grande simplicité, les méditations de nos grands sages, comme les feuilles printanières des arbres, ont leurs saisons éphémères. La vitesse est désormais venue s'en mêler et accélère ce processus de digestion excrétion. Le vidéoclip, emblématique de notre temps, n'a ni angoisse, ni ulcères. Il se contente de succéder. Succéder suffit désormais. Succéder suffit à remplir l'existence. Succéder à quoi? À ce qui précède et qui n'est plus. Succéder à l'abolition. Au vide distrayant des impressions chaotiques précédentes. La consommation est devenue aussi toxique que vitale. Et le numérique n'en est qu'à ses débuts. Il est peut-être en passe de devenir le grand ogre cosmique de notre temps. Le mythe couvait sous la cendre de l'Âge du feu. Il se réveille et secoue ses membres et sa machoire. Allons-nous savoir écrire l'algorithme de la consommation? Et celui de son contrepoison? La consommation est-elle le principe fondamental de l'univers et de la vie? Nul doute que je consomme ma propre énergie et ma chaleur jusqu'au seuil de la mort. Consommerons-nous jusqu'à extinction l'énergie solaire? Et l'univers son énergie noire? Jusqu'à l'apocalypse biblique? Toute création est-elle grande consommatrice de cette énergie? Les experts ne nous disent-ils pas, en pleine récession, que c'est en relançant la consommation que nous allons faire redémarrer l'économie? Entropie, néguentropie? Consommateurs obsédés, allons-nous faire tourner la planète toujours plus vite sur elle-même, comme un chien qui essaie d'attrapper sa queue pour la mordre? Le numérique est le grand accélérateur cosmique de notre civilisation quantitative. Jusqu'au vertige ? Jusqu'à retomber par terre, hébétés?
Nous n'avons pas encore conscience de notre dépendance à la présomption numérique. Au moment d'écrire cette conclusion qui ressemble plutôt à une question, je sonde le brouillard d'automne au-delà de ma fenêtre, mêlé aux feuillages rouges et dorés de ma campagne, et je retrouve la sérénité du cycle pérenne des saisons. Même sans prêter foi au temps cyclique des cultures primitives, ni davantage au propos flou de Nietzsche sur ce genre de nostalgie, je me questionne: à l'âge du numérique, malgré nos six milliards et demi d'être humains, n'est-ce pas devenu un archaïsme, une incongruité, une aberration de devoir encore et toujours retourner la terre pour survivre? Allons-nous la retourner comme des fous?
Hervé Fischer

2009-09-29

Le papier et le numérique



On nous annonce depuis quinze ans le papier et l’encre numériques, comme pour s’assurer que le papier traditionnel lui-même se diluera rapidement dans le grand océan du numérique, tel un ultime débris de l’ère Gutenberg, bientôt englouti à jamais dans les flots du progrès. On s’étonnera de devoir encore imprimer ses billets électroniques d’avion ou de théâtre reçus par courriel pour se présenter au comptoir, alors qu’il devrait suffire de les apporter avec soi sur une clé USB qu’on brancherait sur le boîtier de contrôle. Puis, on sera surpris de devoir encore utiliser une clé USB, alors qu’une inscription ondes courtes sur la puce électronique RFID de notre téléphone cellulaire – et demain de notre lobe frontal - devrait suffire à nous ouvrir fluidement le guichet et sauver d’autant plus d’arbres.
Ainsi donc, les gourous qui nous prédisaient il y a vingt ans l’ère zéro papier devront encore attendre un peu pour triompher.
Ayant publié moi-même directement en ligne un livre inédit complet de plus de 300 pages en 2000 (Mythanalyse du futur*), puis mis en ligne avec accès gratuit deux livres plus anciens devenus introuvables**, je ne crains pas d’être accusé de m’opposer stupidement au progrès des technologies numériques. Pour autant je ne suis pas un intégriste du numérique. Je fais plus souvent qu’à mon tour l’éloge de cet objet ergonomique quasi parfait que demeure le livre papier. Et je ne comprends pas la vindicte des champions du numérique – j’en suis depuis 1984 -, qui croient nécessaire de condamner le livre papier pour garantir le succès de l’édition et de la distribution numériques. On tire aujourd’hui de tous côtés, dans une confusion totale, comme si c’était une nouvelle bataille des anciens et des modernes, comme si la disparition du papier, ce pelé, ce galeux, était requise pour assurer la victoire incertaine du numérique. De jeunes enthousiastes– c’est sympathique cette excitation, mais ils sont souvent intolérants – nous annoncent qu’ils ont signé des accords mirifiques avec des éditeurs pour avoir le droit de publier des livres entiers sur les écrans des téléphones mobiles. L’écran d’ordinateur fixe est devenu vieux jeu. Il faut absolument être mobile!
Nous écrivons tous avec un clavier, mais qui lit plus de cinq pages de texte sur un écran d’ordinateur pour son plaisir? Personne! Alors qui lira 10 pages d’écran de cellulaire, même en basculant son bivalve à l’horizontale? Et celui qui le ferait ne serait pas rendu très loin dans sa lecture! Chacun sait que les e-books, ces livres électroniques lancés successivement à grand renfort de fanfares promotionnelles, se fracassent tour à tour contre le papier des livres, emportant avec eux l'enthousiasme et le papier monnaie de ces vaillants entrepreneurs incultes. On devinera qu’eux-mêmes ne lisent jamais un chef-d’œuvre. Ils me font penser à Steve Jobs affirmant pour vendre ses iPods que plus personne ne lit de livres! Et ce propos de Steve Jobs me fait penser à Goering sortant son revolver en entendant le mot culture! Le iPod est-il une arme de destruction? C'est bien mal le vendre!
livre et numérique: même combat!
Le e-book est trop cher, trop fragile, trop peu ergonomique, trop peu jouissif pour un vrai lecteur désireux de retrouver le calme d’une lecture inspirante. Il a cependant des vertus incontournables pour les utilités, les encyclopédies, les laboratoires de langues, le scolaire, etc. Au lieu d’opposer sans cesse le numérique au papier, pourquoi ne pas reconnaître calmement les vertus spécifiques des deux médias? Ils sont si différents! L'un ne remplacera pas l'autre. L’internet est un prodigieux outil d’accès, mais il est bien plus fragile que le papier. Il peut assurer très efficacement la promotion et la vente d’un livre, et même adresser la facture. Mais ne confondons pas la facture et le livre. Il peut même permettre l’impression à la demande. Il donne accès à ces 99,5% des livres, de ces livres qui ne sont plus accessibles (anciens, épuisés, protégés dans des iconothèques, ou en vente lointaine, dans d’autres pays, ou simplement en ville, lorsqu’on vit à la campagne. Le papier est un médium calme, le numérique un médium agité. L'un incite à la réflexion, l'autre à la proactivité. La complémentarité du numérique et du papier est évidente. C’est la même bataille, celle que je fais. Pourquoi nous opposer? Ne voit-on d'ailleurs pas des journaux et magazines en ligne initier des versions papier? C'est le cas de Rue Frontenac, le site web des journalistes en lock out du Journal de Montréal, lancé en édition papier, ou du site internet Backchich à Paris ***On observe aussi la multiplication des journaux papier gratuits de métro, de quartier, plus lus que n'importe quel journal en ligne, car présentés au bon moment, sur le bon lieu, faciles de maniement, aisés à financer par la publicité locale et adaptés à des groupes de lecteurs spécifiques. Une redifinition des rôles et des paramètres des médias papier est devenue indispensable, mais elle ne signifie aucunement leur disparition. Le transfert de la publicité des journaux papier vers l'internet force à cette redéfinition. Les journaux en sortiront renforcés. La solution n'est certes pas que les journaux imitent le web, en moins bien, puisque le succès d'un journal plus exigeant comme Le Devoir, au Québec, atteste de l'existence d'un lectorat plus exigeant. Les enjeux de la bataille qu’il faut livrer sont autres. Ce qui vaut pour les journaux s'impose encore plus pour les livres et leur espérance de vie . Ce n’est pas contre le livre papier qu’il faut lutter, mais contre les prédateurs qui s’assurent à bas prix des droits de numérisation et de diffusion numérique, voire qui ne se soucient même pas du respect de la propriété intellectuelle. La Fondation québécoise Fleur de Lys a bien raison de dénoncer les usages d’entrepreneurs basés à l’étranger qui voudraient prendre le marché québécois. N'oublions pas que le livre est une industrie culturelle, avec les lois, les forces et les faiblesses que cela implique. Et lorsqu’on prétend défendre notre identité et notre culture, on devrait commencer par inscrire dans le budget de l’État une ligne de financement consacrée aux contenus culturels québécois en ligne, comme il existe des lignes avec chaque fois quelques millions, pour la danse, le cinéma, le patrimoine ou le livre papier. Faute de quoi, on laisse toute la place aux contenus puissamment diffusés des autres pays, États-Unis, France, ou Canada anglais. Même le gouvernement fédéral actuel conservateur a cru devoir fermer le portail http://www.culture.ca/ institué et financé par le gouvernement précédent. Une économie jugée évidente, sans doute… Toute minorité culturelle se doit de prendre avec détermination sa place sur le web. Et ses éditeurs papier seront aussi les premiers à y trouver un appui efficace. Méeme un immense pays comme la Chine consacre des millions de RMB à mettre sa culture en ligne.
Jamais la diffusion d'un livre sur le web n'a fait diminuer sa vente papier.
On s'informe, on cherche et on gère sur le web. On ne lit pas sur le web.

Demeurent quelques entrepreneurs dévoués, comme Jean-Marie Tremblay, qui numérise lui-même dans son sous-sol et met en ligne une riche bibliothèques de « classiques des sciences sociales », ou comme Serge-André Guay, président de la Fondation littéraire Fleur de Lys, ou Éric Le Ray, l’organisateur à Montréal des premières Assises internationales de l’imprimé et du livre électronique, qui assurent la tenue d’un grand débat public, avec tous les acteurs importants, afin de sortir peut-être de la confusion actuelle des idées.
Hervé Fischer
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*Mythanalyse du futur
. http://www.hervefischer.net/
**http://classiques.uqac.ca/
*** Voir Paul Cauchon: Pourtant, ils tâchent les doigts, Le Devoir, 28.09.09

2009-09-19

Le sentiment numérique de la nature


Qu'est-ce que la nature? Voilà une bien grande question ! La nature a beaucoup changé ! Du moins en avons-nous eu des interprétations successives très différentes. Ce qu’on appelle aujourd’hui le sentiment de la nature a d’abord relevé d’une conception magique. Puis polythéiste. En Occident, les émotions de désir ou de frayeur qui en résultaient, n’ont pas été apaisées par l’interprétation biblique et théologique qui a suivi. Nous aurions été chassés d’un paradis terrestre mythique pour découvrir la dure réalité. Nous aurions été condamnés au labeur rustique. Alors que la civilisation japonaise célèbre l’harmonie entre la nature et les hommes, en Occident, la nature a été identifiée à au péché, à la lourdeur de la matière par opposition à l’esprit, à l’âme, à Dieu, dont ont résulté des idées d’hostilité, de la malédiction, et une souffrance. C’est la Renaissance, puis la philosophie mécanique de la matière de Descartes, qui ont inversé notre attitude en Occident. Nous avons réactivé ainsi le mythe prométhéen de la conquête et de la transformation de la nature par les hommes. Descartes nous a invité à nous rendre maître et possesseur de la nature. Passant de la crainte à l’exploitation de la nature, donc à sa domestication et conséquemment à sa transformation et à la destruction de l’état de nature rousseauiste, l’homme s’est engagé dans l’exploitation des ressources naturelles et le développement des manufactures. Le mouvement s’est bien sûr amplifié exponentiellement au XIXe siècle.
Mais c’est cette industrialisation et l’urbanisation qui lui est liée, qui ont sans doute déclenché en contrepoint aussi ce retour émotionnel vers une nature romantique. Les poètes allemands, français, anglais évoquèrent une nature nostalgique, fragile, nocturne, sauvage, celle qui éveille le rêve ou les émotions amoureuses.
Parallèlement, les Encyclopédistes ont inspiré le développement d’un rationalisme qui s’est appliqué aussi aux sciences de la nature. Et aujourd’hui nous retrouvons ces deux pôles, l’un émotif et l’autre scientifique dans notre conscience écologique contemporaine. Toute l’écologie est constituée par une imagerie scientifique et des fichiers informatiques. Nous ne pensons pas au climat aux océans, au soleil, à la ville, sans y introduire des connaissances scientifiques des variations des trous d’ozone, ou des masses de plancton dans les océans, des mesures de pollution, des déséquilibres de la biomasse. Non seulement nous sommes fascinés par les images de nature en haute définition, à l’échelle macro, virtuelles, en simulations, mais nous avons désormais aussi développé une conscience écologique, une sorte de vision savante de la nature, qui suscite en nous ce que nous pouvons appeler le nouveau sentiment numérique de la nature, et les émotions, les craintes, les engagements militants qui y sont liés. La nature est devenue verte. Et éconumérique.
Hervé Fischer

2009-09-08

La pomme numérique







Voilà 40 ans, depuis le 2 septembre 1969 qu’est né l’internet. En fait, ce ne fut encore que la communication, fort laborieuse et limitée, entre deux ordinateurs reliés par un câble de 4,50 m de longueur, à l’université de Californie de Los Angeles. Puis on a élargi les distances avec les universités de Stanford, Santa Barbara et l’Utah. On peut discuter la date, souligner le rôle de Licklieder, du MIT, qui eut la vison de l’importance de ces futurs réseaux de communication. On doit citer Leonard Kleinrock, qui théorisa dès 1961 la commutation et la transmission d’informations par « paquets », Paul Baran et Douglas Engelbart, dont nous allons reparler. Les auteurs sont plusieurs. Ce fut une histoire militaire autant qu’universitaire, comme le rappelle la signification d’Arpanet, créé par la Defense Advanced Research Projects Agency pour assurer la sécurité de ses communications en temps de guerre grâce à un réseau (Network) décentré et multipolaire, qui deviendra notamment le MILnet (Military Network).
Voilà 60 ans aussi, que Douglas Engelbart a inventé au Stanford Reearch Institute la fameuse souris dont nous nous servons encore aujourd’hui pour déplacer le curseur sur nos écrans d’ordinateur. C'était un mécano élémentaire dans un boîtier en bois. Il n’en reçut aucun dividende financier, mais le SRI vendit le brevet à Apple qui a donné à ce petit rongeur à queue numérique l’expansion que l’on sait. On attribue aussi généralement à Engelbart le concept d’intelligence collective, dont il a exposé la philosophie dans Augmenting Human Intellect: A Conceptual Framework.
Aujourd’hui, seulement deux générations plus tard, alors que nous comptons plus de un milliard de personnes connectées sur la planète à l’internet grâce au Web et au sans fil, il est bon de rappeler que c’est avec un câble de 4,50 m que tout a commencé. De petites inventions peuvent avoir un impact immense sur toutes nos activités humaines en quelques décades. C’est cela qui caractérise l’évolution de notre espèce, avec l’accélération que nous expérimentons à l’époque actuelle. L’âge du numérique commence à peine. Nous changeons déjà drastiquement nos valeurs, nos comportements. Saurons-nous maîtriser le choc du numérique?


La pomme numérique
La boîte grecque de Pandore que nous avons ouverte - ou la pomme, son équivalent biblique - sont aujourd’hui numériques, nous donnant accès à plus de pouvoir, plus de connaissance, plus de conscience planétaire, plus de bien – le progrès non seulement technique mais aussi humain – et plus de mal aussi. Faut-il diaboliser une fois encore cette pomme numérique et accuser le Satanford Research Institute, ou assumer les responsabilités éthiques qui viennent avec Prométhée et avec la conscience? Est-il pertinent de parler d’une « augmentation de la conscience collective » ou d’une « intelligence collective augmentée »? Souhaitons que l’idée se réalise. C’est manifestement l’utopie la plus en vogue aujourd’hui parmi les philosophes du numérique les plus optimistes. Mais cela demeure encore à démontrer, tandis que les raisons d’en douter augmentent elles aussi. Le défi nous confronte à nous-mêmes. Il n’est plus religieux, mais humain, collectif et éthique.
Hervé Fischer

2009-07-23

Internet en la Patagonia



Tuve la suerte de recorrer la Patagonia, tanto en Argentina como en Chile. La inmensidad de los paisajes, la flora y la fauna del lugar son fascinantes, tanto al pie de los Andes como en la Pampa seca, en la costa atlántica así como en las orillas del estrecho de Magallanes. No se puede soñar con una naturaleza más salvaje o un aislamiento más completo. No perdería ninguna oportunidad de regresar allí. Convengamos que Ushuaia no es New York. Estamos en el fin del mundo. Pero el viajero encontrará más fácilmente acceso a internet -por un precio irrisorio y gratis en cualquier hotel- que en San Francisco o en Paris. No vi un solo pueblo, incluso al cabo de un interminable camino de tierra y polvo, después de haberme cruzado con avestruces y guanacos, y haber admirado cóndores en el cielo, que no tuviera al menos un café-internet, con excelente velocidad y ancho de banda. Aquí y allá encontré un médico argentino jubilado que hizo su vida profesional en Boston, una artista que vivió mucho tiempo en New York y Berlín, un intelectual que estuvo emigrado durante varios años en Sao Paolo, un escritor que estudió en París, un geólogo formado en Londres, universitarios venidos de Buenos Aires o de Europa central, hombres de negocios que emigraron de Roma o de Madrid. Todos me dijeron lo mismo. Por más intenso que pueda ser su amor por esta naturaleza salvaje, casi original, y los vastos horizontes en que viven actualmente, ninguno hubiera pegado el salto para ir o regresar a la Patagonia, si allí no hubiera internet. Gracias a las redes numéricas, gozan de los dos mundos, el natural y el urbano. Están en interface cotidiana con el poder del mundo salvaje así como con la sofisticación de las grandes metrópolis. Leen los diarios de Chicago o de Roma en su computadora, mirando por la ventana las cimas nevadas de los Andes o los elefantes marinos de la península de Valdez; se comunican a distancia con sus amigos alemanes o libaneses, se ven con las webcam; siguen por la web todas la noticias y todos los casos que les interesan, y están mejor informados que los teleespectadores de las grandes capitales. Crean universidades, sitios web y comunidades virtuales. No les falta nada para aliar la belleza rural a la promiscuidad numérica. No basta con decir que el planeta se ha achicado. El acceso a internet nos permite estar en todas partes al mismo tiempo: en Ushuaia y en Tokyo, en Punta Arenas y en Montréal, al pie de los glaciares de El Calafate y en los Campos Elíseos en París, en un barco que se codea con las ballenas australes y en Buenos Aires o en Moscú. Sin internet, regiones lejanas como la Patagonia estarían aisladas del mundo y reducidas a actividades primarias. Nunca me hubiera encontrado con esos artistas, empresarios, intelectuales, universitarios que hoy desarrollan su actividad allí y le confieren ese desarrollo económico, educativo y cultural necesario para que los jóvenes se queden, al igual que los inmigrantes que recorrieron el mundo.
Internet se convirtió en una infraestructura indispensable para el desarrollo de las regiones alejadas. Hay que ofrecer en ellas la velocidad y el ancho de banda que permita mostrar las páginas de los diarios, imágenes, archivos multimedia, educativos, planos de ingeniero o imágenes médicas, música y video. Internet se transformó en una herramienta prodigiosa y polivalente, tanto para la educación como para la salud, para la democracia como para los servicios públicos, para la cultura, el comercio electrónico como para la investigación científica, para el desarrollo económico como para el turismo. En la Patagonia, cada bed and breakfast, incluso los más aislados, son iguales ante internet. Allí muestran sus paisajes y sus habitaciones, y ofrecen un servicio de reservas que les aportan su clientela cotidiana, venida de todos los rincones del mundo. Las rutas ya no alcanzan. También se necesita, y en todos lados, una red de internet, confiable y poderosa. Internet es la más estratégica de las inversiones que cualquier Estado está obligado a hacer en su política de desarrollo de las regiones alejadas.Lo que puede ofrecer la Patagonia en sus pueblitos de montaña o de la Pampa, para beneficio de poblaciones dispersadas hasta el fin del mundo, hoy sometida a la terrible crisis económica de la Argentina, que se extiende sobre miles y miles de kilómetros, el gobierno de Québec, que dispone de recursos y valoraciones importantes, no parece querer esforzarse en hacerlo posible en Laurentides, a una hora en auto de Montréal, donde la población es sin embargo cada vez más densa y emprendedora, y más aún en nuestras regiones alejadas, de las que sin embargo nos repite hasta el cansancio que es una de sus prioridades. ¿Porqué Québec tarda siempre más con respecto a otras provincias de Canadá, quien, a su vez, otrora entre los países más conectados del mundo, retrocede ampliamente cada año en la clasificación internacional? Sin embargo estamos en 2009. ¡La evidencia es abrumadora! Tenemos que creer que nuestros gobernantes son miopes y sordos. ¿Habrá más avestruces en Québec que en la Patagonia? ¿Habrá que soportar esta incomprensión de nuestros responsables políticos hasta que la nueva generación esté en edad de votar? La Patagonia no esperó. Una vez más, Québec falta a la cita con su historia.

Hervé Fischer

(traducion de Maria Marta Escalente)

2009-06-10

"What if the only legacy of new media is a static image?


I want to give the word today to Lanfranco Aceti *, who has given a lecture at The New Technology Art School of The Academy of Fine Arts of Carrara, the UCAN research center and Neural magazine present,on the topic: "What if the only legacy of new media is a static image? The curatorial struggle in preserving new media's aesthetics and art practices." The question has always seemed fundamental to me.
HF

The preservation and exhibition of computer and media artworks is affected by the necessity to present a traditional and objectified image to the viewers. New media practices and computer arts are characterized by evolutionary processes and technological supports that contribute to shaping and defining the aesthetic. If 'migration' and 'emulation' represent a curatorial strategy or methods for
collections' management, preservation and display deal with the obsolescence of computer and media-based artworks. The strategy of 'extrapolation and objectification' may represent another opportunity to address some of the difficulties presented by the immateriality of these art forms. Perhaps the methodologies of display should be changed and the possibilities of new media technologies exploited for new curatorial approaches even when they challenge the authority of both the author and the curator by focusing on the representation of
the environmental interaction and the importance of multiple media formats of circulation of contemporary digital cultural expressions.
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* Lanfranco Aceti works as an academic, artist and curator. He is Associate Professor in Contemporary Art and Digital Culture at the Faculty of Arts and Social Sciences, Sabanci University, Istanbul. His research focuses on the intersection between digital arts, visual culture and new media technologies. He is specialized in inter-semiotic translations between classic media and new media, contemporary digital hybridization processes, Avant-garde film and new media studies and their practice-based applications in the field of fine arts. He is also an Honorary Lecturer at the Department of Computer Science, Virtual Reality Environments at University College London. Previously an Honorary Research Fellow at the Slade School of Fine Art, he has also worked as an AHRC Postdoctoral Research Fellow
at Birkbeck College, University of London and as Visiting Research Fellow at the Victoria and Albert Museum.

2009-06-01

Internet en Patagonie


J’ai eu la chance parcourir la Patagonie, tant en Argentine qu’au Chili. L’immensité des paysages, la flore et la faune y sont fascinantes, aussi bien au pied des Andes que dans la Pampa seca, sur la côte atlantique que sur les rives du détroit de Magellan. On ne peut rêver nature plus sauvage et isolement plus complet. Je ne manquerai aucune occasion d’y retourner. Ushuaia, ce n’est pas New York, on en conviendra. Nous sommes au bout du monde. Mais le voyageur y trouvera plus facilement accès à l’internet, pour un prix dérisoire, et gratuitement dans tout hôtel, qu’à San Francisco ou à Paris. Je n’ai pas vu un seul pueblo, même au bout d’un interminable chemin de terre et de poussière, après voir croisé des autruches et des guanacos, et admiré des condors dans le ciel, qui n’offre au moins un café internet, avec une excellente vitesse et largeur de bande.
Ici et là, j’ai rencontré un médecin argentin à la retraite, qui a fait sa vie professionnelle à Boston, une artiste qui a vécu longtemps à New York et à Berlin, un intellectuel émigré pendant plusieurs années à Sao Paolo, un écrivain qui a étudié à Paris, un géologue formé à Londres, des universitaires venus de Buenos Aires ou d’Europe centrale, des hommes d’affaires émigrés de Rome ou de Madrid. Tous me l’on dit. Aussi intense que puisse être leur amour de cette nature sauvage, quasiment originelle et des vastes horizons qu’ils habitent désormais, aucun d’entre eux n’aurait fait le saut pour venir ou revenir s’installer en Patagonie, si l’internet n’y existait pas. Grâce aux réseaux numériques, ils jouissent des deux mondes, le naturel et l’urbain. Ils sont en interface quotidien avec la puissance du monde sauvage autant qu’avec la sophistication des grandes métropoles. Ils lisent les quotidiens de Chicago ou de Rome sur leur ordinateur en jetant un coup d’œil par la fenêtre sur les sommets enneigés des Andes ou sur les éléphants marins de la péninsule de Valdez; ils communiquent à distance avec leurs amis allemands ou libanais; ils se voient avec des webcam; ils suivent sur le web toutes les nouvelles et tous dossiers qui les intéressent et sont mieux informés que les téléspectateurs des grandes capitales. Ils créent des universités, des sites web et des communautés virtuelles. Rien ne leur manque pour allier la beauté rurale et la promiscuité numérique.
Ce n’est pas suffisant de dire que la planète a rétréci. L’internet nous permet d’être partout à la fois en même temps : à Ushuaia et à Tokyo, à Punta Arenas et à Montréal, au pied des glaciers d’El Calafate et sur les Champs Élysée, sur un bateau qui côtoie les baleines australes et à Buenos Aires ou à Moscou. Sans l’internet, des régions lointaines comme la Patagonie seraient coupées du monde et réduites à des activités primaires. Je n’y aurais jamais rencontré ces artistes, ces entrepreneurs, ces intellectuels, ces universitaires qui aujourd’hui s’y activent et lui confèrent ce développement économique, éducatif et culturel nécessaire pour y garder les jeunes et les immigrants qui ont parcouru le monde.
L’internet est devenu une infrastructure incontournable pour le développement des régions éloignées. Il faut y offrir la vitesse et la largeur de bande qui permettent d’afficher des pages de journaux, des images, des fichiers multimédia, éducatifs, des plans d’ingénieur ou des images médicales, de la musique et de la vidéo. L’internet est devenu un outil prodigieux et polyvalent, aussi bien pour l’éducation que pour la santé, pour la démocratie et pour les services publics que pour la culture, pour le commerce électronique que pour la recherche scientifique, pour le développement économique que pour la protection de l’environnement et pour le tourisme. En Patagonie, tous les bed and breakfast, même et surtout les plus isolés, sont égaux devant l’internet. Ils y montrent leurs paysages et leurs chambres, et offrent un service de réservation qui leur amène leur clientèle quotidienne, venue des quatre coins du monde. Les routes ne suffisent plus. Il faut aussi, partout, un réseau internet fiable et puissant. L’internet est le plus stratégique des investissements que tout État se doit de faire dans sa politique de développement des régions éloignées.
Ce que la Patagonie, aujourd’hui soumise à la terrible crise économique de l’Argentine, qui s’étend sur des milliers de kilomètres, peut offrir à ses villages de montagne ou de la Pampa, au bénéfice de populations dispersées, jusqu’au bout du monde, le gouvernement du Québec, qui dispose de ressources et d’expertises importantes, ne semble pas vouloir se donner la peine de le rendre possible dans les Laurentides, à une heure de voiture de Montréal, où la population est pourtant de plus en plus dense et entreprenante, ni davantage dans nos régions éloignées dont il nous répète pourtant à satiété que c’est l’une de ses priorités. Pourquoi le Québec prend-il toujours plus de retard par rapport aux autres provinces du Canada, qui lui-même, jadis parmi les pays les plus branchés du monde, recule lourdement tous les ans dans le classement international. Nous sommes pourtant en 2009. L’évidence est criante! Il faut croire que nos gouvernants sont myopes et sourds. Y-a-t-il plus d'autruches au Québec qu'en Patagonie? Faudra-t-il endurer cette incompréhension de nos responsables politiques jusqu’à ce que la nouvelle génération soit en âge de voter? La Patagonie n’a pas attendu. Une fois de plus, le Québec manque le rendez-vous avec son histoire.
Hervé Fischer

2009-05-31

Chiens lumineux


L’Université nationale de Séoul, en Corée du Sud, s’est fait remarquer une fois de plus par les médias internationaux. Des chercheurs y ont fait naître quatre chiens beagles qui brillent dans le noir. On se souvient qu’en 2000 l’artiste brésilien Eduardo Kac s’était rendu célèbre en signant et en médiatisant la naissance d’un lapin fluorescent en France à L’INRA – l’Institut National de la Recherche Agronomique. Il avait été doté du fameux gène « fluo ». Voilà donc maintenant quatre chiens transgéniques, dotés du même gène qui, sous les rayons ultraviolets, deviennent lumineux ! Peut-on les qualifier de chiens chimériques? On appelle « chimère » un animal conçu à partir de deux espèces différentes. En l’occurrence, il s’agit dans le cas de ces chiens, de l’ajout d’un seul gène, emprunté à une méduse. L’hybridation étant très limitée, nous ne parlerons que de chiens transgéniques. Il demeure que c’est là une fois de plus la démonstration d’une nouvelle orientation très fascinante de la génétique, qui n’a certainement pas fini de nous étonner. Même si l’utilité de chiens lumineux dans le noir n’est pas évidente, la mise au point de la technique, elle, l’est. Et dans un pays comme la Corée du Sud, qui s’est déjà fait connaître par de nombreuses recherches sur les manipulations géniques, y compris dans le clonage d’embryons de chiots, et par une escroquerie, celle du professeur Woo Suk Hwang, qui avait faussement prétendu avoir réalisé un clonage humain en 2004, en falsifiant des résultats scientifiques et qui espérait obtenir ainsi un Prix Nobel pour la Corée du Sud, la quête continuera certainement. Jusqu’où ? Est-il possible de la réglementer éthiquement? On justifie assurément les usages thérapeutiques dans beaucoup de pays, en les encadrant pour les limiter selon des principes bioéthiques. En Corée du Sud, toujours dans la même université nationale de Séoul, on a cloné aussi des chiens renifleurs de drogue pour les contrôles douaniers : six Toppy identiques, pour l’équivalent de moins de 250 000 euros. Cela peut encore se justifier, sans doute, puisque c’est pour une bonne cause. Mais qui ne voit le glissant de la pente sur laquelle on s’engage ainsi? Pourquoi ne pas isoler divers gènes de l’intelligence, de la mémoire, de la force physique, etc., et avec cette boîte à outils génétiques, si je puis dire, tenter de créer des chiens pour les aveugles, ou des Saint-Bernard pour les alpinistes perdus, puis des chiens savants pour les cirques, puis des chiens policiers contre les émeutiers? On produit déjà beaucoup d’animaux de laboratoires, fort utiles. Les végétaux et les races animales sont manipulées génétiquement depuis toujours, pour le lait ou pour la viande, pour la résistance ou pour la beauté. Les vaches, les chevaux, le maïs, les pommes de terre, le blé, les roses, les chats, etc. Malgré les polémiques, les OGM sont de plus en plus acceptés et généralisés. Il est clair que la Nature, si je puis dire, ne nous a pas attendu pour modifier et même pour créer de nouveaux génomes! Toute l’histoire de la création repose sur la multiplication des espèces, sur la diversification génomique. Les humains y ont abondamment contribué depuis plusieurs milliers d’années. Aujourd’hui on accélère les croisements naturels en usant de chocs électriques pour fusionner des noyaux et des chromosomes dans des laboratoires sophistiqués, avec des équipements électroniques puissants. Il est évident qu’on n’arrêtera pas cette évolution de... la technoscience, qui prend la relève de la nature. Demeure la nécessité de réfléchir davantage aux conséquences perverses possibles et aux règlements bioéthiques nécessaires pour faire prévaloir le principe de prudence requis. Lorsqu’on joue aux dés, rien ne sert de prendre son temps. Mais, justement, en génétique, il ne faudrait pas jouer aux dés. L’aventure humaine devient prodigieuse, mais elle implique un sens de la responsabilité collective nouveau, que la compétition scientifique actuelle, sous les signes pervers de l’aspiration à la gloire, de la recherche de financement et de la logique commerciale, met à rude épreuve. L’humanité sera-t-elle à la hauteur de ses nouveaux pouvoirs? Intelligence et éthique vont-ils de pair? Cela ne semble pas acquis. Il devient donc nécessaire de les hybrider étroitement ! La nature n’y pourvoie pas et le choc du numérique n’y suffira pas. Cela va nécessiter une mutation de l’espèce.
Hervé Fischer

2009-05-24

Guerre et paix numériques



Depuis les guerres napoléoniennes contre la Russie que décrivait Tolstoï dans son célèbre roman Guerre et paix, les technologies militaires ont changé du tout au tout. Oubliez les chevaux et les boulets de canons : nous sommes passés au numérique. McLuhan l’a souligné : c’est la guerre qui fait le plus progresser les technologies. Ce fut vrai avec la maîtrise du feu, puis du fer. Il en est de même aujourd'hui avec l’âge du numérique.
On a pu comparer les guerres actuelles à des jeux vidéos. Le général américain Schwarzkopf, responsable des opérations lors de la première guerre contre l’Irak, avait lui-même fait la comparaison lors d’une entrevue à la télévision et évoqué les militaires commandant à distance, à partir des États-Unis, les opérations sur le terrain, quasiment avec des joysticks. On sait d’ailleurs que l’entraînement des soldats se fait, comme pour les pilotes d’avion, beaucoup à partir de jeux vidéo et d’écrans de simulation. Eux-mêmes seront un jour sans doute équipés d’exosquelettes capable de décupler leurs forces physiques. Et les marines sont dotés de prothèses numériques leur permettant d’être branchés en permanence entre eux et avec leur commandement, de voir la nuit et de détecter des déplacements d’objets ou d’être humains cachés (vision intelligente et global positionning systems), etc. On utilise des drones espions, qui sont de avions sans pilote, télécommandés, qui prennent des photos ou qui bombardent, et on imagine déjà des guerres menées sans humains, par des soldats-robots.
Les guerres sont aussi des guerres de communication. L’internet a été d’abord développé par les militaires américains pour s’assurer de réseaux de communications afocaux que l’ennemi ne pourrait pas détruire. On utilise désormais des satellites espions permettant une surveillance globale et de grande envergure des communications ennemies(le réseau Echelon, mis en place dès les années 1990 par les Américains et les pays du Commonwealth, et son pendant européen Galileo. Il s’agit notamment de surveiller touts les messages sensibles en les scannant et de satisfaire ainsi aux demandes d’intelligence des services secrets. Face aux menaces terroristes, ces infrastructures de cybersurveillance militaire et même civile (Patriot Act)ont été puissamment renforcées. Lors de la guerre de Yougoslavie de 1999, les Américains ont utilisé des bombes au graphite pour brouiller les communications ennemies, notamment au-dessus de Belgrade, et rendre ainsi les états-majors serbes inopérants.
Nous sommes donc passés à la cyberguerre, celle qui se joue constamment entre pays qui tentent réciproquement de pénétrer les réseaux numériques stratégiques des défenses potentiellement adverses. Les hackers professionnels sont désormais au service des Chinois, des Russes et des Américains, qui s’envoient secrètement des virus, des logiciels espions, et s’efforcent en permanence de déchiffrer les mots de passe des armées ou des réseaux électriques, soit pour les pénétrer, soit pour les paralyser. Cette cyberguerre est devenue permanente; et elle a été par moments très virulente. Les bunkers de béton armé de la deuxième guerre mondiale ont laissé place aux Firewalls sophistiqués des réseaux numériques actuels, que les adversaires tentent sans interruption de percer. Nous sommes désormais à l’âge de la i-Defense et de la guerre électronique. Le sujet est inépuisable et les technologies en constant développement.
Et la paix numérique?
Nous n’avons parlé que de guerre. Et la paix? Bénéficie-t-elle, elle aussi, des progrès du numérique? Sans doute la parité des capacités numériques de chaque grande puissance assure-t-elle une sorte d’équilibre, comme celle des armes nucléaires. La dissuasion numérique existe, chacun se sentant vulnérable à l’autre. Mais en termes de paix, le numérique est manifestement aussi un outil de démocratie, de développement et d’éducation de plus en plus efficace. Les organismes humanitaires, qu’ils se consacrent à la défense des droits de l’homme , aux luttes écologiques, ou à l’aide aux populations démunies, recourent de plus en plus au numérique et en tirent une efficacité nettement accrue. Les laboratoires biologiques ne servent pas seulement à amasser des armes biologiques – théoriquement interdites -, mais aussi à développer des médicaments et des vaccins. Mais même en incluant la médecine dans les activités humanitaires, même en comptant l’UNESCO et les Nations Unies dans leur ensemble, qui oserait penser que les investissements dans le numérique pour la paix comptent pour plus de 5%, alors que ceux pour la guerre frisent sans doute les 95%. Le numérique n’est pas un outil magique de progrès éthique. Il reflète les réalités humaines qui demeurent, hélas, de ce point de vue, à un stade primitif. Il faut être un optimiste convaincu pour croire que cette sinistre proportion évoluera peu à peu en faveur d’un âge du numérique pacifiste. La paix demeure une conquête plus difficile et incertaine que celle du numérique, même si elle serait pour l’humanité un bienfait infiniment supérieur au progrès technologique lui-même. L’algorithme de la paix reste à inventer. Il nous faudrait... une volonté numérique, mais sans devenir des cyborgs!
Hervé Fischer

2009-05-23

Les moulins à vent du virtuel


On rencontre encore souvent des intellectuels qui identifient le virtuel à du pelletage de nuages pour en dénoncer l’inutilité et les illusions, voire les erreurs dont le web regorgerait. Ils en soulignent donc les dangers insidieux. Le principe du réel s’y engloutirait dans un tourbillon fatal. Jean Baudrillard est de ceux-là. Certes le plus brillant des philosophes de la postmodernité, il fait pourtant penser à un Don Quichotte qui lancerait ses textes aigus et tranchants contre les moulins à vent du virtuel. Il le dénonce avec le même radicalisme situationniste que Guy Debord proférait contre la société du spectacle. Il refuse d’écrire avec un ordinateur, estimant que le texte sur un écran deient une image et perd ainsi tout pouvoir critique (1). Il mène la bataille contre ce qu’il croit être une disparition du réel dans la surface écranique, une déréalisation où tout devient équivalent, interchangeable, indifférent, où le sens et les valeurs s’effacent, où le principe du réel se dilue dans un mouvement brownien. C’est une bien étonnante nostalgie pour un esprit par ailleurs si critique du réel, lui qui s'était montré si désabusé, si désenchanté dans Le système des objets ou La société de consommation. Dans Télémorphose (2) il dénonce l’absorption du réel par l’écran de télévision : La télévision a réussi une opération fantastique de consensualisation dirigée. un véritable coup de force, une OPA sur la société entière, un kidnapping – formidable réussite dans la voie d’une télémorphose intégrale de la société. Et allant jusqu’au bout de sa condamnation rageuse, il conclut à un chassé-croisé entre l’écran et la réalité, qui serait déjà dépassé : Aujourd’hui, l’écran n’est plus celui de la télévision, c’est celui de la réalité même. On le voit bien : L’excès du libelle rôle l’hystérie et il perd lui-même tout sens du réel. De quel réel hypothétiquement plus réel, plus valable, quasi paradisiaque, se réclame-t-il? Aussi surréaliste que le situationnisme, nostalgique d’une réalité perdue, qui n’a jamais existé, Baudrillard, comme Debord, rencontre finalement la limite d’un sophisme qu’une analyse plus nuancée et plus relativiste lui aurait permis d’éviter, et qui n’aurait pas manqué d’intérêt Car les rapports entre le réel et le virtuel sont complexes. Nous y avons nous-même consacré toute notre attention (3), mais ils n’appellent certainement pas l’anathème. Je ne cherche certainement pas à jouer les Sancho Pança, mais Baudrillard, qui a été un analyste précurseur et génial du simulacre, de ce qu’il a appelé la pornographie du réel, a complètement manqué sa cible en ce qui concerne les écrans de télévision et d’ordinateur.
Aussi fascinants soient-ils du point de vue mythanalytique qui est le nôtre, car ils mettent en jeu des imaginaires ontologiques, les textes de Baudrillard sur le virtuel sont faibles du point de vue critique, car il n’est pas prêt à admettre que les écrans ne sont que des outils, et non un simulacre, encore moins un substitut du réel. Il en fait des monstres pour mieux les dénoncer. De même que les enfants ne prennent pas habituellement les jeux vidéos pour la réalité, nous apprenons à relativiser l’effet magique des écrans et à démystifier leur pouvoir, qui constitue surtout un progrès technologique extrêmement intéressant. Lui-même a maintes fois relativisé l’effet de réalisme des images de synthèse, les jugeant par exemple trop vraies pour être vraies (1). Il sait bien que nous n’en sommes généralement pas dupes. Alors est-ce par volonté de radicalisme, d’originalité intellectuelle jusqu’auboutiste, pour faire sa marque, qu’il se livre à ces dénonciations sur un ton aussi tragique que désabusé? Il diabolise ce qu’il croit être un cannibalisme du virtuel qui dévorerait le réel devant nos yeux; et il chevauche sa plume comme Don Quichotte sa jument pour s’attaquer au malin esprit du virtuel.
Défenseur d’un réel imaginaire contre les simulacres écraniques, il voit même dans le virtuel un cancer qui se développe à grande vitesse et conduit à la disparition du réel. Bien malheureusement, ce cancer, il a dû l’assumer lui-même et le combattre dans son propre corps, comme si cette pathologie avait finit par avoir raison de lui-même.
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(1)Le paroxiste indifférent, édition Grasset, Paris, 1977.
(2)Télémorphose, édition Sens&tTonka, Paris, 2001.
(3)Hervé Fischer, Le choc du numérique, vlb, Montréal, 2001.

2009-05-22

L'art change le monde


Mondrian, Composition
Je ne crains pas de l’affirmer, contrairement au slogan habituel des intellectuels de bon ton : l’art change le monde. Un artiste peut changer le monde au moins autant que tel chef d'État, tel philosophe ou tel scientifique que l’histoire célèbre légitimement. Les esprits brillants qui le nient avec un sourire désolé, en s’en remettant à leur scepticisme habituel, qu’ils prennent pour de l’intelligence, feraient mieux d’y réfléchir. L’art change le monde autant que les idées, aussi peu et tout autant, c’est-à-dire beaucoup. Avec cette différence que les idées ne changent pas toujours le monde pour le meilleur, il s’en faut de beaucoup. La politique change le monde, mais souvent pour le pire. Les fascismes et les dictatures détruisent le monde. Ce n’est jamais le cas de l’art. Lorsqu’il a une influence, c’est toujours pour le meilleur.
Je ne reconnais pas de différence de nature entre l’art et la philosophie. Sans nier, bien au contraire, leur différence de moyens d’analyse et d’expression. En tant que peintre je me sens souvent proche de l’écriture. Je sais que je viens encore d’énoncer deux idées à contre-courant de l’évidence qui circule, et qui me condamnent aux yeux des adeptes de catégorisations. Ce sont eux qui s’en remettent à des lieux communs anciens, du rationalisme le plus classique et le plus réducteur.
Pourquoi cette obsession de changer le monde? Parce qu’il est aujourd’hui un scandale permanent du point de vue éthique.
Artiste, philosophe, chercheur scientifique ou dirigeant politique, c’est l’homme qui change le monde. Dans le domaine artistique, cela ne suppose pas de faire de l’art politique, que ce soit de propagande réaliste socialiste. L’art change le monde lorsqu’il explore notre image du monde, notre sensibilité et les rend visibles; lorsqu’il en déchiffre les structures et les valeurs, et prend position visuellement à leur égard, soit en les célébrant, soit en les refusant, soit en en proposant de nouvelles. Il n’est pas nécessaire qu’il dénonce explicitement la guerre, la misère, l’exploitation humaine, l’injustice ou l’hypocrisie. Il suffit qu’il mette à nu les structures mentales et les valeurs dont découlent ces situations inacceptables.
Et pour y parvenir, toutes les technologies sont légitimes, que ce soient la danse ou la sculpture, l’architecture ou la musique, la peinture ou l’informatique. Les arts numériques ont le mérite d’explorer la technoscience et l’âge du numérique. C’est une vertu majeure. Mis ils tombent souvent dans le travers des communications de masse, de l’interactivité ludique et de la culture de distraction. Tel n’est pas le cas des arts scientifiques, qui contribuent significativement aux grands débats de société de notre époque et à des prises de conscience au niveau bioéthique.
Il faut cependant sans cesse rappeler que l’art ne peut pas devenir dépendant du progrès technologique. Il peut, il doit s’y intéresser, mais ce n’est pas la technologie qui fait l’art, qui détermine la valeur, ni la puissance d’expression de l’art.Ce n'est pas un thème central de l'art, comme plusieurs l'affirment aujourd'hui avec un zèle prosélytique. L’art est une création du cerveau et de la psyché de l’homme, pas d’un ordinateur, ni d’un algorithme, aussi puissants et actuels puissent-ils paraître. Au contraire : plus la technologie informatique est sophistiquée, plus l’art qui y recourt est éphémère et perd de son efficacité.
Le lien qui compte, c’est celui entre l’art et le degré de conscience de l’homme, ou, en d’autres termes, entre l’art et l’humanisme, entre l’art et le progrès humain.
Nous abordons ainsi les rapports entre l’art, le beau et le bien : un thème ancien, sur lequel nous reviendrons, car il demeure des plus actuels. Il faut le rappeler aux créateurs qui se consacrent aux arts numériques.
Hervé Fischer

2009-05-16

Darwin numérique




En cette année Darwin où nous célébrons le 200e anniversaire de sa naissance et le 150e de «De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle», nous nous devons de reconnaître que la théorie darwinienne de l’évolution naturelle constituait une formidable rupture par rapport à la croyance en Dieu qui dominait alors l’Occident.
Cet hommage admiratif étant rendu, force est de constater que sa théorie demeure fondamentale pour comprendre l’évolution du règne animal, mais ne permet pas d’expliquer le développement de l’espèce humaine. En comparaison des autres mammifères, nous avons connu une évolution si rapide qu’on ne peut plus parler d’adaptation et de sélection naturelle, mais qu’il faut considérer des mutations dramatiques et répétées. À plusieurs reprises déjà j’ai souligné qu’il est nécessaire d’envisager une Loi de la divergence, qui est le contraire de la Loi de l’adaptation (1). Le génie de Darwin lui-même en constitue un exemple indéniable, en un temps où Dieu et la création divine – le créationnisme – s’imposait à tous. La transformation rapide et majeure de l’espèce humaine, par rapport aux autres espèces vivantes, s’est faite par mutations biologiques qui ont moins répondu à des contraintes extérieures, écologiques, qu’à des projets spontanés du cerveau humain. Si nous nous référons à l’histoire récente, nous constatons que l’invention de la roue, ou la maîtrise du feu, de l’électricité ou du nucléaire ont résulté d’un développement des capacités cérébrales conceptuelles de notre espèce. Sans doute ce pouvoir n’est-il pas unique. Plusieurs espèces animales conçoivent aussi des outils. Le castor construit des barrages, les fourmis et les abeilles créent des sociétés industrieuses ; et nous pourrions citer mille exemples qui contredisent la différence radicale de nature entre l’homme et l’animal affirmée à tort par tant de philosophes et d’anthropologues, célèbres, mais ethnocentristes. De fait, l’homme procède systématiquement par divergence. Son histoire le démontre. L’invention grecque du rationalisme, les monothéismes, les théories scientifiques, les révolutions sociales, l’histoire de la peinture, celle des technologies et l’invention du verre, du béton ou du plastique. On pourrait y consacrer des milliers de pages admiratives. Ce n’est jamais par adaptation que l’histoire humaine procède, mais par volonté de rupture, au risque que leurs auteurs soient d’abord marginalisés, honnis, martyrisés, tués, ou se condamnent eux-mêmes à la folie, tant l’écart qu’ils doivent assumer solitairement est démesuré. La plupart des grandes idées qui ont fait notre histoire ont été d’abord condamnées avant d’être admises, puis de s’imposer aux majorités qui s’y sont adaptées.
Bien que nous soyons des animaux, incluant des animaux philosophes ou des mathématiciens animaux, nous sommes capables de diverger des lois connues de la nature, comme si nous en étions une tête chercheuse, une intelligence avancée, un organe créatif capable d’en accélérer la transformation en inventant des scénarios alternatifs. Notre espèce est fascinée par l’artifice, au point où elle semble se séparer audacieusement de la nature. La loi de la divergence est le fondement même de la création – que ce soit celle que la Bible attribue à un dieu, ou le pouvoir de création que nous devons nous reconnaître à nous-mêmes (2).
L’espèce humaine évolue au rythme des divergences créatrices de ses imaginations, de ses idées, de ses projets, de ses nouvelles logiques, de ses innovations technologiques, de ses projections dans des utopies. Sans cela, nous n’aurions pas inventé les avions. Et chaque fois qu’il y a un saut, l’être humain, voire le groupe, voire l’espèce humaine elle-même mettent en jeu leur survie. Ainsi, l’énergie nucléaire, ou la seule transformation industrielle de notre environnement mettent en péril la survie de notre planète. Faut-il demeurer darwinien et croire, comme on l’a dit parfois, que la nature vise ainsi à éliminer l’espèce humaine pour assurer sa propre survie ? On ne saurait en tout cas affirmer alors que la loi darwinienne s’applique à l’espèce humaine. Et c’est bien ce que je veux souligner. Car en devenant créatrice, notre espèce prend le risque radical de sa propre extinction.
Dès le moment où l’homme descend des arbres et adopte une posture verticale pour se déplacer, à la différence des autres primates, puis spécialise son évolution en développant des capacités cérébrales qu’on n’observe pas chez les autres animaux, il est clair que cette divergence se traduit par des mutations mentales, psychologiques, sociales qui s’inscrivent biologiquement dans le corps (colonne vertébrale, cerveau, habileté manuelle, etc.). Irions-nous jusqu’à parler alors de transformations génétiques ? Oui : l’évolution de notre corps actuel le confirme. Mais à la différence de Darwin, nous ne l’attribuons pas à une sélection naturelle opportuniste, qui élimine les désadaptés et assure la survie de ceux qui ont des écarts génétiques accidentels devenus utiles. Il s’agit de mutations génétiques résultant de projets humains, d’imaginations alternatives, de conceptualisations de l’avenir, bref d’une conscience et d’une volonté proactive d’évolution. La loi de la divergence diverge donc radicalement de la loi darwinienne. Irions-nous donc jusqu’à penser que les idées peuvent provoquer des mutations génétiques ? On hésite certes à faire le saut avec une telle affirmation, qui fait peur, car elle véhicule aussi la possibilité de ses effets pervers : toutes les idées ne sont pas bonnes. Allons-nous admettre que le déisme, les superstitions, le racisme, le fascisme, l’injustice, l’exploitation, le sadisme, le crime peuvent créer des mutations génétiques ? Et inversement faudrait-il admettre que l’inclination au crime serait due à un gène ? L’idée va manifestement plus loin que nous ne sommes prêts à l’accepter. Cependant il est simpliste de parler seulement de génétique, les gènes ne constituant certainement qu’un niveau élémentaire («squelettique») de description des déterminants de notre évolution et de nos comportements. Ainsi, lorsque nous admettons la légitimité des orientations sexuelles, il n’est pas nécessaire d’invoquer une différence génétique, là où des diversités hormonales où socio-culturelles suffisent sans doute à expliquer des différences de comportements. Par prudence par rapport au vocabulaire scientifique contemporain, et pour éviter de fausses polémiques, nous nous limiterons à affirmer que les idées et l’imaginaire humains (ce sont deux déclinaisons de la même activité cérébrale, soit plus conceptuelle, soit plus imagée) créent des mutations biologiques de l’espèce, qui déterminent, voire accélèrent son évolution.
J’en donnerai aussitôt un exemple très significatif. Quoiqu’en ait dit Jean-Jacques Rousseau en un temps d’utopie libératrice, il est évident que l’éthique n’existe pas dans l’état de nature. C’est la loi de la jungle ou loi du plus fort qui y règne. Qu’importe la violence ou la modération dont la nature fait preuve, les valeurs du bien et du mal ne s’y rencontrent pas. L’éthique est une invention humaine, spécifique à notre espèce, et sans doute récente dans notre évolution. Or l’éthique, telle que nous la concevons, et telle que nous l’appliquons – encore trop peu et trop rarement – constitue une divergence radicale par rapport à la loi darwinienne de l’évolution naturelle. Elle implique que nous ayons de la compassion pour les faibles, les malades, les infirmes et tentions de les protéger, voire de les sauver, au risque même qu’ils se reproduisent et transmettent leurs gènes qui constitueront éventuellement un maillon faible dans notre chaîne évolutive. La loi de l’adaptation naturelle voudrait au contraire que nous les éliminions, comme s’y est employé le nazisme dans sa politique eugéniste. D’ailleurs, les fascismes ne se contentent pas de mettre en prison, mais s’assurent d’éliminer les individus porteurs d’idées différentes, comme s’ils avaient des gènes dangereux pour l’avenir. L’invention de l’éthique et nos efforts communs pour en généraliser le respect sont inexplicables par la loi darwinienne de l’évolution des espèces ; elle en sont même la négation évidente. Pourtant, nous affirmons – au risque de passer pour des naïfs marginaux – son importance pour le progrès de notre espèce, voire pour sa survie.
Et voici un deuxième exemple. Il est de plus en plus évident que la technoscience est aujourd’hui en compétition directe, voire en opposition déclarée, avec la nature en tant que nouveau moteur de l’évolution de notre espèce. Même sans succomber aux discours des gourous utopistes, nous allons devoir admettre de plus en plus que l’invention des technologies numériques déclanche une révolution anthropologique aussi marquante que la maîtrise du feu en son temps (3). L’âge du numérique dans lequel nous entrons, et dont nous ne comprenons encore que les prémisses, annonce aussi ce qu’on peut appeler l’anthropocène : l’âge de l’homme. Plusieurs spécialistes veulent dire ainsi que notre planète porte désormais la signature de notre espèce, dont l’activité transforme désormais les paramètres plus que ne le font la géologie, la météorologie et tous les autres déterminants naturels. Les technologies numériques nous permettent de développer de nouveaux paradigmes : la nature, la vie, l’intelligence et la mémoire artificielles. Nous passons de la domination de la biosphère à des utopies numériques. Je ne suis certes pas de ceux qui proposent de généraliser la loi de Moore (la puissance, la mémoire et la vitesse de nos ordinateurs doublent tous les dix-huit mois) à l’évolution humaine. Mais nous pourrions affirmer que ce n’est plus Dieu, ni la Nature qui expliquent notre évolution. Le numérique remplace la Nature aussi bien que Dieu. Devons-nous mettre une majuscule au numérique et en faire une nouvelle religion, comme plusieurs prêcheurs actuels ? Dieu nous garde de toute religion et de leurs faux prophètes, même s’ils sont reconnus et célébrés à l’envi. Les êtres humains faibles d’esprit ont toujours tendance à renoncer à leur liberté de pensée et à leur dignité, pour s’en remettre à une intelligence supérieure, qu’elle soit naturelle, divine, ou aujourd’hui artificielle.
Mais il serait tout aussi ingénu de nier que le numérique provoque aujourd’hui une transformation accélérée de nos structures mentales, psychiques, cognitives et sociales. Nous passons manifestement de la rigidité à la flexibilité de la pensée, du raisonnement linéaire à la configuration en arabesque, de la causalité à la sérendipité. Notre syntaxe est devenue associative, comme les idéogrammes chinois. Dans nos bibliothèques virtuelles, nous avons remplacé nos tiroirs à fiches alphabétiques par des moteurs de recherche traquant à haute vitesse les hyperliens. Les classifications aristotéliciennes par catégories et ensembles ont cédé la place aux liens et aux hyperliens. Nos modes de communication individuelle et sociale sont en pleine mutation eux aussi. Nous passons d’un monde basé sur le temps lent et répétitif, sur la mémoire et l’expérience, à un monde caractérisé par la fragmentation, la vitesse et l’agitation. Ce sont certes de nouveaux concepts psychologiques, sociaux et physiques difficiles à cerner et manipuler du point de vue épistémologiques, mais nous devons relever ce défi. Nous entrons dans le postrationalisme (4). Nous pouvons parler d’un mouvement social brownien des particules, tout autant que de société de masses et de globalisation. C’est ce que j’ai appelé la conscience impressionniste de notre image du monde et de notre conscience sociale. Dans ce désordre, voire dans ce chaos, c’est par association d’individus (petits groupes) et par association d’idées, que nous pensons et que nous vivons, donc par liens et hyperliens. À cet égard, le web n’est pas seulement un exemple évident de notre nouveau mode de pensée et de communication : c’est la métaphore même de notre monde contemporain, si paradoxal : écranique, irréel et trop réel, fragmenté et global, chaotique et contraignant, ludique, euphorique et incontrôlable, où nous tentons de construire du sens et des valeurs et de nous orienter au hasard de mos navigations. S’orienter n’est aussi qu’une métaphore : c’est regarder vers l’orient, du côté où la lumière se lève. Et nous sommes devenus dépendants de la lumière bleutée de nos écrans.
Nous vivons de plus en plus sur une planète hyper. Il nous faut passer de la solitude à la solidarité des liens. Nous redécouvrons ainsi le sens de la morale confucéenne, celle des liens sociaux, qui fait écho aux liens des idéogrammes. Nous prenons ainsi conscience de la nécessité d’une éthique planétaire. Une éthique qui est la base de l’hyperhumanisme auquel nous aspirons et qui devient plus important que la technoscience elle-même comme moteur d’évolution de notre espèce – et sans doute même pour sauver notre planète et notre espèce de l’auto-destruction. Je n’ai pas de doute que la technoscience va poursuivre glorieusement sa lancée, selon sa propre logique de compétition intellectuelle, commerciale et politique. J3e n’ai donc pas d’inquiétude pour elle et il n’y a pas lieu de la défendre, du moins dans la pensée occidentale. Il n’en est pas de même de la morale planétaire, qui a tant de mal à s’imposer dans les esprits. En évoquant une planète hyper, je dis hyper tout à la fois pour souligner l’augmentation de la conscience humaniste dont nous avons besoin et pour reconnaître l’importance des hyperliens comme structures mentales, psychiques, cognitives et sociales.
En ce sens, le web n’est pas qu’un instrument, ni seulement une métaphore pour penser le monde. Il devient aussi un laboratoire populaire, partagé, d’informations, d’échanges, de solidarités, de conscience et d’innovation. Voilà une technologie qu’on pourrait qualifier de triviale, et qui constitue pourtant une divergence majeure en soi ; plus encore : elle devient un outil de progrès humain et finalement d’hyperhumanisme.
Le génie de Darwin était grand. Aujourd’hui, il penserait l’évolution en numérique.
Hervé Fischer (5)
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(1). Voir La société sur le divan, vlb, Montréal, 2007.
(2 ) Voir Nous serons des dieux, vlb, Montréal, 2006.
(3) Voir Le choc du numérique, vlb, Montréal, 2001.
(4) Voir La planète hyper. De la pensée linéaire à la pensée en arabesque, vol, 2003.
((5) Cette conférence a été donnée lors du Webcom, le 13 mai 2009.

2009-05-12

Vive la culture libre!


Claude Gosselin a choisi de consacrer la Biennale de Montréal cette année au thème de la « culture libre ». On rêve de plus en plus de culture libre, comme on fait l’éloge du logiciel libre, dont le code source est accessible à tous, ce qui permet à chacun de contribuer à son développement et de s’en servir gratuitement, au lieu de dépendre d’une compagnie propriétaire qui le vend. Sans doute faut-il donc entendre par là une culture qui échappe aux technostructures commerciales d’édition et qui est partagée par tous gratuitement, du moins en principe. Comment ne pas s’interroger tout d’abord sur le concept même. Certes, toute culture contemporaine prétend contribuer à la liberté de chacun, même si les nombreux déterminants économiques et sociaux qui formatent la culture ne peuvent manquer d’en relativiser la liberté à laquelle elle prétend contribuer. Les rapports de force politiques, économiques et idéologiques qui entrelacent la production et la diffusion culturelles ne vont pas s’évanouir soudain dans une culture dite libre, qui serait asociologique, en apesanteur dans le virtuel.
Si nous passons outre cette objection préalable, nous pouvons admettre que les échanges entre acteurs culturels en ligne grâce aux outils participatifs du Web 2.0 invitent chacun à devenir non seulement consommateur, mais aussi producteur de contenus culturels interactifs en ligne.
Je suis de ceux qui affirmaient dans les années 1970 que « chacun de nous peut être un artiste ». Cette idée défendue par l’art sociologique et promue aussi par Joseph Beuys tend évidemment à se réclamer d’une utopie culturelle exaltante. Et il est difficile de parler contre la vertu. De nombreuses expériences de culture et de création participative – y compris les infatigables démarches d’art sociologique où je me suis engagé moi-même depuis les années 1970 - attestent de la richesse de cette posture. Serions-nous alors aujourd’hui, avec ce qu’on appellerait la culture 2.0, enfin en mesure, grâce aux technologies numériques, de réaliser cette utopie à une grande échelle? À l’échelle de la planète?
Méfions-nous des mirages numériques! Nous ne sommes certes pas prêts de renoncer au rêve libertaire des fondateurs de la New Electronic Frontier, dont cette idée de culture libre en ligne est la directe héritière. Bien sûr, la liberté est un concept dont il est fort difficile de démontrer la réalité, mais nous n’évoquerons ici que de liberté relative, plus grande éventuellement grâce au numérique. Si nous parlons de diffusion, nous devons admettre que l’internet est un outil d’accès à la culture d’une puissance quasi magique. Si nous parlons de création, je doute fort qu’on puisse démontrer que le numérique permettrait d’en augmenter la qualité. Faut-il réduire ce concept de culture libre à l’interactivité et à la démocratisation? Je ne crois pas que l’interactivité soit un concept intéressant en art, même s’il l’est indubitablement au point de vue intellectuel.
Quant à la démocratisation, elle ne fait pas de doute. Mais dans ce ruissellement culturel du robinet 2.0, dans cette culture liquide, comme certains l’appellent, que dire de l’intérêt de la culture qui se répand et s’échange? Elle est certes souvent insipide, désolante de vide, voire nauséabonde. Est-elle pour autant indéfendable? On espère plutôt qu’elle constitue un terrain humide qui favorisera la croissance de belles plantes. La démocratisation de la culture est un mal nécessaire, donc un bien. On espère qu’après s’être répandue sans qualité, elle prendra du mieux progressivement pour tous. Les filtres éditoriaux de qualité manquent? Certes, mais les mass médias ne font souvent pas mieux.
Alors vive la culture libre! Ce n’est pas démagogique de l’affirmer. Non seulement la culture libre ne fait aucunement obstacle à la culture institutionnelle, filtrée, élitiste, et même de très haut niveau qui continuera demain comme hier à dominer. Mais d’elle naîtront certainement de nouveaux créateurs et de nouveaux publics qui s’éduqueront progressivement grâce à l’information et aux stimulants qu’elle véhicule et contribueront à leur tour à la culture libre et de qualité à laquelle nous aspirons.
Hervé Fischer