Ler XIX siècle français a lancé l’idée d’avant-garde sociale et artistique, suite à l’invention de l’Histoire comme destinée préprogrammée du Progrès humain. Au début du XXe siècle, des artistes ont substitué à ce concept d’Histoire téléologique, écrite d’avance, la célébration de la liberté humaine, celle qui est capable de construire le futur. Ce furent coup sûr coup les arrogances et les vertiges du futurisme italien, du constructivisme russe et du Bauhaus allemand. Ces trois mouvements artistiques, s’inscrivaient cependant encore dans l’exaltation de l’avant-gardisme, comme conscience possible du futur. Les postures extrêmes des artistes dans les années 1980 et leurs crispations parfois morbides ont mis fin à la célébration de l’idéologie d’avant-garde, annonçant les émois du postmodernisme et la crise de la posthistoire (1).
Aujourd’hui, le contexte a changé et l’idéologie aussi. Nous ne parlons plus guère d’avant-gardisme, mais plutôt d’innovation et de créativité.
L’avant-gardisme a pris paradoxalement une coloration ringarde, comme le modernisme et même la crise postmoderne. Ils ont vieilli très rapidement, parce que les enjeux sociaux ont été bouleversés par le passage à l’âge du numérique.
Aujourd'hui, nous avons conçu un bouquet de concepts proches qui sont l'innovation, la créativité, la recherche artistique; nous parlons d'artistes chercheurs, et nous tentons de rapprocher et mêler ces concepts le plus possible. En fait l'innovation renvoir plutôt à la technologie; la créativité aux sciences cognitives, la recherche artistique aux sciences pures. Nous tentons, légitimement de réunir ces vertus, mais dans une posture idéologique qui s'éloigne manifestement de l'idée d'avant-garde.
L’avant-gardisme était individualiste, subjectif, alors que la créativité se déclare collective et objective. L’avant-gardisme produisait des oeuvres uniques, alors que la créativité cible la production industrielle et sociale. L’avant-gardisme était linéaire, alors que la créativité se réclame de l’arabesque, de la sérendipité et des logiques floues. L’avant-gardisme était spécialisé et autoritaire, alors que la créativité exige la transversalité, la multidisciplinarité, l’ouverture. L’avant-gardisme était simplificateur, affichait des manifestes prescripteurs et souvent binaires, alors que la créativité s’identifie à la recherche, à la complexité, à l’inachevable et à une certaine modestie. L'avant-gardisme s'exprimait à coup de divergences, alors que la créativité cultive la convergence , celle de l'art, des sciences et des technologies. Certtes, l’avant-gardisme tendait à s’approprier des domaines réputés non artistiques et à les intégrer dans l’art, qu’il s’agisse de l’âme, des matières pauvres, de gestes et d’attitudes, de la vie, de la société, de la politique, mais soulignait le saut qu'il opérait. Après avoir inventé le ready-made, Marcel Duchamp avait même choisi de faire de sa vie elle-même une oeuvre d’art. L'avant-gardisme pratiquait la rupture, alors que la créativité amalgame et vise l'approfondissement. L’avant-gardisme était le plus souvent socialement contestataire, critique, politiquement engagé, alors que la recherche créativité se rapproche de l’industrie manufacturière et culturelle et des usages sociaux, perdant ainsi le plus souvent son statut de conscience sociale critique.
Passer d’une idéologie à une autre, dans le domaine de l’art, ne signifie pas un progrès objectif, mais un changement significatif d’idéologie, reflet d’un changement de société et d’image du monde. L’avant-gardisme était provocateur, gratuit et simplificateur, libertaire et excitant. La créativité relève d’une idéologie plus ouverte, mais molle et souvent insaisissable, plus engagée et empêtrée dans les compromis et les gestions institutionnelles et sociales. Plus utile, avec plus de convivialité obligée, mais moins de conscience philosophique et critique. Je ne prendrai donc pas ici parti pour la créativité contre l’avant-gardisme. Il s’agit seulement de clarifier la topologie idéologique dans laquelle nous évoluons et nous engageons éventuellement. Mais comment pourrait-on être d’avant-garde dans les arts numériques? Technologiquement innovateur, certes, comme dans les jeux vidéos et les installations interactives, le divertissement. Et plutôt d’avant-garde dans le bioart, l’art éconumérique. Car la créativité, la recherche innovatrice ne font pas l’art. L’art s’y perd souvent.
Certes, art, science et technologie se sont rapprochées. Ces proximités sont passionnantes et fécondes. Mais il demeure que l’art est dans la tête de l’artiste, pas dans l’ordinateur. Dans l’attitude, pas dans la science. Dans la divergence, pas dans l’algorithme.
Hervé Fischer
(1) Voir aussi Hervé Fischer : L’Histoire de l’art est terminée, Balland, Paris, 1981. En ligne maintenant à : http://classiques.uqac.ca/contemporains/fischer_herve/histoire_art_terminee/histoire_art_intro.html